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Littérature - Page 471

  • Dire

    « Sitoé, mon envie de dire correspond à une fureur de vivre ma vie. Il me semble que ce dire m’arrache à la solitude. La manière dont fut honorée la dette de Karl Kiribanga Ebodé méritait des éclaircissements. En restituant les différents épisodes de son règlement, j’ai voulu transmettre aux vivants non seulement l’histoire d’une bande d’amis, mais aussi l’aventure collective, les traumatismes individuels qui ont précédé ou accompagné l’indépendance du Pays des Crevettes. »

     

    Eugène Ebodé, La transmission 

    Ebodé La transmission.jpg
  • Douala ou Mitouba

    Je lis peu de littérature africaine, le titre d’un roman d’Eugène Ebodé m’a donné envie d’y faire un tour : La transmission (Gallimard, Continents noirs, 2002). « J’avais seize ans à la mort de Karl Kiribanga Ebodé ». Dès la première page, ce roman puise aux sources de l’auteur, né à Douala, où son père lui a communiqué ses dernières volontés dans une « ultime causerie ». « A ton âge, exactement à l’âge que tu as, nous, nous avions décidé de congédier un vieux monde… »

     

    Si sa mère Magrita n’est pas aux côtés du mourant, c’est que ses parents ont besoin d’elle à Mitouba. Pas seulement. Celui que ses amis surnommaient le « Patrouillard » s’est rendu utile au Pays des Crevettes pendant la guerre d’indépendance du Cameroun, les maquisards l’appelaient « Docta ». Infirmier, il sera plus tard conseiller municipal. Karl Ebodé a fui la campagne, les traditions, les obligations familiales. Avant de mourir, il exhorte son fils à ne pas retourner vivre au village maternel, tant il a aimé Douala, sa ville, où il veut être enterré « au milieu des gens d’ici qui savent que tout est toujours à refaire ». Mais il lui demande aussi de payer sa dette, de réparer une faute ancienne : il n’a pas offert la dot avant d’épouser Magrita, qui lui en a toujours voulu. Il souhaite que son fils répare enfin ses torts. Ensuite Eugène fera sa propre vie, lui qui ne pense encore qu’au football.

     

    Baobab sur Sigui-travel.jpg

    http://www.siguitravel.com/index.php?lang=fr&i=1

     

    Chez Thimoté Ichar, le meilleur ami de son père, Eugène Ebodé cherche conseil quelques semaines plus tard. L'homme se délivre alors d’un secret qui les concerne, son père, sa mère et lui, et qui bouleverse le garçon : « j’étais envolcanisé. Il me faut résumer mon état : j’étais devenu averse et tempête de sable. J’étais brise et cyclone. J’étais comme une mer secouée par ses rouleaux. » La cuisine de Mininga, la femme d’Ichar, le pousse à rester, bien que rongé par la colère. Il a besoin d’Ichar pour affronter ses grands-parents à Mitouba, pour organiser cette fête inédite où un fils offrira la dot à la place de son père.

     

    Les premières réactions, au village, ironisent sur cette dernière foucade de Karl Kiribanga Ebodé, un provocateur. La mère d’Eugène plaide néanmoins pour que soit mis fin à l’humiliation de cette dot non payée. Ichar l’y aidera, et aussi le parrain d’Eugène, Syracuse. En rencontrant les uns et les autres, le fils apprend à mieux connaître le passé de son père, celui à qui son propre grand-père avait prédit : « Tu as en toi mille vies. Tu es bondissant, tu peux mettre un genou à terre, mais tu renais toujours quand on te croit perdu. » Le « chirurgien impromptu » avait gagné le respect du maquis pendant la guerre. A Douala où il ne connaissait personne, il prétendant avoir appris l’essentiel auprès des « mamies makala », les vendeuses de beignets et de kourkourou.

     

    En plus des femmes, Karl Ebodé avait trois passions : « la ville, le vin et la langue française ». Il faut dire qu’il « excellait dans l’art de raconter les histoires ». Eugène se souvient des querelles incessantes de ses parents. Quand il était ivre, son père ne s’exprimait plus que dans la langue de Voltaire, et sa mère lui tenait tête dans sa langue maternelle, l’éwondo. Et chaque fois s’affrontaient la culture urbaine de son père et la tradition paysanne de sa mère.

     

    En suivant dans La transmission (premier roman d'une trilogie) les étapes préparatoires et puis la cérémonie de la dot, nous découvrons la personnalité haute en couleur de celui qui mort exerce encore son pouvoir sur les vivants, en même temps que les usages des uns et des autres. Quand Eugène Ebodé aura rempli sa mission et planté « l’arbre du désir », il fera ses propres choix. Lui aussi sera l’homme d’une ville, non pas Douala, mais Marseille, qui l’enchante.

  • Livres

    « Ceux qui lisent, ceux qui nous parlent de ce qu’ils lisent,

    Ceux qui tournent les pages bruissantes de leurs livres,

    Ceux qui ont le pouvoir sur l’encre rouge et noire, et sur les images,

    Ceux-là nous dirigent, nous guident, nous montrent le chemin. »

    Codex Borbonicus sur Wikimedia commons.jpg

    Codex aztèque de 1524 (Archives du Vatican)

    cité par A. Manguel, La bibliothèque, la nuit

  • Fou de bibliothèque

    « Une pièce lambrissée de bois sombre, avec de douces flaques de lumière et des fauteuils confortables, et un espace adjacent, plus petit, dans lequel j’installerais ma table de travail et mes ouvrages de référence. » Le rêve d’Alberto Manguel, l’auteur d’une passionnante Histoire de la lecture (1998), a pris forme dans la grange d’un presbytère au sud de la Loire, dont il aperçoit pour la première fois le mur de pierre en l’an 2000, et où il décide d’enfin construire la pièce idéale où réunir tous ses livres. Dans son avant-propos à La bibliothèque, la nuit (2006), il avoue ce désir de jeunesse, devenir bibliothécaire, réalisé à l’âge de cinquante-six ans, « l’âge auquel on peut dire que commence la vraie vie », précise-t-il en citant L’Idiot de Dostoïevski.

     

    Le jour, par les fenêtres, il peut voir des poules « courir d’un côté à l’autre de leur enclos en picorant ici et là, affolées par la prodigalité de l’offre, tels des savants fous dans une bibliothèque ». « Mais la nuit, quand les lampes sont allumées dans la bibliothèque, le monde extérieur disparaît et rien n’existe plus que cet espace rempli de livres. » Plutôt qu’un phare, sa bibliothèque est une sorte de « grand vaisseau » éclairé dans l’obscurité. Virginia Woolf a distingué un jour l’homme qui aime s’instruire de celui qui aime lire, et conclu qu’il n’y a « aucun rapport entre les deux ». Et Manguel de dissocier ses lectures du jour, pleines de concentration, systématiques, et la lecture nocturne « avec une légèreté de cœur qui frise l’insouciance. »

     

    Bibliothèque de bois (vue dans une vitrine lyonnaise).jpg

     

    Comme Une histoire de la lecture, La bibliothèque, la nuit est illustrée de photographies en noir et blanc des lieux et des choses dont il parle, par exemple cet escabeau muni en haut des marches d’un siège et d’un lutrin. Mais ce fou de bibliothèque qu’est Manguel nous fait voir, nous fait sentir avec des mots sa passion pour tout ce qui relève de l’univers des livres, dont la bibliothèque incarne l’ambition d’universalité. A l’origine, il y a deux symboles : la tour de Babel, dans l’espace ; la bibliothèque d’Alexandrie, dans le temps. Le lecteur existe, écrit Manguel, pour assurer à un livre une modeste immortalité. « La lecture est, en ce sens, un rituel de renaissance. »

     

    Il est bien sûr question de l’ordre dans lequel on range les livres, des catalogues, de l’espace toujours insuffisant. Microfilms et ordinateurs ont prétendu triompher du papier, Manguel leur oppose un démenti cinglant, preuves à l’appui. Les nouvelles technologies, très coûteuses, si elles rendent service, sont à l’origine de désastres lorsqu’elles prétendent remplacer l’original par sa copie virtuelle. Coûteuse version multimédia irrécupérable moins de vingt ans plus tard, banques de données perdues, les problèmes de sauvegarde sont tels que « notre héritage de plus en plus numérique est en grand danger de disparaître », affirme un expert mondial en la matière.

     

    L’ouvrage très documenté de Manguel aborde la question de l’accès aux livres, qui a motivé d’illustres créateurs de bibliothèques publiques comme Carnegie : il fit construire plus de deux mille cinq cents bibliothèques dans douze pays anglophones. John Updike le remercia pour la liberté qui lui avait été ainsi donnée « pendant ces années de formation pendant lesquelles, en général, nous devenons ou non des lecteurs pour la vie. »

    Censure, autodafés, un chapitre passionnant sur les formes des bibliothèques et des salles de lecture – « Les livres confèrent à une pièce une identité particulière » – Manguel aborde le sujet sous tous les angles, multiplie les anecdotes significatives. Dans la bien nommée collection Babel, La bibliothèque, la nuit ne compte pas moins de vingt pages de références bibliographiques et seize pages d’index ! Jamais ennuyeux, cet allègre panorama au royaume des bibliothèques nous apprend qu’on distingue les pierres « majuscules » et « minuscules » du tuffeau qui a servi à construire son antre, que des « biblio-bourricots » amènent des livres au cœur des campagnes colombiennes, que « tout lecteur est un voyageur qui fait une pause ou quelqu’un qui rentre chez lui. »

  • Cataclysme

    « En début de soirée, les manchettes des journaux feraient état d’un cataclysme.

    La vérité est que le ciel, par un jour sans ombre, s’abaissa soudain comme une grande toile de tente. Un silence violet pétrifia les branches des arbres et fit se dresser les récoltes dans les champs comme des cheveux sur une tête. Une trace de peinture blanche récente jaillit ici au flanc d’une colline, là sur une dune, plus loin déchira un bord de route d’un trait de clôture. Cela se passait peu après midi, un lundi d’été, dans le sud de l’Angleterre. »

     

    Shirley Hazzard, Le passage de Vénus (Incipit) 

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