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brésil

  • Souterrains

    rufin,jean-christophe,la salamandre,roman,littérature française,brésil,sexe,passion,culture« Elle pensa que c’est une bien grande douleur que de ne pas aimer ses parents, qu’ainsi on ne peut espérer l’amour ni des autres ni de soi-même. Puis, en remontant parmi les tombes, elle eut l’idée que, malgré tout, l’amour qui reste doit survivre en se cachant dans des souterrains d’âme. A certains craquements que seul permet d’entendre le silence, on devine qu’il nourrit toujours, dans les caves de l’être, d’entêtés bourgeons livides qui pénètrent les moindres failles et cherchent la lumière. »

     

    Jean-Christophe Rufin, La salamandre           

     

  • Femme salamandre

    Au début de La Salamandre (2005), Jean-Christophe Rufin donne pour origine de son roman l’histoire d’une Française qu’on lui a racontée, puis cite un ouvrage d’héraldique sur le mythe de la salamandre, qu’on dit capable de vivre dans le feu. Un double avertissement à prendre au sérieux.

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    La plage de Recife (photo Raquel Laureano)

    Catherine, la quarantaine, lâche pour la première fois son travail depuis dix ans pour un voyage d’un mois au Brésil, où Aude, une amie d’enfance, l’a invitée. « Le voyage rêvé est image ; le voyage vécu est sensation. » Dès son arrivée à l’aéroport de Recife où Aude et son mari l’attendent, Catherine sent « ruisseler les gouttes sur sa peau » dans l’air moite du petit matin.

    Après un peu de repos, ils vont comme tout le monde à la plage, c’est dimanche. Une ambiance de « place publique » : des gens debout ou assis sur des pliants, des boutiques, des marcheurs au bord de l’eau, des cris, des rires, et « un tintamarre d’accessoires et de machines ». A peu près nues, « toutes les espèces d’humanité : Blancs au ventre blanc, Noirs de toutes nuances, métis, Indiens, cabocles… »

    Richard, le mari d’Aude, est attaché linguistique dans une ambassade. Ils vivent depuis douze ans « cette vie de luxe tropical ». Même s’il est cultivé, Catherine le trouve un peu vulgaire. Mais Aude est visiblement épanouie et quand celle-ci emmène son amie faire le tour de la ville dans sa voiture rouge décapotée, Catherine est frappée de son air satisfait et de sa totale indifférence à la misère des quartiers traversés à grande vitesse.

    « La plage était à la fois un repos et leur seule fatigue, un but et le moyen de tuer le temps, un achèvement et une préparation à la beauté, au bien-être. Catherine s’y abandonnait avec une facilité qui la surprit. » Aude aime regarder les gens, observer les couples qui se forment et vont se cacher dans les dunes, ou encore commenter le physique des hommes. Le jour où Catherine revient s’y installer seule, « un grand garçon sorti de nulle part » s’assied près d’elle.

    Quelques phrases de français pour entamer la conversation et un corps extrêmement musclé, Gilberto connaît l’art de séduire. Après qu’ils ont bu un verre ensemble sur la plage et que Catherine s’est retournée sur le ventre, le jeune homme lui étale la crème solaire sur le dos avec naturel et autorité. Rendez-vous est pris pour dîner le soir. Puis Gil – « Tout le monde utilisait ce diminutif » – lui propose d’aller dans un bar et l’entraîne dans la danse : « Ce qui les différenciait donnait sa force à leur assemblement : l’âge de l’un et de l’autre, le sexe de l’un et de l’autre, la force de l’un et l’abandon de l’autre, l’une blonde et l’autre moreau. »

    On comprend qu’on est au début d’un « amour de vacances », c’est ce que pensent aussi Aude et Richard quand Catherine leur présente le beau métis « bâti comme une panthère ». Aude, qui parle très librement du sexe, encourage son amie qui avoue s’être « trop compliqué la vie avec les hommes » : « il faut s’en servir, voilà tout » mais bien les choisir, conseille-t-elle. Le regard d’Aude sur Gil balaie les hésitations de Catherine : c’est sans nul doute un gigolo, « un professionnel », mais il ne lui demande pas d’argent, il se laisse « doucement entretenir » et ça lui convient.

    Un retour dans le passé de Catherine sert de transition vers le récit d’une liaison qui semble d’abord combiner simplement les jeux du désir et la curiosité pour le mode de vie de Gil – où il vit, où il va, ses amis, sa famille… « Catherine mesura combien elle avait changé. Elle était devenue toute sensation ; jamais elle n’avait aussi peu réfléchi et calculé. Il n’y avait plus en elle ni analyse, ni inquiétude, ni méfiance : seulement une disposition permanente à l’étonnement. »

    Convaincue de rester maîtresse de la situation tout en s’abandonnant, elle passe outre les conseils de ses amis sur les limites à respecter et prend de plus en plus de risques. Elle qui se vantait toujours de garder son indépendance, pense à présent connaître une liberté véritable à « dépendre de la satisfaction de Gil », qui mène le jeu. Aux troubles de la sensualité se mêle chez Catherine le sentiment de pouvoir agir concrètement contre « l’injustice du monde » en se montrant généreuse envers des Brésiliens pauvres.

    On sent que l’histoire tournera bientôt au sordide, les amis de Catherine s’en inquiètent et la mettent en garde. Mais Catherine se sent vraiment amoureuse, au point de se demander si elle rentrera ou non en France à la fin du mois comme prévu. Et cela, malgré la découverte des mensonges de Gil et des voyous qu’il fréquente.

    Jean-Christophe Rufin raconte l’histoire de Catherine dans un style changeant : tantôt des phrases simples, descriptives (du beau comme de l’horrible), tantôt de belles réflexions ou des mots rares qui surprennent (« demander l’aman », « l’hoirie », …) On se demande jusqu’où ira l’héroïne, l’antihéroïne plutôt, dans l’abandon, dans l’excès, dans la déchéance, au risque de se perdre ou de se brûler. Et c’est pourquoi on lit le récit jusqu’au bout.

    La salamandre se présente comme un roman inspiré par une histoire vraie et par la « rencontre des civilisations ». Il m’a pourtant semblé stéréotypé (femme soumise et mauvais garçon), sans les qualités littéraires de Rouge Brésil ou du Grand Cœur. Loin de moi l’idée de nier ce côté sombre des rapports humains, mais si beaucoup de lecteurs se disent fascinés par cette passion hors du commun entre Catherine et Gil, j’en suis sortie plutôt agacée par l’image de la femme amoureuse forcément victime, et pire encore, victime consentante.

  • Brésil de Roblès

    Jean-Christophe Rufin, Rouge Brésil, prix Goncourt 2001. Jean-Marie Blas de Roblès, Là où les tigres sont chez eux, prix Médicis 2008. Le Brésil inspire aux romanciers français des briques de papier qui demandent aux lecteurs souffle et persévérance. Blas de Roblès, autour de la figure du père jésuite Athanase Kircher (1601-1680), développe une somme baroque où s’entrecroisent des personnages contemporains : Eléazard von Wogau, un correspondant de presse français installé dans le Nordeste à qui l’on a confié l’examen d’un manuscrit inédit, la vie de Kircher relatée par Caspar Schott ; Elaine, la « professora » von Wogau, son épouse qui vient de demander le divorce et part en expédition dans le Mato Grosso avec des collègues paléontologues à la recherche de fossiles précambriens ; Moéma, leur fille, en rupture avec l’un et l’autre, réfugiée dans l’amour de son amie Thaïs et dans la cocaïne ; Nelson, le mendiant de Fortaleza qui a perdu ses jambes. 

    Salto_en_el_Parque_Nacional_de_Ybycui sur Wikimedia commons.jpg

     

    Chaque chapitre s’ouvre sur une étape de la vie du brillant Kircher doté « d’incroyables dons de mémoire en sus d’un génie inventif & d’une habileté mécanique hors du commun ». A son bagage philosophique s'ajoute l’étude des sciences et de tout ce qui s’offre à son esprit d’une curiosité universelle. Tout au long de ses recherches, il publiera des ouvrages majeurs, une quarantaine en tout. Un tel génie à la gloire de Dieu ne pouvait se fixer qu’à Rome, ce qui ne l’a pas empêché de voyager. Eléazard, la quarantaine, installé depuis deux ans sur la presqu’île d’Alcântara, n’a jamais ternminé la thèse qu’il projetait de lui consacrer. Le voilà très surpris quand une Italienne, Loredana, échouée là pour des raisons obscures, lui dit connaître cette « espèce de polygraphe qui a écrit absolument sur tout, et en prétendant à chaque fois et sur chaque sujet au summum de la connaissance ». Sinologue, elle a lu les travaux de Kircher sur la Chine. Les Carnets d’Eléazard, des notes brèves sur son sujet d’étude, ses lectures, ses observations, ponctuent régulièrement la marche des chapitres.

     

    Blas de Roblès, à l’instar du Jésuite encyclopédiste dont la devise est « Omnia in omnibus », brasse dans ce récit foisonnant une formidable collection d’informations et de situations en tous genres. Voyageur et archéologue, érudit, l’auteur prend plaisir à détailler les plus extravagantes aventures de ses personnages : Kircher au bord d’un volcan, Nelson mêlé aux pillards d’un Boeing abîmé dans la jungle, les plongées de Moéma, Thaïs et Roetgen, un jeune professeur assistant, dans les excès de l’alcool, de la drogue et du sexe, sous le prétexte de remonter aux origines indiennes du Brésil. L’expédition universitaire sur le fleuve Paraguay, quant à elle, tourne au cauchemar en empiétant sur le territoire de trafiquants de peaux de crocodiles. Seul Eléazard échappe à cette frénésie du mouvement physique, requis par une autre quête – « La VERITE n’est ni un chemin de traverse ni même cette clairière où la lumière se confond avec l’obscurité. Elle est la jungle même et son foisonnement trouble, son impénétrabilité. » (Carnets d’Eléazard)

     

    Loredana tombe amoureuse de lui, mais repousse ses avances. « Je porte le deuil de mon amour, de ma jeunesse, d’un monde inadéquat », pense de son côté Eléazard, qui vit en seule compagnie de son perroquet Heidegger et de Soledade, sa cuisinière. Son ami le Dr Euclides les emmène tous les deux à une grande réception chez le gouverneur Moreira. Celui-ci ne supporte son épouse Carlotta de Souza qu’à cause de sa fortune dont il se sert pour acheter clandestinement presque toute la presqu’île d’Alcântara en vue d’une gigantesque opération immobilière. Exaspéré, Eléazard met fin aux mondanités de deux invités américains envoyés par le Pentagone qui feignent ne rien savoir du projet de base militaire : « Je crois que la misère n’est pas une fatalité, mais un phénomène entretenu, géré rationnellement, une abjection indispensable à la seule prospérité d’un petit groupe sans scrupules… » Quant à Loredana, qui attire la sympathie de Carlotta et les égards machistes de son époux, elle prendra sa revanche sur l’arrogant colonel Moreira à sa manière.

    « Ce n’est pas impunément qu’on erre sous les palmiers, et les idées changent nécessairement dans un pays où les éléphants et les tigres sont chez eux » : la phrase des Affinités électives de Goethe, placée en épigraphe, avertit des dangers
    qui guettent tous les protagonistes de ce roman quasi feuilletonesque et délibérément orgiaque. Les dix-septième et vingtième siècles s’y renvoient leurs préoccupations, de même les terres d’ailleurs et l’Europe, les mythes indiens et les religions monothéistes. Violence, questionnement, métamorphoses, quête de l’origine, voilà quelques thèmes de Là où les tigres sont chez eux, où se joue aussi la bataille du vrai et du faux. Blas de Roblès a mis dix ans à l’écrire, dix ans de plus à le faire accepter par un éditeur. Trop gros, trop riche, – il a fallu couper – le roman de presque huit cents pages n’a pas obtenu le Goncourt, mais a trouvé ses lecteurs.