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Culture - Page 29

  • Au fauteuil 29

    C’est en 2016, bien avant qu’il soit élu secrétaire perpétuel de l’Académie française, que paraît Un fauteuil sur la Seine d’Amin Maalouf, livre « né d’un remords » écrit-il au début de son Avant-propos. En 2011, il y succédait à Claude Lévi-Strauss. Devoir faire l’éloge de son prédécesseur, « selon le rituel de la Compagnie », lui a donné l’occasion de lire ou relire les ouvrages de l’anthropologue qu’il admirait beaucoup.

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    Jean Dufy, Paris, la Seine et Notre-Dame

    Ce même fauteuil avait été occupé par Renan « qui avait élu domicile dans un village du Mont Liban » pour y écrire sa Vie de Jésus, il voulait le mentionner dans son discours. Il ne lui restait plus de temps pour honorer aussi l’historien Joseph Michaud dont l’Histoire des croisades lui avait fourni des informations essentielles. En s’intéressant à ses « ancêtres » au fauteuil 29, connus ou inconnus de nos jours, il a décidé de consacrer son travail « à toute une lignée ».

    Dix-huit prédécesseurs ou « Quatre siècles d’histoire de France », comme indiqué en sous-titre. Pour chacun, un titre qui le dépeint. « Celui qui s’est noyé en voulant sauver son pupille », c’est le premier, Pierre Bardin, oublié comme presque tous les écrivains de sa génération. Des quarante premiers académiciens, on n’édite plus aucun livre. Ce premier chapitre a le mérite de raconter les débuts de l’Académie française, issue d’un cercle littéraire créé par Valentin Conrart, « écrivain sans relief mais fin lecteur et grammairien hors pair » qui réunissait régulièrement des amis.

    C’était en 1629. Pendant quelques années, ils étaient restés discrets, puis un jour, l’un d’eux en avait parlé à quelqu’un qui tenait à assister à une de leurs réunions. Une autre indiscrétion auprès de l’abbé de Boisrobert, familier du cardinal de Richelieu, amena celui-ci à leur offrir sa protection. De prime abord, le petit groupe n’y tenait pas, mais les rassemblements sans « agrément du prince » étant interdits, il valait mieux accepter, d’autant plus qu’ils pourraient librement fixer la forme et les règles de leur compagnie.

    L’Académie française est née en 1634. Sa première mission était de « généraliser l’usage du français dans tous les domaines du savoir », à une époque où certains préféraient encore écrire en latin, comme Richelieu lui-même. Il fut vexé qu’un excellent latiniste de l’Académie, le deuxième de la lignée 29, ait décrété à la lecture d’un de ses textes que c’était « du latin de bréviaire ! » Le troisième fut « préféré à Corneille ». Celui-ci « avait le tort d’être meilleur poète que le cardinal » (Corneille sera élu en 1647).

    « Celui qui allait renaître après deux siècles », le cinquième titulaire, devait son élection, « de l’avis général » à un Panégyrique encenseur dédié à Louis XIV. Mais Saint-Simon jugeait François de Callières « honnête homme » sous ses habits de courtisan. Son ouvrage De la manière de négocier avec les souverains, publié en 1716 avec un court succès, est sorti de l’oubli en 1917, des diplomates y ayant lu des passages éclairants. Traduit en différentes langues, ce livre contient des recommandations dont la portée est universelle et sert encore de référence dans de grandes universités et écoles de commerce.

    Plus connus aujourd’hui que Joseph Michaud dont Maalouf n’avait pu parler lors de sa réception à l’Académie, on trouvera dans la liste des dix-huit qui ont précédé l’auteur au fauteuil 29 les noms du physiologiste Claude Bernard, du célèbre Ernest Renan, d’Henry de Montherlant. Claude Bernard fut le premier savant à être honoré par des funérailles nationales, salué comme le « fondateur de la médecine moderne ». Renan, critiqué pour avoir écrit que Jésus était un « homme incomparable », souffre encore de sa réputation d’« ennemi juré du christianisme ».

    Ces Quatre siècles d’histoire de France traversés avec Amin Maalouf pour guide n’ont rien d’ennuyeux ni d’académique (au sens péjoratif). Un fauteuil sur la Seine est d’une lecture très agréable. Sans vouloir ni « réhabiliter » ses prédécesseurs les moins intéressants ni parler d’eux de manière impersonnelle, l’auteur se montre plein d’empathie pour chacun. En mettant l’accent sur les circonstances de leur élection ou sur leurs travaux ou sur « les péripéties de leur existence », Maalouf rend à la fois « la texture si particulière et à jamais perdue de chaque époque » (Vanessa Moley sur Herodote.net) et chaque personnalité, tout en montrant l’évolution de l’Académie française. 

  • Plus et plus fort

    zebraska,isabelle bary,roman,littérature française de belgique,surdoué,haut potentiel,différence,famille,culture,éducation,mèreLa psychologue à la mère de Martin :
    « Ce que ça implique concrètement ? Eh bien, son esprit atypique est notamment habité d’une sensibilité extrême qui rend insupportable pour lui un dixième de ce qui le serait par toute personne normo-pensante. Je parle ici du bruit, des odeurs, mais aussi des comportements. C’est ce qu’on appelle l’hyperesthésie. De plus, son esprit ne fonctionne pas de manière séquentielle, il ne voit pas les choses les unes après les autres, mais de façon globale, ce qui lui donne du mal à se concentrer sur une seule réalité à la fois. Cela engendre souvent de gros soucis d’apprentissage. Son quotient émotionnel est démesuré : tout le touche, l’ébranle et le blesse. Il capte plus et plus fort ce que les autres ressentent à peine. Il aime concevoir et non restituer. Son rythme mental est accéléré, il ne cesse de penser, ce qui est épuisant et le met en décalage par rapport aux autres. Sa pensée est vive et omniprésente, un peu comme un bavardage incessant dans sa tête. »

    Isabelle Bary, Zebraska

    Assiette décorée par Folon

  • Zebraska

    La lecture de Zebraska (2014) est mon premier contact avec l’œuvre d’Isabelle Bary, une autrice belge publiée depuis une vingtaine d’années. Les éditions J’ai lu l’ont publié en poche dans une nouvelle version « revue et augmentée » en 2020.

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    Martin, son jeune narrateur, quinze ans en 2055 quand son récit commence, a tendance à voir les choses en couleurs – « Il paraît que la majorité des gens ne voient pas le monde comme moi. » A la sortie du lycée, la plupart des élèves ont leurs lunettes holographiques sur le bout du nez. Lui se sent énervé, ses amis sont en retard. Louna est sa petite amie depuis ses huit ans. Scott, son « seul grand ami », est un « crâneur », contrairement à lui avec ses peurs, sa susceptibilité.

    Quand il se décide à leur dire qu’il est en train de lire un livre de papier qui le « met à l’envers », Scott le traite de « Barjot ». Martin les plante là. Ce « bouquin » le hante depuis des semaines, il est impatient de le retrouver. Sous sa couverture rouge, Zebraska porte une dédicace : « A mon petit zèbron Marty » [sic]. C’est un cadeau de sa grand-mère, Mamiléa, partie rejoindre son grand-père en Afrique. Martin est un « surdoué » ou plutôt un garçon « HP (haut potentiel) ». Ça ne dérange personne dans sa classe d’enfants intellectuellement précoces.

    Ce livre allait l’emporter « dans une autre dimension », avait dit son père en le lui remettant la veille de Noël. Martin vénère sa grand-mère, qui n’ignore pas que « plus personne ne lit de livres depuis des décennies » – les gens ont leurs lunettes pour s’informer et se distraire. Curieuse de ce qu’elle y raconte, dès qu’il le peut, son petit-fils fonce dans sa chambre pour en continuer la lecture, même s’il lui est difficile au début de se concentrer sur des pages sans images.

    Sa grand-mère a intitulé son récit Zebraska, « le monde qui refuse d’abandonner l’imaginaire au profit de la réalité », « peuplé de zèbres impertinents qui s’interdisent de ne plus croire en rien ». Mamiléa y raconte sa propre histoire autour de la question qu’elle se posait quand elle avait quarante ans : « comment être une bonne mère ? » Son histoire allait intéresser son petit-fils, elle en était sûre, puisqu’elle y parle de ses deux fils, Thomas et Mattéo (le père et l’oncle de Martin) et d’elle-même qui se voulait une mère idéale pour eux.

    Jusqu’alors, Martin ne s’est pas fort intéressé au passé de ses parents. L’histoire de Mamiléa lui fait découvrir que son père était un enfant « différent », avec de terribles exigences, souvent au détriment de son frère Mattéo avec qui tout était plus facile. Le livre l’obsède, son comportement change. « Ces pages me rendent fou. » En plus, son amie Louna flirte avec un « grand macho », il en est mortifié.

    Mamiléa raconte sa hantise : « La journée de Thomas s’est-elle bien passée ? » Elle se sent heureuse quand il rit, malheureuse quand il exprime sa frustration avec violence. Après l’heure du couvre-feu, bravant l’interdit, Martin n’a qu’un désir, reprendre sa lecture, comme sous le regard de sa grand-mère. « Celle qui toujours m’a apporté la paix se met à me faire réfléchir. » Elle a écrit : « Toi, Marty, tu es né après la Grande Bascule de 2027. » Quelle vie menait-on avant cette « révolution », le seul événement du passé encore enseigné ?

    Peu à peu lui vient l’idée de « jouer avec elle », de noter ses propres impressions, de participer à Zebraska en écrivant son propre récit, ses observations sur sa mère, infirmière, sur son père, architecte, sur ses compagnons de classe et sur June, la nouvelle, une jolie Canadienne irrésistible. Les chapitres du récit de Martin alternent avec le texte de Mamiléa en italiques.

    A travers la double histoire à la première personne de Martin lisant et écrivant, de sa grand-mère essayant toutes les manières d’être « une bonne mère », Isabelle Bary décrit leur façon d’être au monde et propose plusieurs points de vue sur la « différence ». On suit Martin dans sa vie de lycéen et à la maison. La vie de famille est si imprévisible pour les parents d’un enfant qui ne réagit pas comme les autres, si périlleuse pour l’enfant confronté sans cesse à de nouveaux défis et aux autres qui ne ressentent pas les choses comme lui.

    Pour Martin, que nous suivrons pendant quelques années, découvrir le passé de son père sera libérateur. Elle-même impliquée dans cette aventure maternelle compliquée, Isabelle Bary décrit par un biais intéressant, sautant une génération, la richesse d’une personnalité hors norme – « chaque revers a sa médaille ». C’est sa grand-mère qui transmet à Martin son histoire, celle de son père, son « héritage ». Zebraska nous raconte le vécu d’une famille avec un enfant « HP » et nous invite à une meilleure compréhension des uns et des autres.

  • Homme des plages

    Modiano coffret.jpg« Drôles de gens. De ceux qui ne laissent sur leur passage qu’une buée vite dissipée. Nous nous entretenions souvent, Hutte et moi, de ces êtres dont les traces se perdent. Ils surgissent un beau jour du néant et y retournent après avoir brillé de quelques paillettes. Reines de beauté. Gigolos. Papillons. La plupart d’entre eux, même de leur vivant, n’avaient pas plus de consistance qu’une vapeur qui ne se condensera jamais. Ainsi, Hutte me citait-il en exemple un individu qu’il appelait l’« homme des plages ». Cet homme avait passé quarante ans de sa vie sur des plages ou au bord des piscines, à deviser aimablement avec des estivants et de riches oisifs. Dans les coins et à l’arrière-plan de milliers de photos de vacances, il figure en maillot de bain au milieu de groupes joyeux mais personne ne pourrait dire son nom et pourquoi il se trouve là. Et personne ne remarqua qu’un jour, il avait disparu des photographies. Je n’osais pas le dire à Hutte mais j’ai cru que l’« homme des plages » c’était moi. D’ailleurs je ne l’aurais pas étonné en le lui avouant. Hutte répétait qu’au fond, nous sommes tous des « hommes de plages » et que « le sable – je cite ses propres termes – ne garde que quelques secondes l’empreinte de nos pas. »

    Patrick Modiano, Rue des boutiques obscures

     

  • L'homme sur la photo

    Rue des boutiques obscures (Prix Goncourt, 1978) de Patrick Modiano succède à Livret de famille (1977) dans Romans, un Quarto qui m’enchante. Première phrase : « Je ne suis rien. Rien qu’une silhouette claire, ce soir-là, à la terrasse d’un café. » Un soir, une terrasse, une silhouette, il n’en faut pas plus pour faire entrer les lecteurs dans une quête de soi et d’un passé dont on n’a pas les clefs.

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    1965. « – Eh bien, voilà, Guy… C’est fini…, a dit Hutte dans un soupir. » Le patron avec qui il travaille depuis huit ans ferme définitivement son agence parisienne de « police privée ». Il y laisse les Bottins et annuaires si utiles aux détectives, garde le bail de l’appartement et lui en laisse une clef. Hutte va s’installer à Nice pour sa retraite. Guy Roland, le narrateur, lui doit son « état civil » qu’il lui a procuré dix ans plus tôt, quand il a été « frappé d’amnésie », tout en lui conseillant de ne plus regarder en arrière mais de penser au présent et à l’avenir.

    Guy est sur une piste. Un certain Paul Sonachitzé, qu’il connaît à peine, l’emmène chez un ami qui tient un restaurant hors de Paris. L’ami le dévisage et se souvient d’un groupe de noctambules où Guy était accompagné d’un homme aussi grand que lui, Stioppa. Guy dit se rappeler « un peu » cet homme. Il reçoit alors deux éléments précieux : l’avis de décès d’une vieille dame dans le journal, où figure le nom de Stioppa de Djagoriew, et puis le nom de l’hôtel Castille, rue Cambon, dont Guy était peut-être client.

    Rue des boutiques obscures est un véritable jeu de piste : chaque chapitre introduit un indice que le suivant examine de plus près. S’il a bien connu Stioppa, Guy devrait le reconnaître. Le voilà donc posté sur le trottoir en face de l’église russe, dans le XVIe, pour observer ceux qui arrivent pour les funérailles. Un homme de haute taille en pardessus bleu marine le regarde – Stioppa ? Quand il s’en va après avoir salué les autres à la sortie de l’église, Guy demande à un chauffeur de taxi de suivre sa voiture.

    L’homme se gare puis entre dans une épicerie du boulevard Julien-Potin, Guy se décide à l’aborder : « – Monsieur Stioppa de Djagoriew ? » C’est bien lui. Guy prétend alors écrire sur l’Emigration et l’homme accepte de répondre à quelques questions chez lui, un peu plus loin. Il lui montre des photos avec les dates et les noms derrière, conservées dans une grande boîte rouge : les principales figures de l’Emigration y sont, « une litanie » de noms russes.

    Guy s’attarde sur une photo de groupe où l’on voit, « la main sur l’épaule de la jeune femme blonde, un homme très grand, en complet prince-de-galles, environ trente ans, les cheveux noirs, une moustache fine. » – « Je crois vraiment que c’était moi. » Rien n’est écrit au dos de cette photo. Stioppa ne reconnaît que Giorgiadzé, un vieil homme, et sa petite-fille Gay Orlow, restée longtemps en Amérique. L’homme très grand sur la photo, il ne le connaît pas et ne voit pas de ressemblance avec lui. Il lui offre toute la boîte.

    Grâce à Hutte, Guy reçoit de Jean-Pierre Bernardy, qui « a gardé des liens très étroits avec différents services », la fiche de Galina, dite Gay Orlow, née en 1914 à Moscou, mariée aux USA, divorcée, décédée en 1950 à Paris, « d’une dose trop forte de barbituriques ». La fiche, en plus de ses adresses successives à Paris, renseigne le nom de son ex-mari, pianiste de bar. Il finit par le retrouver à l’hôtel Hilton et le raccompagne jusque chez lui. L’homme est heureux de parler de Gay et lui donne le nom d’un Français qu’elle a connu en Amérique…

    De chapitre en chapitre, le narrateur suit la piste d’un nom, d’un lieu, d’un numéro de téléphone qui lui parle, guettant l’apparition d’un souvenir, d’une sensation familière. Il s’imagine être l’un ou l’autre, jouant au « Je » imaginaire qui est peut-être lui. L’enquête avance vraiment, grâce aux personnes qu’il rencontre et qui lui livrent des bribes d’un passé qui peut avoir croisé le sien.

    Désireux de « marcher sur ses anciens pas », il arpente Paris d’un quartier à l’autre. Il se déplacera à Megève, à l’étranger. Cette enquête sur une identité oubliée est troublante et même palpitante quand des indices se rejoignent, que des mystères sont éclaircis. Une foule de personnages prennent vie sous la plume de Modiano, ceux du passé, ceux du présent rencontrés en chair et en os. Qui donc peut être Guy Roland ?

    Rue des boutiques obscures n’est pas une adresse parisienne, mais romaine. C’est un titre magnifique pour ce roman dont on retient, en refermant le livre, qu’il est fait surtout de crépuscules et de nuits, de brouillard, de neige qui tombe, de lumière indécise. Cette reconstruction d’une mémoire qui cherche à combler ses failles est pleine de magie modianesque.