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Littérature - Page 495

  • Maison de vacances

    Si vous avez aimé Les Invités de l’île, premier volet d’une trilogie de Vonne van der Meer (Pays-Bas), vous reprendrez avec plaisir le bateau pour l’île de Vlieland. Dans Le bateau du soir (2001), Duinroos, la maison de vacances, attend à nouveau ses locataires. L’escalier a été repeint en blanc, le Livre d’or est toujours là, même si quelques pages en ont été arrachées. La femme de ménage, qui a nettoyé de fond en comble, les découvre dans une paire de gants abandonnée et comprend vite qu’elles ont été pliées là, avec leurs phrases inquiètes, par la dame en rouge qui avait terminé la dernière saison. Elle les emporte.

    Le premier locataire du printemps n’a jamais séjourné à Duinroos. Quand sa femme était tombée très malade et lui avait annoncé qu’elle irait passer là deux semaines, toute seule, avant son hospitalisation, il avait été choqué – depuis presque cinquante ans, ils avaient toujours pris leurs vacances à deux – mais ensuite il avait réservé la maison en secret, pour lui en faire la surprise, après la tourmente.

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    Ensuite arrive Martine, avec sa mère ravie de l’invitation. « Une épaisse brume enveloppait Vlieland : depuis leur arrivée, il ne faisait que bruiner. » Cela fait longtemps qu'elles n’ont plus vécu ensemble. Martine a réservé une surprise à sa mère : elle a invité son dernier petit ami en date, pour le lui présenter. C’est un juif, d’une famille cosmopolite qui ne l’a pas éduqué religieusement ; depuis quelques années il apprend l’hébreu pour comprendre ses racines. Martine redoute les réactions de sa mère, celle-ci aussi a gardé secrète pour sa fille une part de son passé.

    Plus tard, une autre femme débarque avec ses deux garçons : l’un devait être accompagné de son amie, qui s’est désistée, l’autre en revanche amène un copain un peu plus âgé, très vite à l’aise, trop à l’aise au goût du cadet, qui pressent des vacances gâchées. Entre les locations, la femme de ménage passe et fait le point. Les pages manquantes du Livre d’or portent des confidences trop fortes pour les faire simplement disparaître, elle songe à les confier à un relieur, se renseigne, mais ce serait bien trop cher.

    Deux sœurs, ensuite, se retrouvent à Duinroos. Elles ne se ressemblent guère, la mère de famille aguerrie toujours sûre d’elle, heureuse d’un peu d’indépendance, et « l’intello », la solitaire, la poète. Des petits arrangements entre sœurs à la tension des conversations qui vont trop loin, où l’on se dit des choses qui font basculer ce que l’on pensait ou savait des autres et de soi, le chemin ne sera pas long.

    « Depuis que tu as posé le pied sur l’île, tu n’es plus le même », dit Pia à son mari, qui part à vélo elle ne sait où à la moindre occasion. Pour eux, comme pour tous ceux qui passent à Duinroos, le temps des vacances est aussi celui des mises au point. Changement de rythme, changement de décor, des blessures se rouvrent, d’autres apparaissent. Les moments heureux sont fragiles, chez Vonne van der Meer. La pluie, le soleil, le vent apaisent les uns, agacent les autres. Sortir de la routine est parfois dangereux.

    L’auteur prend plaisir à collectionner ces situations comme des coquillages. De simples objets portent une histoire : un bouton égaré, une feuille morte, un ciré jaune. La succession des locataires forme une trame un peu légère, il est vrai. Chaque soir, quand le bateau repart, la vie a changé. Mais chaque journée, où que l’on soit, n’est-elle pas une île ?

  • Loin de Pékin

    Comment Fugui, le fils unique des Xu, un joueur et un noceur impénitent, est-il devenu ce vieil homme à la peau tannée qui encourage son buffle poussif près de la rizière ? Le roman Vivre ! de Yu Hua (1994) répond  à cette question. Zhang Yimou en a tiré un film primé à Cannes cette même année – lui qui vient de mettre en scène la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques de Pékin. Vivre ! est le récit d’un récit. Dix ans plus tôt, l’auteur parcourait les campagnes à la recherche de chansons populaires (pour les lecteurs de Balzac et la petite tailleuse chinoise de Dai Sijie, impossible de ne pas songer aux aventures picaresques des deux jeunes « rééduqués » lancés dans ce genre d’entreprise) et il y a rencontré ce vieux paysan qui lui a raconté son histoire.

    Effarantes vicissitudes du peuple chinois dans la seconde moitié du vingtième siècle. Fugui en traverse toutes les péripéties. Quand il était jeune, il ne se déplaçait qu’à dos d’homme, mais il s’endette dans les maisons de jeux – « tous des chats gourmands » dit sa mère en parlant des hommes - au point d’obliger son père à vendre ses terres. Le mariage ne l’assagit pas, malgré la patiente Jiazhen. Ce n’est que quand son beau-père vient rechercher son épouse enceinte, en lui laissant Fengxia, leur fille aînée, que Fugui commence à ressentir son indignité. Heureusement, sa femme reviendra, avec leur petit garçon de six mois, Youquin.

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    Comme le Candide de Voltaire, Fugui est enrôlé de force dans l’armée du Guomindang et y découvre les horreurs de la guerre. Fait prisonnier par l’armée de Libération, il ne peut rentrer chez lui que deux ans plus tard, dans une famille très éprouvée en son absence. Puis vient la réforme agraire : le nouveau propriétaire du domaine des Xu est fusillé, mort à la place de Fugui, en quelque sorte. Celui-ci décide alors de « vivre correctement » et d’abord de rester en vie en faisant profil bas lors des réformes successives.

    Le sort de sa famille est sa priorité. Il place sa fille comme servante pour pouvoir payer des études au garçon. Leur vie est difficile. Youquin prend en affection deux moutons qu’il nourrit soigneusement le matin avant de courir à l’école, mais ceux-ci seront réquisitionnés lors de la famine. On n’imagine pas les malheurs qui vont frapper tour à tour les membres de cette famille pauvre.

    Yu Hua n’hésite pas à montrer la stupidité des réformes irréalistes, dont tous les Chinois ont fini par payer le prix fort, au gré des changements de politique. Quand Fugui, au soir de sa vie, étonné d’avoir survécu, décide d’acquérir un buffle qui l’aide aux champs, il prend en pitié une vieille bête qu’on mène à l’abattoir et l’achète. « Les buffles comprennent les hommes. Sur le chemin du retour, mon buffle ne cessa de me frôler pour me manifester sa reconnaissance et sa sympathie. Il savait que je lui avais sauvé la vie. – Ne te fais pas trop d’illusions, lui dis-je. Je t’emmène pour te faire travailler, il ne faut pas t’imaginer que tu vas être traité comme un roi. »

  • Guerre lente

    Qu’ajouter aux multiples commentaires qu’ont valus aux Ames grises les prix littéraires de 2003, puis le film qui en a été tiré ? Tout ce bruit m’avait rendue méfiante. Mais le roman de Philippe Claudel y résiste. Il distille l’inquiétude de la première à la dernière page, dans une langue simple et forte.

    Toile de fond, la première guerre mondiale. Figure marquante, un procureur d’une terrible indifférence envers les accusés, Pierre-Ange Destinat. (A tous les personnages, de premier ou de second plan, Claudel a donné des noms très parlants.) Au restaurant où Destinat a sa table, comme le juge Mierck, les filles du restaurateur servent gracieusement. Mais Belle, la petite dernière, dite Belle de jour, dix ans, est retrouvée morte un matin, étranglée, près du petit canal, non loin du « Château » où vit le procureur. C’est l’hiver de décembre 1917, et dans le froid coupant, le juge Mierck, pas malheureux d’avoir un crime à se mettre sous la dent, commande des œufs mollets en attendant le médecin.

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    L’Affaire est au cœur du roman – qui est l’assassin de la petite ? a-t-on désigné le
    vrai coupable ? Les soubresauts de l’enquête permettent au narrateur, un policier qui revient des années plus tard sur ces événements, de portraiturer toute une galerie de riches et de pauvres, de forts et de faibles, de perdants – d’abord tous ces soldats partis se faire tuer ou blesser – et de « chanceux », les gars qui travaillent à l’Usine locale, réquisitionnés et donc restés chez eux, « c’est-à-dire nulle part, c’est-à-dire dans un pays où pendant des années la rumeur ne nous est parvenue que comme une musique lointaine, avant un beau matin de nous tomber sur la tête, et de nous la casser de manière effroyable, quatre années durant. » 

    L’arrivée d’une jeune institutrice ramène de la lumière. Lysia Verhareine a vingt-deux ans, elle attire tous les regards et éblouit les écoliers par ses manières douces, son élégance. Mais elle aussi a rendez-vous avec un destin tragique, longtemps inexpliqué. « Rien n’est tout noir, ni tout blanc, c’est le gris qui gagne. Les hommes et leurs âmes, c’est pareil… T’es une âme grise, joliment grise, comme nous tous » dira une voisine au policier revenu des années plus tard pour enterrer son père. Au premier rang des salauds, le juge s’est trouvé un complice, le colonel Matziev désigné pour l’enquête. A ceux qui souffrent, ils donnent sans vergogne le spectacle de leurs appétits insatiables, de leur mépris pour ceux qui ne sont pas de leur milieu.

    L’horreur ne manque pas dans ce récit qui va et vient dans le temps, au gré des souvenirs et du désespoir qui saisit le narrateur irrésistiblement poussé à tout raconter, puisque s’y mêle son drame personnel. Sa rencontre avec un curé amoureux des fleurs, qui voit dans leur beauté la preuve de l’existence de Dieu, offre une courte respiration.

    Quand un jour, longtemps après la mort de Destinat, le policier solitaire pénètre dans la bibliothèque du Château, il découvre le fauteuil qui garde l’empreinte du procureur, les Pensées de Pascal souvent lues, la fenêtre avec vue sur le canal et sur la Guerlante qui coule non loin de là, et sur la maison du parc où logeait l’institutrice. Dans le secrétaire, « un petit carnet, rectangulaire et fin, recouvert d’un joli maroquin rouge. La dernière fois que je l’avais vu, il était dans les mains de Lysia Verhareine. » Ce que l’institutrice y a consigné va lever bien des mystères, révéler ce qu’elle pensait d’eux tous, elle, la souriante. « On sait toujours ce que les autres sont pour nous, mais on ne sait jamais ce que nous sommes pour les autres. » Cette note rouge, dans la grisaille de la guerre et des vies perdues, annonce le temps des aveux.

  • L'attentat

    Quartiers d'été / Incipits

     

    Loin, bien loin, au fin fond de la Deuxième Guerre mondiale, un certain Anton Steenwijk habitait avec son frère et ses parents en lisière de Haarlem. Le long d’un quai qui bordait un canal sur une centaine de mètres puis décrivait une faible courbe pour redevenir une rue ordinaire, quatre maisons se dressaient, assez rapprochées. Les jardins qui les entouraient, leurs balcons, leurs bow-windows et leurs toits pentus leur donnaient l’allure de villas, malgré leurs dimensions plutôt modestes ; à l’étage, toutes les pièces étaient mansardées. Elles étaient lépreuses et un peu délabrées car, même dans les années trente, on ne les avait plus guère entretenues. Chacune d’elles portait un de ces noms fleurant bon l’innocence bourgeoise propre à des jours moins troublés : Beau Site   Sans Souci   Qui l’eût cru   Mon Repos.

    Anton habitait la deuxième maison à partir de la gauche : celle qui avait un toit de chaume. Elle portait déjà son nom quand ses parents l’avaient louée, peu avant la guerre ; son père l’aurait plutôt baptisée Eleutheria – ou d’un autre terme du même goût, mais écrit en lettres grecques. Même avant la catastrophe, lorsqu’il entendit parler de Sans Souci, Anton n’interprétait jamais ces mots comme exprimant l’absence de soucis, mais plutôt leur abondance : « cent soucis » - de même qu’une personne qui prétend vous recevoir « sans façon » fait généralement « cent façons », ce qui est exactement le contraire.

     

    Harry MULISCH, L’attentat, Calmann-Lévy / Babel, 2001.
    Traduit du néerlandais par Philippe Noble.

     

  • Le café Zimmerman

    Quartiers d'été / Incipits

     

    Je devais non pas le rencontrer, mais simplement faire sa connaissance, de manière superficielle, fugitive. Puis l’oublier, peu à peu, probablement même dès le lendemain de son dernier concert. Et tout cela dans des circonstances programmées de longue date, et ordinaires. Au lieu de quoi il me faut bien parler d’une véritable rencontre, dont le souvenir, même si elle n’avait pas été décisive, ne se serait pas laissé chasser si facilement. Or elle a été décisive, et elle s’est produite de la façon la plus inattendue qui soit.

    On me l’a brusquement annoncé : Vilhem Zachariasen demande à te voir.

    Quoi ? Me voir ? Là ? Maintenant ? Il est ici ? Mais qu’est-ce qu’il fout là ? Le diable l’emporte – tout cela en moi-même.

    J’ai demandé posément trois minutes, prétextant un courrier à finir. Sois gentille de le faire patienter trois minutes. Dans les institutions culturelles, ou artistiques, ou dites « de communication », j’avais appris qu’il est de bon ton de se tutoyer, de faire mine de ne connaître chacun que par son prénom, et très vite constaté que tous les coups fourrés, même les plus assassins, se font sous couvert de cette familiarité très camarade. Donc Sois gentille, et Trois minutes, mais je ne saurais dire combien de temps a passé en réalité ni pourquoi j’avais pris l’habitude de désigner une durée indéterminée par l’exact temps de cuisson d’un œuf à la coque. C’était ainsi. C’est toujours ainsi, quoique aujourd’hui je demande ces trois minutes de délai le plus souvent en anglais ou en danois.

    Toutes affaires cessantes et maudissant son irruption, je me suis fébrilement plongé dans la lecture du programme, notice certes succincte, mais ponctuée d’assez de noms propres et de dates, d’indications esthétiques pour me permettre d’opiner du chef, ou de dire Ah oui, le violoniste de Köthen, ou Style italien, d’un air entendu, s’il devait immédiatement se lancer et, par conséquent, me précipiter moi-même dans je ne sais quelle conversation de « musicologue érudit », ainsi qu’il était écrit de lui dans le dossier de presse.

     

    Catherine Lépront, Le café Zimmerman, Le Seuil / Points, 2003.