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Littérature - Page 497

  • La montagne et le ciel

    « L’autobus repart difficilement dans la montée, sort de la ville par les anciens quartiers : larges rues de terre battue, maisons faites de très gros rondins qui, parce que le soleil brille déjà depuis cinq heures, diffusent une délicieuse odeur de bois. Derrière les doubles vitrages, devant les rideaux blancs ouvragés, géraniums, misères mauves, cactus fleuris et dahlias jaunes en vases, posent de délicates couleurs dans ces cadres de fenêtres ouvragées et surmontées de véritables dentelles de bois. » C’est un dimanche, à Irkoutsk. Marc de Gouvenain vient de quitter Moscou, où rien ne lui a plu, à cet ancien « beatnik des champs » que les villes ennuient.

    Parmi ses dessins qui illustrent Un printemps en Sibérie, récit de son voyage en 1990, des fenêtres, des isbas, des paysages. Pour aller à la rencontre des Sibériens, du peuple bouriate surtout, en plus du russe, Gouvenain a pris soin d’apprendre quelques mots de leur langue, la seule langue mongole de Sibérie. Vu le peu de cartes disponibles, il s’attache à repérer les noms de lieux, baptise lui-même les endroits qui pourraient servir de balises pour des randonneurs aventureux.

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    Fièvre des débuts. « L’inconnu m’attend, sans risques sinon la déception peu probable. Tout alors est source de plaisir : je vais survoler la taïga, je vais m’approcher de la Mongolie, je vais, je le veux, parcourir la région à cheval, je reviendrai chargé de l’or de mes histoires. » Tout change quand, bringuebalé dans un camion sur une piste de terre noire quasiment liquide, il faut à tout moment en sortir pour le désembourber à l’aide de troncs d’arbres. Au bout de la route, une petite cabane en bois, beaucoup de fatigue et le vague-à-l’âme en pensant à ceux qu’il a laissés derrière lui en France, au temps qui passe et qui éloigne.

    « Réveil avec le chant du coucou, oiseau sibérien par excellence » : le voyage continue à pied, l’œil aux aguets pour les relevés topographiques. Forêts de mélèzes, de bouleaux, bruit de torrent jamais aperçu, un environnement où se perdre est un jeu d’enfant. Jusqu’à ce qu’il aperçoive des vaches, des plantes d’oignon doux, et des hommes à cheval à qui il peut indiquer la direction des bêtes égarées, ce qui est le plus sûr moyen de nouer de bonnes relations.

    Il y aura enfin Woïto-gol, un de ces « lieux parfaits du monde, de ces endroits où la nature a associé quelques ingrédients qui ont plu aux hommes qui, à leur tour, ont posé une juste touche et renforcé la force du site. » Puis la rencontre de Nikolaï, qui vient d’Orlik, et avec qui la communication est immédiate, renforcée de regards et de sourires, comme s’ils se connaissaient depuis longtemps. « Cette Sibérie, que je n’arrivais pas à cerner, à appréhender, dans laquelle je ne discernais ni odeur dominante, ni musique, qu’un moment j’avais simplifiée en un élément difficilement maniable : la forêt, et surtout sa couleur – le vert – avec l’apaisement qu’il implique mais aussi l’inutilité, la trop grande amplitude d’une couleur unique ; cette Sibérie est désormais faite de visages et de gestes, de regards et d’échanges. Woïto-gol est un lieu parfait du monde, 1675 m, douze degrés. »

    Un autre voyage commence alors, avec l’amitié. A cheval, avec Nikolaï, c’est la découverte d’une région où « Tout est immense, tout est beau. » Ce n’est pas une promenade : « Notre but, ce n’est pas un village, ce n’est pas une isba, c’est la montagne, c’est le ciel, un tracé sur la carte qui ne soit plus négligeable. » Gouvenain prend des notes, indéchiffrables pour les autres, mais nécessaires pour le livre à construire. La fin du récit est à l’avenant, « festival d’impressions » lors de chevauchées et de marches, et à la fin, dans le salon de Nikolaï à Orlik, dans la maison de Daria où la musique l’attend.

    Le récit de Marc de Gouvenain nous laisse un goût fort de terres sauvages et d’émotions humaines. Fleurs, rivières, animaux, pierres, repas, signes, croyances… On se surprend à énumérer comme le fait l’auteur en nous rappelant les huit signes du tao oriental : l’Air, la Terre, le Feu, l’Eau, la Forêt, le Vent, la Montagne et le Lac. Un printemps en Sibérie a changé notre regard sur la carte du monde, sur les confins de la Russie et de la Mongolie.

  • Glissements

    Siri Hustvedt, l’auteur du passionnant Tout ce que j’aimais (2003), recueille un beau succès avec son dernier roman, Elégie pour un Américain (2008). Parmi ses premières oeuvres, Les yeux bandés (1992), dédiés à Paul Auster (son mari), sont traduits de l’américain par Christine Le Bœuf, leur traductrice attitrée aux éditions Actes Sud..

    Iris Vegan, une étudiante en lettres qui prépare un doctorat à l’Université de Columbia, y raconte ses rencontres dans New York, sa vie sentimentale, ses difficultés financières. Cela pourrait être banal et ce ne l’est pas. Iris aime les expériences nouvelles, même risquées, et va jusqu’au bout de ses choix. On le découvre en quatre séquences numérotées.

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    D’abord avec Mr. Morning : sa petite annonce affichée à l’institut de philosophie demande un assistant, de préférence étudiant en littérature. Il engage Iris pour un travail très particulier, en rapport avec des objets qu’il a conservés, d’une jeune femme morte trois ans plus tôt. A chaque objet, sa boîte ; pour chaque description minutieuse, à enregistrer sur cassette, soixante dollars. La première fois, Iris rentre chez elle avec un gant plutôt sale déposé sur du papier de soie. De rendez-vous en rendez-vous, sa curiosité pour son employeur, pour la disparue, se mue en malaise. Elle l’interroge, mais ses questions l’irritent, sans autre réponse que « J’essaie de comprendre une vie et un geste. J’essaie de rassembler les fragments d’un être incompréhensible, et de me souvenir. » Alors Iris joue les détectives, ce qui n’est pas sans danger.

    Ensuite apparaît Stephen, attirant mais secret. Leur relation amoureuse est compliquée. Iris le rencontre avec un ami qu’il lui a caché, Georges, un photographe en vue. Invitée dans son loft luxueux, elle est impressionnée par ses clichés : « Toutes les photographies que je regardai évoquaient en moi un sentiment de tristesse. Elles n’avaient rien de sinistre, rien de macabre, et pourtant la juxtaposition des images suggérait un monde en déséquilibre. » Un jour où ils prennent le soleil, tous les trois, sur le toit de l’immeuble, une femme s’effondre dans la rue. Georges se précipite sur son appareil pour fixer sans état d’âme la crise d’épilepsie, le corps convulsé. Iris est choquée de son indiscrétion. Mais elle acceptera tout de même de se laisser photographier par lui, se demandant si cela déplaît à Stephen ou si, au contraire, ils ont manigancé cela ensemble. « Georges avait du goût pour l’ambiguïté, et j’avais l’impression qu’il avait créé en moi, en vue de son amusement personnel, une brume de doute. » Cette séance va bouleverser leur trio, irréversiblement.

    Iris se retrouve à l’hôpital, dans le service des grands migraineux. Malade depuis des mois, sujette à des hallucinations, elle a épuisé tous les remèdes. Entre une Mrs. M. qui cherche à dominer son monde, et la vieille Mrs. O., frêle mais étonnamment énergique dans ses crises, Iris qui n’est plus que souffrance frôle la folie.

    Dernière séquence, au séminaire convoité du Professeur Rose sur « Hegel, Marx et le roman du XIXe siècle ». Iris s’y lie d’amitié avec Ruth, qui la présente lors d’une soirée à un extravagant critique d’art du nom de Paris. A défaut d’autre déguisement, les deux amies se sont habillées en hommes, et Paris s’intéresse de près à ce qu’Iris ressent dans ses habits masculins, les cheveux dissimulés sous un chapeau. Elle le repousse. Quand Mr. Rose lui propose de traduire un roman allemand méconnu, sur la dérive d’un gentil garçon, Klaus, aux fantasmes de plus en plus cruels, Iris est troublée et par le récit et par l’attention que lui accorde le professeur. Nouvelle plongée dans l’inconnu : elle se met à errer en ville, la nuit, dans le costume du frère de Ruth jamais réclamé. Elle s’y sent autre, plus libre, plus audacieuse. Mais l’argent manque, elle mange de moins en moins, traîne dans les bars, se perd au hasard des rencontres. Se retrouvera-t-elle ?

    Dans Les yeux bandés, comme l’indique le titre, Siri Hustvedt décrit les glissements du corps et de l’esprit, les états limites, la quête de la vérité sur les autres et sur soi. « Ce qui m’intéresse depuis toujours, affirme Iris, c’est de maintenir mon équilibre, pas de le compromettre. J’ai, de nature, un tempérament difficile, sujet au vertige, prêt à basculer. » Dans une appréhension très physique du monde, un objet, un geste, une sensation suffisent à provoquer le trouble de la jeune femme et, parfois, à lui entrouvrir la porte d’un enfer.

  • A distance

    J’imaginais qu’en nous emmenant Du côté d’Ostende (2006), Jacqueline Harpman nous proposait une suite à l’histoire captivante de La Plage d’Ostende (1991), avec ses inoubliables nuances de gris dont le peintre Léopold Wiesbeck couvrait ses toiles sous le regard d’Emilienne Balthus - celle qui, à onze ans, avait décidé qu’un jour cet homme lui appartiendrait. Mais ce roman-ci l’évoque à distance.

    Distance due d’abord au changement de narrateur. Le fougueux personnage d’Emilienne, le « je » de La Plage d’Ostende, ne réapparaît ici que pour disparaître. Après la mort de son grand amour, elle a vendu l’Hôtel Hannon, leur endroit secret. Henri Chaumont, l’ami de toujours, nous raconte la fin d’Emilienne, dans une maison étroite de la rue Rodenbach, et surtout il nous livre sa propre version des événements. Harpman s’est glissée dans les blancs du premier récit pour donner vie aux personnages secondaires. « Chacun d’entre nous, pauvre fol, se donne sans même y penser le premier rôle dans sa vie. Il est troublant de se retrouver au second plan – que dis-je ? au troisième ! – dans celle des autres. Un personnage entre en scène, on ne sait pas d’où il vient, il dit sa réplique et repart, on ne sait pas où il va. »

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    A distance des faits, aussi. C’est à Henri qu’Emilienne a confié ses cahiers, c’est en les lisant qu’il découvre les dessous de la vie du peintre Wiesbeck, partagé « entre deux femmes et deux maisons ». Henri, le très cher Henri, avocat d’affaires et célibataire, est l’invité idéal pour équilibrer les tables dans les maisons de la bonne société. Il a de la conversation et du charme, que demander de plus ? Son coup de foudre pour Léopold Wiesbeck est resté un secret bien gardé ; en tenant compagnie aux femmes et aux amies du peintre, il donne parfaitement le change, lui qui s’est découvert à l’adolescence le goût des garçons, lors d’un séjour au Maroc.

    En lisant les cahiers d’Emilienne, Henri se sent jaloux de cette vie qu’elle raconte comme « la chose la plus importante du monde ». S’il ne lui est pas arrivé grand-chose, il a tout de même compris, à soixante-dix ans, qu’une vie ne se réduit pas à son histoire : « c’est l’émotion qu’on y met qui lui donne son poids. » Il entreprend donc son propre récit, reconstruit celui de ses parents, de sa mère Clara. Entré dans le cercle d’Emilienne et de Léopold, il est devenu proche de Colette, l’amie d’enfance d’Emilienne. Des enfants de Colette, il n’en connaît qu’un seul, le quatrième, Gilbert. Mais il reste prudent et ne regarde pas trop le jeune homme de dix-huit ans, « beau à faire rêver ».

    La conscience de son grand âge amène des heures de désespoir : « Où est mon espoir ? Où est mon avenir ? Le bonheur était toujours pour demain et en attendant je courais les plaisirs. La nuit va tomber : que le jour a été bref ! A peine si le soleil atteignait le zénith, à peine l’été flambait, je me dressais joyeux, le regard braqué sur l’horizon, le paysage est devenu trouble, je me suis frotté les yeux, c’était la presbytie. » Ironique Jacqueline Harpman. Son titre, Du côté d’Ostende, est un clin d’œil aux lecteurs de Proust et surtout à ceux de La Plage d’Ostende.

    A la recherche du temps qu’il a perdu et au hasard de ses regrets, comme il l’écrit, Henri Chaumont réveille ici la mémoire, bouscule la chronologie, éclaire l’un ou l’autre de ceux auprès de qui il s’est tenu, dans les jeux souvent inoffensifs de la vie mondaine, jusqu’au moment où un drame éclate, auquel on est mêlé et qu’on n’a pas vu arriver. De s’interroger, alors, sur son propre personnage.

  • Les Tilleuls

    A la maison. Chez soi. Là où l’on revient, là où l’on rentre. Après trois ans d’enfermement au Liban, il n’était plus possible à Jean-Paul Kauffmann d’habiter sa maison de Sologne qui appartenait à « un âge d’or qu’il était illusoire de vouloir ressusciter ». C’est par la recherche d’un nouveau lieu de vie que s’ouvre La maison du retour (2007).

    Il fallait une demeure isolée, rustique, sans clôtures surtout. Dès le premier coup d’œil, « la maison dans la clairière » (l’ultime proposition  de M. Lapouyade, l’agent immobilier, par acquit de conscience, après bien des rendez-vous stériles) donne réalité à ce rêve : « une vaste retraite campagnarde, des arbres, beaucoup d’arbres, dont deux immenses platanes qui déploient leur ligne brisée autour de la façade. Et la forêt de pins qui entoure sans étouffer. » Peu lui importe que les Allemands l’aient occupée pour en faire un lieu de plaisir pendant la guerre, chaque chose a son histoire.

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    Les Tilleuls, c’est le nom de cette propriété dans les Landes, si chères à Mauriac. Kauffmann nous en raconte l’acquisition, l’apprivoisement. Il s’y installe d’emblée, sous le prétexte de surveiller les travaux. Au fil des découvertes, dans la maison et autour d’elle, jour après jour, c’est d’une reconstruction intérieure qu’il s’agit aussi, même si ce n’est que vers la fin qu’il aborde explicitement les problèmes de son retour en France après « l’expérience » libanaise – « Reprendre une vie normale, il n’en était pas question. » De brefs paragraphes, par intermittence, font écho à l’actualité du Proche-Orient, à la fatwa contre Rushdie.

    Autour de la maison, un espace qu’on appelle dans les Landes « l’airial » (mot qu’il découvre en même temps que ce qu’il désigne) sera un des leitmotive du récit. Le nouveau propriétaire veut respecter le patrimoine landais. La nature est au cœur de sa nouvelle vie aux Tilleuls. Kauffmann est suspendu à son spectacle, à son chant, à son rythme. « Pourquoi en effet ce besoin de s’installer en marge du temps, au cœur de la forêt, loin du monde ? Peut-être l’illusion que le spectacle de la nature et de la métamorphose universelle guérit tout. » Dès son arrivée, il a planté un magnolia. D’autres arbres suivront, de plus en plus nombreux à remplacer ceux qui sont malades ou  trop vieux.

    La restauration est confiée à deux taiseux, qu’il surnomme Castor et Pollux. Pendant qu’ils travaillent au rez-de-chaussée, lui campe à l’étage. Ses journées passent à « faire la planche » sur sa liberté retrouvée, à écouter en boucle un oratorio de Haydn, à lire Virgile (une page chaque soir, comme une drogue). Pâques amène ses enfants aux Tilleuls, « Un vrai temps de Pâques, lumineux, vif et venteux. Un temps de convalescent. Je me relève d’une longue maladie. Je savoure cet entre-deux, à mi-distance de l’épreuve qui n’existe plus et d’une guérison qui s’annonce quoiqu’elle tarde un peu à venir. »

    Peu de visiteurs en dehors de sa famille, de sa femme qui le rejoint le week-end. M. Lapouyade se montre curieux de cette installation réussie qu’il n’avait pas su prévoir mais qui devient tout de même son œuvre, en quelque sorte. Le Voisin, affable, s’y connaît en vins rares, et ce sera leur sujet de conversation favori, en plus de l’histoire et des mœurs landaises. Toutefois la solitude des matins d’été l’enivre davantage : « J’affectionne ce moment où la maison dort, alors que la rosée perle sur l’herbe comme des billes de mercure. Ravissement de la belle journée à vivre. Elle sera étincelante. » Levé à l’aube, il se met à écrire, et d’abord sur le vin, « expression d’une société débrutalisée ».

    Pendant sa captivité, les livres ont terriblement manqué à Jean-Paul Kauffmann. Leurs geôliers leur en procuraient irrégulièrement, notamment de la collection Harlequin. « Quand on n’a plus rien, s’appuyer sur une histoire – même pas une histoire, des lignes suffisent, des phrases pourvu qu’elles soient à peu près cohérentes –, c’est se constituer un bouclier contre le monde hostile. La lecture plus que la littérature m’a sauvé. » Aux Tilleuls, malgré Virgile, il ne retrouve plus ce lien et son goût passionné des livres s’est tari ; il ressent cela comme un désenchantement, « une malédiction » même. Mais le « lecteur déchu » ressuscite en écrivant. J’ai aimé son refus de toute affectation, son souci du mot juste, parfois rare, cette allure de bon aloi qui s’appelle l’élégance du style.

    L’amour des arbres, le goût de planter, voici le cœur de sa nouvelle existence : « être vivant suscitait en moi une joie invincible ». Solaire et sensible, La maison du retour est un livre de sagesse.

  • Sous le regard

    Poser : demeurer un certain temps immobile dans l'attitude choisie par l'artiste afin qu'il puisse reproduire son modèle. Le peintre et son modèle forment un sujet classique en peinture. Les écrivains l'abordent moins souvent : Le chef-d’œuvre inconnu de Balzac a inspiré au cinéaste Jacques Rivette La Belle Noiseuse, avec Emmanuelle Béart / Marianne dans l’atelier de Piccoli / Frenhofer, à qui le peintre Bernard Dufour avait prêté ses mains. Tracy Chevalier nous a donné avec La jeune fille à la perle un roman délicat sur Vermeer, porté à l’écran par Peter Webber.

    D’origine scandinave et anglaise par ses grands-parents, l’Américain Larry Watson a publié Sonja à la fenêtre en 2003 : Sonja Skordahl, une Norvégienne, y devient le modèle de prédilection de Ned Weaver. « Weaver n’avait jamais connu de modèle qui eût autant que cette femme le talent de rester immobile. » Poser nue, quand on est une femme mariée de surcroît, paraît scandaleux à la plupart des habitants de leur ville au bord du lac Michigan. Deux couples vont en être profondément bouleversés : celui de Sonja et Henry House ; celui des Weaver, même si Harriet a depuis longtemps l’habitude des infidélités de son mari avec ses modèles.

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    Ken Orton, Blood and Milk

    Les séances de pose occupent une large place dans ce roman. Qu’éprouve le modèle sous le regard de l’artiste ? Quelle lumière, quelles lignes, quelles émotions le peintre cherche-t-il  à poser sur la toile ? Pourquoi exige-t-il que Sonja se place près de la fenêtre de son atelier, un chalet au bout de sa propriété, d’où on pourrait la voir, de la colline voisine ? L’activité du peintre à l’œuvre n’est pas ici simplement anecdotique. L’auteur tâche de cerner ce qui se passe dans la rencontre des regards, dans la rencontre des corps. Autour d’eux, nombreux sont ceux qui n’y voient qu’autre chose : une affaire de sexe, puisque Weaver a une réputation de coureur ; une affaire d’argent, vu les hauts prix demandés par la galerie new-yorkaise qui vend ses toiles.

    Mais pour les House, le choix de Sonja - elle a attendu avant d’acquiescer à la demande du peintre de poser pour lui contre rétribution – est lié à un drame personnel. Ils ont deux enfants : June, l’aînée, et le petit John. Sonja s’est juré qu’ils ne connaîtraient pas le même sort qu’elle, confiée par ses parents à une tante lointaine pour lui assurer un avenir meilleur. Henry House vit de ses vergers, où il cultive quelques variétés de pommes qui ont fait la réputation de sa famille. La perte d’un enfant va leur ôter tous leurs repères. Sonja et Henry, Sonja et le peintre : sous leur regard, l’héroïne du roman livre peu à peu ce qu’elle est, ce qu’elle refuse, ce qu’elle veut.

    Il y a bien sûr des paysages dans cette histoire, des ciels, des arbres, des bêtes, des saisons. Des hommes qui se soûlent et se lancent des défis, des femmes qui les provoquent. Il y a ce qu’on pense et ce qu’on dit – ou ce qu’on ne dit pas. Larry Watson, de temps en temps, projette ses personnages dans le futur. Fallait-il absolument fermer, pour les lecteurs, toutes les fenêtres ouvertes dans ce récit ? C’est à l’art, en tout cas, qu’il donne le dernier mot.