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Littérature - Page 501

  • L'Istanbul de Pamuk

    On s’imaginait découvrir une ville, on découvre un homme. Un homme dans sa ville. Pamuk et Istanbul sont inséparables, comme Kafka et Prague. Le Prix Nobel de littérature 2006 y est né en 1952, entre Occident et Orient, y a grandi, y écrit. Ce n’est pas du tout un guide touristique, c’est l’histoire d’une vie : Istanbul a pour sous-titre « Souvenirs d’une ville » (publié en 2003, traduit chez Gallimard en 2007).
    On y apprend que Pamuk signifie coton en turc, nom lié à « l’extrême blancheur de leur peau et de leurs cheveux. »

     

    L’épigraphe - « La beauté d’un paysage réside dans sa tristesse » (Ahmet Rasim) - résume l’âme d’Istanbul, telle que la révèle le noir et blanc des photographies qui accompagnent son récit, la plupart d’Ara Güler. Un chapitre s’intitule d’ailleurs « Hüzün-Mélancolie-Tristesse » ; ce sentiment partagé par tous les habitants d’Istanbul est aussi, écrit Pamuk, une fierté, un honneur. Mais Istanbul n’est pas un livre triste. L’écrivain turc cherche à dire au plus près comment il voit et ressent la beauté des quartiers qu’il aime parcourir le soir ou la nuit, à l’heure où ils se montrent le mieux. « En hiver, dans la pénombre du soir précoce, les teintes noir et blanc des gens qui rentrent chez eux à pas précipités me procurent le sentiment que j’appartiens à cette ville et que je partage quelque chose avec eux. » Noir et blanc aussi, le bois noirci au fil du temps des résidences anciennes et des vieilles maisons jamais peintes ou repeintes « du fait de la pauvreté ou de la négligence » et, magnifiquement, l’Istanbul de légende des jours de neige.  

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    Pamuk s’est longtemps imaginé un double quelque part ailleurs dans Istanbul, un autre Orhan vivant dans une maison semblable à la sienne. Pour raconter sa vie, il ne s’arrête pas aux faits, mais confie ses rêves, ses fantasmes, ses obsessions parfois cruelles, et tisse ainsi quelque chose de plus profond qu’une autobiographie, l’histoire de son être. Sa famille stambouliote, traditionnelle et aisée, vit de la fortune amassée par un grand-père entreprenant. Celui-ci a fait construire l’Immeuble Pamuk qui abrite les différentes composantes des Pamuk, chacune à un étage. Maison-musée typique de la bourgeoisie laïque occidentalisée, leur habitation « sombre et mélancolique » regorge d’objets qui ont une histoire, comme les nombreuses photos de famille encadrées posées sur le piano dont on ne joue jamais. C’est sous les combles, au dernier étage, dans l’appartement où s’était installée sa tante, qu’Orhan Pamuk a écrit son livre. 

    « Durant toute mon existence, le sentiment d’effondrement de l’Empire ottoman et la tristesse générée par la misère et les décombres qui recouvraient la ville ont représenté les éléments caractéristiques d’Istanbul. J’ai passé ma vie à combattre cette tristesse, ou bien, comme tous les habitants d’Istanbul, à finalement essayer de me l’approprier. » Et pourtant, son enfance, comme celle de Proust, a été comblée de moments heureux ; alors « le monde était bon, beau, plaisant et ensoleillé. » L’intimité avec sa mère, quand il se trouvait seul avec elle, lui laisse ses souvenirs les plus inoubliables, comme son jeu avec le miroir de sa coiffeuse, aux ailes multiplicatrices. Mais il lui faut rivaliser avec le frère aîné, plus âgé de deux ans, meilleur élève que lui, plus fort physiquement, plus prompt à évoluer avec aisance dans la société.

     

    Pour échapper à la tristesse ou à l’angoisse - Pamuk parle de « triste bonheur » -, le premier remède est de sortir : « débouchant dans la rue, je murmurais avec émerveillement : « La rue ! » Soleil, air pur, lumière. »   Et, bien sûr, de s’approcher du Bosphore – combien de fois y a-t-il compté les bateaux ! « Le plaisir de se promener sur le Bosphore, de se mouvoir au sein d’une ville si vaste, si riche historiquement et si mal entretenue, vous fait éprouver la liberté et la force d’une mer profonde, puissante et animée. » Lyrisme : « je parle de la découverte du goût de vivre entre les ruines d’une civilisation ayant atteint un style absolument singulier, je parle de l’indécision, des souffrances, des joies et des expériences de ce qu’on nomme la vie, en écrivain de cinquante ans… ».

     

    Ces quelque cinq cents pages en disent long sur le passé et le présent d’Istanbul, ses habitants, ses photographes, ses écrivains, ses visiteurs illustres, ses peintres. Avant d’écrire, Orhan Pamuk a passé sa jeunesse à dessiner les paysages de sa ville. Récit d’apprentissage, Istanbul dévoile une personnalité solitaire et ardente, celle d’un enfant aux « songes sauvages » qui s’est efforcé de devenir lui-même entre deux rives.

  • Black boy

    Non, je ne vais pas vous parler de Barack Obama, qui porte tous les espoirs de la nouvelle majorité aux Etats-Unis. Pas de lui, mais de ceux à qui j’ai pensé en apprenant la bonne nouvelle de son élection, ce pas extraordinaire pour la démocratie. D’abord à Martin Luther King, comme beaucoup sans doute, et aussi à des livres qui m’ont marquée, Black boy de Richard Wright, Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur de Harper Lee, l’Autobiographie d’Angela Davis, entre autres.

     

    On a souvent évoqué le fameux « I have a dream ». On connaît moins La Force d’aimer (1963), un recueil de sermons que Martin Luther King a prononcés durant
    ou après le boycottage des autobus en Alabama. « En ces jours agités et incertains, les malheurs de la guerre et ceux de l’injustice économique et sociale menacent jusqu’à l’existence même de l’humanité. » Ainsi commence la préface. Réticent à publier des textes conçus pour être dits et entendus, le pasteur King n’en était pas totalement satisfait. Leur message reste fort : « Il y a peu d’espoir pour nous tant que nous ne devenons pas assez fermes d’esprit pour briser les chaînes des préjugés, des demi-vérités et de la simple ignorance. » (Un esprit ferme et un cœur tendre) « Vous ne devez pas attendre le jour de l’émancipation totale pour apporter à cette nation une contribution positive. » (Trois dimensions d’une vie achevée) Quelle serait sa joie aujourd’hui !

     

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    Dans Black boy (1945), Richard Wright, écrivain noir né au Mississippi il y a cent ans, raconte son enfance et sa jeunesse à une époque où la ségrégation et le racisme ne se cachaient pas. Enfant, il commettait de grosses bêtises comme l’incendie de la maison qu’il déclenche à quatre ans pour le plaisir de voir les flammes s’emparer des rideaux ou le petit chat qu’il a pendu en prenant au mot le « Tuez-moi cette maudite bête ! » de son père dérangé dans sa sieste par des miaulements. Mais cet impulsif est un garçon curieux de tout, spontané, désireux d’apprendre. Quand il découvre l’injustice à l’égard des Noirs, quand il en fait l’expérience lui-même, à l’école puis au travail, il se révolte sans perdre à aucun moment le sens de sa dignité. Aux humiliations continuelles, il refuse de répondre par la violence. Obstinément, il fait son chemin pour réaliser son rêve : aller dans le Nord, où une autre vie est possible.

     

    Wright insiste sur les lectures qui l’ont aidé à s’émanciper, en particulier celle d’un Livre de préfaces de Mencken : « J’avais soif de livres, de nouvelles façons de voir et de concevoir. L’important n’était pas de croire ou de ne pas croire à mes lectures, mais de ressentir du neuf, d’être affecté par quelque chose qui transformât l’aspect du monde. » L’écrivain en reste éternellement redevable :
    « Ce n’était que par les livres – ces transfusions de culture par procuration – en mettant les choses au mieux – que j’étais parvenu à rester en vie, d’une façon négativement vitale. » Le récit s’achève sur une belle envolée. « L’œil aux aguets, portant des cicatrices visibles et invisibles, je pris le chemin du Nord, imbu de la notion brumeuse que la vie pouvait être vécue avec dignité, qu’il ne fallait pas violer la personnalité d’autrui, que les hommes devraient pouvoir affronter d’autres hommes sans crainte ni honte et qu’avec de la chance – dans leur existence terrestre – ils pourraient peut-être trouver une sorte de compensation aux luttes et aux souffrances qu’ils endurent ici-bas sous les étoiles. »

     

    L’unique roman de Nell Harper Lee, Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur, paraît en 1960 (prix Pulitzer 1961) en pleine période d’action pour la reconnaissance des droits civiques. Comme la narratrice du roman, la petite Scout qui relate son enfance sudiste avec son frère Jem, la romancière avait un père avocat. Il lui a inspiré le beau personnage d’Atticus, un homme intègre, commis d’office pour défendre un Noir accusé d’avoir violé une Blanche. Par les yeux de Scout, qui est loin de tout comprendre, on découvre le racisme sordide qui sévit dans une petite ville d’Alabama dans les années 1930. Autour de ce procès, l’évocation des jeux de l’enfance, des rêves, des premiers contacts avec la réalité du monde apporte poésie et intensité à ce roman plein de fraîcheur.

     

    Quant à Angela Davis, la pasionaria à la coiffure afro, la dédicace de son Autobiographie (1974) se termine par ces mots : « Et particulièrement pour ceux qui vont lutter jusqu’à ce que le racisme et l’injustice de classe soient à jamais bannis de notre histoire. »

  • Barcelone la noire

    L’ombre du vent (2001) de Carlos Ruiz Zafón commence dans l’étrange Cimetière des Livres Oubliés à Barcelone, en 1945. Daniel Sempere, dix ans, élevé dans l’amour des livres - son père tient une boutique de livres rares et d’occasion -, est invité à y choisir un livre oublié pour l’adopter et le garder toute sa vie durant. Où s’arrêter dans le labyrinthe où reposent des milliers d’ouvrages ? A l’extrémité d’un rayon, un titre en caractères dorés l’attire : « Je m’approchai de lui et caressai les mots du bout des doigts en lisant en silence : L’Ombre du Vent, Julián Carax. »

     

    Le nom de l’auteur ne lui dit rien, mais le hasard a bien fait les choses. En le lisant, Daniel comprend « que rien ne marque autant un lecteur que le premier livre qui s’ouvre vraiment un chemin jusqu’à son cœur. » Dès lors, il lui faut découvrir qui est ce Carax et ce qu’il a écrit d’autre. Assez rapidement, il se rend compte qu’il n’existe aucun autre exemplaire de ce roman ensorcelant. Un client de son père, Barceló, libraire érudit et fortuné, lui apprend que tous les livres de cet écrivain barcelonais ont été brûlés, et qu’il n’est pas de meilleure spécialiste de son œuvre que sa nièce aveugle, Clara, presque vingt ans. Le voilà bientôt amoureux de cette belle jeune fille deux fois plus âgée que lui. « Clara Barceló me vola le cœur, la respiration et le sommeil. » Il devient son ami, son lecteur, son confident, bien qu’elle le prévienne : « Ne fais jamais confiance à personne, Daniel, et surtout pas à ceux que tu admires. Ce sont eux qui te porteront les coups les plus terribles. » 

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    Bernarda, au service des Barceló, prend Daniel en affection, émue par ce garçon sans mère. Mais il déçoit son père. Celui-ci pressent que Clara joue avec son fils comme un chat avec un canari. De plus, Daniel n’a pas tenu sa promesse, puisqu’il a offert son exemplaire si rare de L’Ombre du Vent à la jeune femme. Quand il fête ses seize ans, Daniel fait l’expérience amère de l'abandon. Ni l’oncle ni la nièce ne se rendent à son invitation, et c’est le début de la désillusion. Mis à la porte de chez les Barceló après avoir cherché à récupérer son livre, il est si mal en point qu’un clochard le prend en pitié. Il dit s’appeler Fermín Romero de Torres et prétend avoir travaillé pour les services secrets. Sans le savoir encore, Daniel a rencontré son meilleur allié. « Le commerce des livres c’est malheur et compagnie » proférait Isaac, le gardien du Cimetière des Livres Oubliés. C’est peu dire. En se mettant sur la piste de Carax, le jeune Sempere n’imagine pas le nœud d’intrigues dans lequel il met les pieds.

     

    S’il fallait donner une couleur à Barcelone, on la dirait a priori rouge ou jaune, aux couleurs de la Catalogne. Mais la Barcelone de Zafón, c’est Barcelone la noire, la terrible. Pas seulement à cause du quartier gothique - le récit nous promène ailleurs dans la ville, sur la Rambla ou sur la colline de Monjuïc -, mais parce qu’il privilégie les rues sombres, les ambiances nocturnes de la « Ville d’Ombres ». Le diable même y a droit de cité. L’ignoble « homme sans visage » porte constamment un masque de cuir et traîne derrière lui une odeur de brûlé. Autre figure sinistre, celle de l’inspecteur Fumero qui rumine depuis longtemps une vengeance terrible et attend son heure.

     

    Bien sûr, le roman a ses heures ensoleillées : « Ma Barcelone préférée a toujours
    été celle d’octobre, lorsque nous prennent des envies de promenades et que nous nous sentons mieux rien que d’avoir bu l’eau de la fontaine des Canaletas qui, ces jours-là, miracle, n’a même plus le goût de chlore. »
    C’est sous un ciel bleu vif que Daniel retrouve par hasard, à l’université, Béatriz Aguilar, la sœur de son meilleur ami du lycée. Encouragé par Fermín, expert en séduction, Daniel décide de la revoir, bien qu’elle soit fiancée.

     

    Les personnages de Zafón ont de la présence, et il y en a beaucoup à découvrir sur la piste du mystérieux Carax, fil rouge de l’intrigue. L’Ombre du Vent comblera ceux
    qui adorent les histoires à rebondissements et les méandres d’une enquête compliquée. Trahisons, crimes, secrets, amours mensongères, sentiments vrais... Malgré les longueurs de ce récit souvent tortueux, on veut accompagner Daniel Sempere jusqu’à la résolution de l’énigme, vingt ans après sa première visite au Cimetière des Livres Oubliés.

  • Romanesque Bowen

    Parfois comparée à Jane Austen, ce qui me paraît excessif, la romancière irlandaise Elizabeth Bowen (1899 – 1973) est rééditée chez Phébus libretto. To the North (1932) a perdu son titre original pour Emmeline, dans une traduction de Georges Globa. Sur la couverture, Deux jeunes femmes assises, aux lèvres très roses, peintes par W.H. Margetson, donnent le ton du roman. Cecilia s’est retrouvée veuve moins d’un an après son mariage, et depuis elle s’est installée dans la banlieue de Londres avec Emmeline, sa belle-sœur célibataire un peu plus jeune. Lady Waters, tante de Cecilia par son premier mariage, cousine d’Emmeline par le second, ne voit pas cela d’un bon œil : « Deux femmes ne sauraient vivre ensemble, deux belles-sœurs surtout. »

     

    Dans le train qui la ramène d’Italie, Cecilia a rencontré au wagon-restaurant un avocat qui lui a semblé arrogant, Mark Linkwater, de retour de Rome. De son côté, Emmeline a fait connaissance lors d’une soirée avec un ami de Cecilia, Julian Town, qu’elle a trouvé sympathique. Et voici que ce célibataire doit accueillir quelque temps chez lui sa nièce Pauline, orpheline dont il est le tuteur. « Ses frères et sœurs sentaient tous qu’il se faisait dans la vie, à former trop peu de liens et à acheter trop de tableaux, un chemin trop aisé. » Cela l’ennuie, et il en parle à Cecilia, qu’il aime voir de temps en temps, sans s'engager davantage, « comme un livre attrayant, à portée de la main sur une étagère, mais vers lequel on ne tend pas le bras. »

     

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    Gustave Courbet, Jo, la belle Irlandaise (Nationalmuseum, Stockholm)

     

    Invitée à passer le week-end à la campagne chez les Waters, Emmeline y reçoit une lettre de Linkwater, signée « Markie ». Ils se sont rencontrés lors d’un dîner organisé par Cecilia, et se revoient depuis, alors que Cecilia ne le fréquente plus. Lady Waters, qui se considère comme une amie intime des jeunes femmes plutôt que comme une parente, est très attentive aux relations qui se nouent dans son entourage, et n’hésite pas à s’en mêler. Selon elle, Cecilia devrait se remarier. Quant à Linkwater, sa réputation n’en fait pas un candidat possible pour des jeunes femmes de la bonne société.

     

    Elizabeth Bowen attrape ainsi tous ses personnages dans une toile sentimentale. Emmeline, dont tout le monde se préoccupe, est-elle la plus fragile ou la plus forte ? Qui épousera qui ? La romancière peint leurs chassés-croisés, et tout autour, l’atmosphère des réceptions, les promenades dans Londres et à la campagne. Son style est tantôt charmant – « c’était un dimanche boudeur et gai de Maupassant, drames derrière les feuilles » -, tantôt tarabiscoté – « Et maintenant, tel un cumulus entassant ses souples rochers étincelants de blancheur, un plaisir unique, concentré sur une identité, celle de Markie, régnait dans la sérénité de son ciel. »

     

    Mais peut-on se fier au style d’une traduction ? Prenons Les Petites Filles, (The Little Girls, 1964), traduit par Amelia Audiberti. Environ trente ans séparent les deux œuvres. A nouveau, l’écrivaine propose une analyse psychologique, mais beaucoup plus vive, mordante, sans mièvrerie. Dinah (Diceyà, Clare (Mumbo) et Sheila (Sheikie) formaient un trio inséparable à la pension Ste-Agatha, en 1914. Les fillettes ont vieilli et se sont perdues de vue. Dinah, qui mène le jeu, montre à son ami Frank ses dernières trouvailles qu’elle rassemble dans une grotte sur sa propriété : pour que les archéologues du futur puissent se faire une idée plus juste de ce qui comptait vraiment au XXe siècle, elle a demandé à ses amis de bien vouloir lui confier une douzaine d’objets auxquels ils tiennent, et dont ils acceptent de se séparer pour ce grand projet.

     

    Tout à coup lui revient le souvenir d’un coffre qu’elle a enterré sous terre avec ses camarades il y a une cinquantaine d’années. Elle veut absolument les retrouver pour en discuter et, ne connaissant pas leur adresse, place des annonces dans plusieurs journaux. Les deux autres sont plutôt furieuses de ce genre de publicité, hésitent, mais se rendent finalement à son invitation. Leurs retrouvailles conflictuelles, les réflexions sur l’âge et la condition sociale, voire les règlements de compte sont savoureux. Ici, Bowen nous touche vraiment avec ses personnages qui se défendent autant contre eux-mêmes que contre les autres, jusqu’à ce qu’ils se rendent, ou pas.

  • Barnes & Doyle

    Aux lecteurs qu’ennuient les biographies, et aux autres, Julian Barnes propose dans Arthur & George (2005) un formidable roman qui n’est ni un roman policier ni le simple récit de la vie d’Arthur Conan Doyle. « Extraordinaire tableau de la société victorienne, ce nouveau roman de Julian Barnes est aussi le plus haletant des thrillers » annonce l’éditeur. Le titre binaire annonce l’alternance des séquences – l’histoire d’Arthur, l’histoire de George – des « Commencements » jusqu’aux « Fins ».

    Le premier souvenir d’Arthur remonte à la mort de sa grand-mère. « Un petit garçon et un cadavre : de telles rencontres ne devaient pas être rares dans l’Edimbourg de son temps. » George est « un garçon timide et sérieux, particulièrement attentif aux attentes d’autrui. » Aucun lien entre eux. La famille nombreuse d’Arthur déménage souvent par nécessité ; le père, « un doux raté », peine à subvenir à leurs besoins. L’existence de George, fils de pasteur, est marquée par la routine du presbytère et l’affection des siens. 

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    A l’école du village, George s’entend dire pour la première fois « T’es pas comme nous ». Son nœud papillon fait aux écoliers de sa classe le même effet que la casquette de Bovary à ses condisciples. Tandis qu’Arthur grandit et fréquente assidûment la bibliothèque et le terrain de cricket, George, craignant d’être jugé stupide, est obligé à cause de ses mauvais yeux de s’asseoir au premier rang, où il se révèle un élève appliqué.

    La première fois qu’Arthur ressent une injustice, c’est à l’université d’Edimbourg où il s’inscrit en médecine. Ayant obtenu une bourse par concours, il n’y a finalement pas droit. Voilà qui heurte ses valeurs et le pousse à écrire des histoires où de chevaleresques héros viennent en aide à des jeunes filles dans l’embarras. A cette époque, la famille de George commence à recevoir des lettres anonymes, suivies bientôt de fâcheuses inscriptions dans les alentours du presbytère. Leur bonne est soupçonnée, renvoyée. Mais quand George a seize ans, une autre affaire bizarre lui vaut des ennuis. Il trouve sur le seuil de sa maison une grosse clé, que son père va porter à la police. Celle-ci considère vite George Edalji comme un suspect.

    Dans une lente mais implacable progression, les problèmes s’accumulent sur cette famille, victime d’un véritable harcèlement. Quand son père attribue tout cela à leurs origines indiennes, George ne comprend pas : il est anglais, malgré sa peau sombre, et il compte bien devenir un avoué respectable. De son côté, Arthur commence une carrière de médecin et se marie avec Louisa, une jeune fille timide. Grand lecteur, il s’intéresse au spiritisme, aux expériences télépathiques, ce que sa femme prend avec le sourire, contrairement à sa mère.

    George travaille à Birmingham. Ses trajets lui inspirent un ouvrage sur la législation ferroviaire pour les usagers du train, sa fierté - « Il y a un voyage, il y a une destination : c’est ainsi qu’on lui a enseigné à comprendre la vie. » Arthur se forme en ophtalmologie à Vienne et ouvre un cabinet de consultation à son retour. Pour éviter l’oisiveté, il écrit, il invente un personnage de détective privé, Sherlock Holmes, qui lui apporte la gloire littéraire et des moyens financiers bienvenus. Quand il le fait mourir quelques années plus tard, il soulève un tollé.

    Et quand se rencontrent-ils, cet Arthur et ce George ? Quelqu’un s’en prend aux animaux, la nuit, dans les pâtures. Un cheval, une vache, puis d’autres, se vident de leur sang jusqu’au petit matin. Il faut un coupable, et ce sera George. Tous les jours, pendant des années, celui-ci s’attend à ce que cette tragique erreur soit dénoncée. Mais il faudra l’intervention d’Arthur - devenu Sir Doyle après avoir ressuscité Sherlock Holmes - pour que la vérité, enfin, difficilement mais bruyamment, triomphe.

    Julian Barnes s’est servi des citations exactes des journaux et rapports de l’époque. Il y a bien eu une affaire Edalji, qu’on a même comparée à l’affaire Dreyfus. Si l’écrivain a imaginé la personnalité de George, il se montre plein d’empathie pour celle d’Arthur Conan Doyle, dont il retrace surtout la vie personnelle. Cet antiféministe a voulu rester fidèle à son épouse sans pour autant renoncer à une femme plus jeune, rencontrée plus tard et qui avait l’art de le surprendre. Barnes insiste en particulier sur l’obsession d’A.C. Doyle à propos de la survie après la mort. « Quant à la vie après la mort, se disait George, il pensait qu’il verrait le moment venu. »