Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Littérature - Page 467

  • Mémoires pour rire

    C’est dans un vers d’Eschyle que Jacqueline de Romilly, « de l’Académie française », a puisé « Le Sourire innombrable » (2008), le titre de ses « mémoires pour rire ». Trop de pessimisme, trop de livres consternants, explique-t-elle, l’ont conduite à ce « recueil de souvenirs légers, heureux, et sans importance. » 

    Wouters Rayon de soleil 1906 1907.jpg

     

    Sa première histoire vécue est très drôle : à Londres, où elle s’est rendue pour une conférence, il lui est impossible d’aller se reposer en arrivant dans la chambre prévue pour elle – un problème de lit. Comme elle insiste pour qu’on lui ouvre une autre chambre, on envisage de lui donner celle de M. Lusset qui s’en va bientôt mais qui y a laissé sa valise. Rassurée par le nom du jeune assistant de la faculté de Lille qui la
    traite d’habitude « avec une certaine considération », la conférencière monte à sa chambre, se met bien à l’aise, s’étend sur le lit, quand la porte s’ouvre. Un monsieur « fort respectable » s’exclame en l’apercevant : « Mais, madame… ? » – « Mais, monsieur… ? » Ce M. Lusset n’est pas l’assistant évoqué – « Non, madame, c’est mon neveu ! » Et elle, sans réfléchir, « Ah ! C’est lui que j’attendais ! »

     

    Il faut lire les détails et les prolongements de cet épisode pour en goûter tout le sel. Erik Orsenna (voir son Archipel ) qui s’en amusait lui suggéra d’intituler son recueil d’anecdotes « Comment j’ai perdu mon honneur, et autres histoires ». La « vieille dame » garde ce ton enjoué d’un bout à l’autre, s’amusant à distinguer les divers registres du comique et à les illustrer d’exemples savoureux. « Les mots malheureux », par exemple, sont souvent accidentels chez des étrangers qui s’expriment d’habitude « très normalement » en français. Ainsi d’un éminent
    collègue allemand débordant d’hospitalité et totalement inconscient des sous-entendus de certaines expressions. « Madame, vous allez être contente : il y a ici une garnison française ! » Et plus tard, dans son bureau, un embarrassant « Je voudrais satisfaire un besoin très pressant » – il voulait prendre une photographie de son invitée.

     

    Je ne voudrais pas trop dévoiler. « Le fait est qu’il y a un art d’entendre tout ce
    qui se glisse derrière les mots et il y a un plaisir discret à capter, au passage, les délicates surprises du langage. »
    Si Jacqueline de Romilly nous fait rire ou sourire tout du long, c’est aussi et surtout par sa façon de raconter ces moments plaisants,
    non pas à la manière d’un sottisier, mais par petites touches, pleine de délicatesse envers autrui et d’ironie à l’égard d’elle-même. Sa nuit en train dans un compartiment de quatre personnes, où elle se retrouve avec un inconnu, elle en haut à gauche, lui en haut à droite, en est un parfait exemple.

     

    La plupart des anecdotes, comme elle l’écrit, tournent à sa confusion. « On rit de soi au moins autant que des autres : on rit tout simplement de la vie. » Cette faculté de s’amuser tout bas ou avec d’autres des hasards comiques du langage et des comportements humains, l’académicienne la doit sans doute à sa mère, avec qui elle a beaucoup ri. « C’est à elle qu’appartenait ce don de voir toute l’existence sous
    un jour éveillé, amusé et joyeux. » – « Elle riait, alors je riais aussi ; et je commençais tout doucement à comprendre que, dans la vie, il faut accepter
    avec le sourire bien des choses qui pourraient être plus satisfaisantes, mais dont il vaut mieux rire que de s’agacer. »
    Même en temps de guerre, ce sens de l’humour ne l’a pas quittée. « D’ailleurs, peut-être le tragique a-t-il besoin de ce complément discret (…) d’autant plus précieux à ceux que l’âge atteint. »

    Le Sourire innombrable, que Jacqueline de Romilly nous offre, selon sa formule, comme « un assez joli cadeau » d’une centaine de pages, est à sa manière un livre
    de sagesse et d’acquiescement aux aléas de l’existence. N’y voyant presque plus dans ses vieux jours, cela l’agace – « Mais comme j’en ai souvent ri ! » Laissons-lui le dernier mot : « Peut-être les histoires comiques sont-elles comme le bon vin, qui s’améliore en vieillissant, ou, peut-être, représentent-elles des impressions de bonheur, de lumière et de rire, qui continuent à jeter leur éclat dans des moments où on pourrait en ressentir le besoin. »

  • Indifférence

    « Car les chats ont tous une nature plus ou moins réservée et devant des tiers ne se montrent jamais tendres à l’égard de leur maître, mieux encore font exprès
    de se comporter avec une extrême indifférence. »

    Junichirô Tanizaki, Le chat, son maître et ses deux maîtresses

    Chat couché.jpg
  • Lily la chatte

    Une chatte, un homme, deux femmes – tout de suite, on pense à La Chatte de Colette, délicieux roman de la jalousie. Junichirô Tanizaki (1886-1965), dans Le chat, son maître et ses deux maîtresses (1936), conte en une centaine de pages le sort de la chatte Lily, chère au cœur de Shozo, « homme aimé des femmes » avec l'air d’éternel gamin qu'il garde à trente ans.

     

    Hasard de lecture, le récit débute ici aussi par une lettre. Shinako, l’ex-femme de Shozo renvoyée à la solitude d’une chambre modeste chez sa sœur, prie Fukuko, la nouvelle compagne de Shozo, de bien vouloir lui céder la chatte pour lui tenir compagnie. « Je vous rappelle qu’il m’a jetée dehors pour se mettre en ménage avec vous, parce qu’il ne me supportait plus. Or s’il avait besoin de sa Lily tant qu’il a vécu avec moi, qu’est-elle d’autre qu’un obstacle maintenant que vous êtes ensemble ? » 

    Chat caché.JPG

     

    Fukuko n’est pas insensible aux arguments de sa rivale. Sous ses yeux, Shozo joue avec la chatte qu’il nourrit de chinchards marinés, un plat préparé par Fukuko, qui les déteste, pour le seul plaisir de Shozo. Lui se contente d’en suçoter le vinaigre pour les abandonner à Lily dans un jeu bien rodé de part et d’autre. En complotant avec la mère de Shozo et quelques autres pour éjecter Shinako, Fukuko a feint d’aimer les chats. C’était facile avec Lily, « une chatte très jolie comme on n’en voyait guère dans les environs, tant par son pelage doux au toucher, le lustre de son poil, que par son minois et son allure ». Fuyant comme une anguille, Shozo ne prend pas sa compagne au sérieux quand elle lui demande de laisser Lily à Shinako, reste évasif. Or plus elle y pense, plus Fukuko tient à voir partir l’animal qui prend trop de place entre eux. La voilà qui pince « férocement » les fesses de Shozo pour obtenir une réponse claire et nette : Lily ou elle, qui veut-il garder ? Shozo cède et obtient tout de même une semaine de délai.

     

    Une fois déjà, Shozo avait abandonné la chatte à un marchand de quatre-saisons, mais un mois plus tard, Lily était revenue par elle-même chez son maître, tout ému de cette preuve d’affection. Dix ans plus tôt, en apprentissage dans un restaurant, Shozo avait adopté le joli chaton écaille de tortue et depuis lors, n’avait cessé d’apprécier son caractère irrésistible et son intelligence – « il se disait en son for intérieur que quiconque n’avait pas durablement partagé comme lui la vie d’un chat ne peut rien comprendre à leur charme. » Ce n’est que pour la paix du ménage que Shozo fait enfin porter Lily chez Shinako, espérant que la chatte vieillissante y soit bien traitée.

     

    La stratégie de sa première épouse repose évidemment sur l’affection entre le maître
    et l’animal. Pour se venger des machinations qui l’ont séparée de son mari, Shinako espère voir Shozo revenir vers elle pour prendre des nouvelles de la chatte. En attendant, Lily reste prostrée dans sa nouvelle chambre, refuse de s’alimenter. A la première occasion, elle s’enfuit, mais réapparaît à la fenêtre trois jours plus tard. « Puis, chose inouïe, elle s’avança tout droit sur Shinako, assise sur sa couche,
    et posa les pattes avant sur ses genoux. »
    C’est au tour de Shinako de mettre le
    nez « dans la fourrure enrobée de cette odeur de foin propre aux chats » et de s’exclamer « ma Lily ! » comme Shozo autrefois. Et l’on verra si le maître tombera
    ou non dans le piège qui lui a été tendu.

     

    Trois nouvelles suivent ce récit de Tanizaki : Le petit royaume (1918), Le professeur Rado (1925) et Le professeur Rado revisité (1928). Les deux dernières tournent autour de la visite que rend un journaliste à un éminent professeur dans sa villa pour un entretien. Très en retard et fort négligé, le professeur Rado s’ennuie visiblement, répond à peine aux questions. Ce n’est qu’en faisant le tour de la maison en partant, quand il aperçoit une scène très inattendue entre une adolescente et le professeur dans son bureau que le journaliste comprendra mieux ce qui intéresse son hôte. Quelques années plus tard, ils se rencontreront à nouveau dans un cabaret, et cette fois, curieux d’une belle danseuse qui le fascine, le professeur en dira davantage au journaliste.

     

    Quant au Petit royaume, c’est l’histoire assez effrayante d’un instituteur sans le sou qui finit par s’installer à la campagne en espérant y faire vivre mieux sa femme et ses sept enfants. Professeur « compétent, dévoué et juste », Kaijima observe l’étrange manège de sa classe autour d’un nouvel élève, Numakura, qui leur tient tête à tous et devient rapidement un meneur respecté. Fort de son expérience, il convoque un jour
    le « chef de bande » et le félicite pour ses qualités, tout en lui demandant de les mettre au service du bien et des bonnes manières. D’abord désorienté par ce pacte inattendu, l’intéressé sourit et devient le héros de sa classe, bientôt considérée comme « modèle » dans l’établissement. Le fils de Kaijima, qui est son condisciple et refuse absolument de moucharder, est tout de même forcé d’expliquer d’où viennent les sucreries et objets divers qu’il rapporte à la maison, de prétendus cadeaux qu’il n’a
    pu se payer avec le maigre argent de poche dont il dispose. Kaijima découvre alors l’étendue du pouvoir de Numakura et comment il s’enrichit alors que son professeur court à la ruine – de quoi lui faire perdre la raison.

     

     

    Tanizaki, avec Kawabata, « l’un des premiers écrivains japonais qui aient été lus et appréciés en Occident de leur vivant » (Encyclopedia Universalis), est l'auteur d'un essai fameux, Eloge de l’ombre, qui m' a été recommandé - un jour viendra. Dans ses nouvelles, l'auteur ne juge pas ses personnages. Il les décrit, ainsi que leurs conditions de vie, leurs obsessions, sans fioritures, attentif à ces moments où « une petite lueur de vie » s’allume dans leur regard. Comme l’écrit J.-J. Origas, « chaque récit de Tanizaki est un piège. »

  • Compassion

    « Des voix chuchotées d’enfants arrêtèrent le cri. En se détournant, elle les aperçut groupés devant le wagon. Ils étaient une dizaine ; des petites filles, des petits garçons, quelques mères. Ils tenaient des bouquets de fleurs à la main.
    Des fleurs des champs qui venaient d’être cueillies, encore humides de rosée.
    Sur tous ces visages tendus vers elle se lisaient le chagrin et la compassion. Une femme lui tendit une bougie allumée. Puis elle se signa et s’agenouilla. Les autres l’imitèrent ; Nathalie et le jeune soldat, dans le wagon, firent de même.
    « C’est à eux que je dois de ne pas être devenue folle », dira Nathalie. »

     

    Anne Wiazemsky, Une poignée de gens  

    Bougie allumée (imagier.net).jpg
  • Retour en Russie

    Les récits d’AnneWiazemsky, comme Jeune fille, sa première expérience cinématographique avec Bresson, commencent en douceur, par des phrases qui n’ont l’air de rien : « Je m’appelle Marie Belgorodsky, j’ai quarante ans, je suis française. » Et puis, au fil des pages, quelque chose prend forme, l’énoncé des faits se colore d’émotion, on est pris. Une poignée de gens, Grand prix du roman de l’Académie française en 1998,  naît d’une lettre envoyée de Moscou, en février 1994, par un cousin éloigné de Marie, ami de sa grand-tante Nathalie, l’épouse du prince Wladimir Belgorodsky assassiné en 1917.

     

    Ou plutôt le roman naît d’un journal, le Livre des Destins, tenu par le prince en 1916 et 1917 – « la vie d’une propriété au quotidien et la montée du bolchevisme. » Marie doit son nom russe à son père, mort quand elle avait quinze ans, mais ne sait quasi rien de lui ni de sa famille. A son exemple, elle a tourné le dos au passé pour aller de l’avant, sans nostalgie. Marie se souvient des mots qui la faisaient rêver quand elle était enfant : « les étés à Baïgora », « les canaux gelés de Petrograd », « les bains de mer à Yalta ». Sans plus. « L’expression « chercher ses racines » m’exaspérait. Moi, ce que je voulais, c’était les inventer dans mon propre sol. Mes racines, ce serait mon travail. »

     

    Dans les jardins de Kouskovo (propriété des Cheremetiev).JPG

     

    Au rendez-vous proposé par son cousin de passage à Paris, Marie a décidé de ne pas s’attarder, ignorant tout des gens dont il lui parle, de « Nathalie et Adichka », les maîtres de Baïgora (« en Russie centrale, à huit ou dix heures en voiture de Moscou »), et de l’assassinat du prince. Mais ce que lui raconte son interlocuteur à propos de la pianiste renommée qu’était sa grand-tante et surtout le cahier de bord d’Adichka dont il lui offre une copie touchent le cœur de Marie, prête désormais à découvrir leur histoire.

     

    Le récit bascule alors en mai 1916. Nathalie passe sa première nuit à Baïgora, chez Adichka, le prince Wladimir Belgorodsky, qu’elle va épouser le surlendemain. Elle a dix-huit ans, lui trente et un. Francophile au point d’avoir abandonné « Natacha » pour « Nathalie », la fiancée est charmante, parfois puérile. Joyeuse. Adichka acquiesce quand elle souhaite ne pas avoir d’enfants tout de suite – elle a élevé ses quatre frères et sœurs et voudrait « de longues vacances ». Ses belles-sœurs sont choquées de la voir, la veille de son mariage, couper court ses cheveux, ce qu’elle avait « de plus beau ». Mais Adichka et son frère Micha en prennent chacun une mèche pour la mettre dans un médaillon, en guise de porte-bonheur.

     

    Autour d’eux, il y a Maya, la mère, la sœur et les frères du prince : Olga et Leonid avec leurs quatre enfants, Igor et Catherine dont le couple bat de l’aile, Micha et Xénia, et leur petite fille Hélène. Adichka, le fils aîné, aime la poésie. Il voudrait que sa femme lise Pouchkine, Blok, Essenine, Akhmatova, mais Nathalie ne s’intéresse qu’aux romans français. L’émotion les étreint en entendant, la veille de leurs noces, le chœur d’hommes et d’enfants répéter les chants du mariage, après le travail aux champs, dans l’église non loin du manoir où le père d’Adichka repose dans la crypte.

     

    Quelque temps après, un accident trouble l’harmonie du domaine. Un pan de mur s’est effondré sur un homme, mortellement blessé. Nathalie s’évanouit à sa vue, puis, revenue à elle, s’enfuit de peur devant la « colère rentrée, muette » qu’elle ressent autour d’elle. Plus tard, elle se reprochera son manque de compassion et de présence d’esprit ce jour-là : elle ne s’est pas souciée de la famille du blessé, a négligé d’enquêter sur les causes de l’accident.

     

    Anne Wiazemsky alterne tout au long d'Une poignée de gens des extraits du journal d’Adichka, qui voudrait consacrer une partie de ses terres à une réserve naturelle pour les plantes, les oiseaux et les animaux menacés par l’extension des cultures, et le récit de moments choisis dans la vie à Baïgora. En famille, on échange des nouvelles de la guerre ou des révoltes paysannes et ouvrières. Adichka se montre attentif aux demandes des paysans, les écoute, suscite chez tous le respect de son autorité loyale. Nathalie est loin de ce genre de préoccupations. En cachette de son mari, elle aménage une roseraie près du potager principal, sans s’inquiéter de supprimer ainsi le chemin que les paysans utilisaient pour se rendre au village le plus proche.

     

    Tous deux aiment la musique. Adichka joue du violon, Nathalie du piano. Ensemble, un soir, ils interprètent pour leurs invités la sonate Le Printemps de Beethoven. Mais Adichka s’inquiète de la situation du pays, de plus en plus désorganisé, secoué par la poussée du bolchevisme. Puis c’est l’assassinat de Raspoutine, dans la nuit du 16 au 17 décembre 1916. En mars 1917, un télégramme annonce la mort d’Igor, blessé à Petrograd alors qu’il accompagnait le ministre de la guerre. « Notre civilisation bascule », note Adichka.

     

    Les funérailles de son frère Igor, que sa famille veut enterrer dans la crypte de l’église, provoquent les premières tensions sérieuses à Baïgora – des hommes se souviennent que tout jeune soldat, Igor y a participé à la sanglante répression de 1905. De nouveaux venus se mêlent aux paysans et menacent : « Maintenant plus rien n’est à vous. » Les Belgorodsky tiennent bon, mais le temps des grands propriétaires est révolu, tous le pressentent. Le pire est à venir.