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Art

  • Pas seul

    Mizubayashi Suite inoubliable.jpg« Je vous écris parce que j’ai lu ce que vous avez gravé, avec un couteau sans doute, sur ce banc en bois, caché au milieu d’arbres centenaires dans un terrain vague à Shinano-Oïwake, non loin de chez mes parents. Le désir de paix et la colère contre la guerre qui vous animent ont fait écrire ces mots en latin :

    In terra pax hominibus bonae voluntatis.
    Dona nobis pacem. R.K.

    J’étais avec ma petite sœur quand j’ai découvert cette inscription. Nous étions venus dans ce terrain vague pour jouer au badmington. J’avais aussi mon violoncelle pour jouer les Suites pour violoncelle seul de Bach, notamment la première. Vous imaginez le soulagement que vos mots m’ont apporté ? « Je ne suis pas seul », me suis-je dit. « Non, je ne suis pas seul dans ce monde de fous. Voilà quelqu’un qui sent les choses comme moi, qui souhaite la paix aux hommes de bonne volonté », me suis-je répété. Vous n’avez pas écrit ces mots en japonais, ni en anglais, mais en latin. Pour vous protéger, bien sûr. »

    Akira Mizubayashi, Suite inoubliable

  • Violoncelle seul

    Après Ame brisée et Reine de cœur, Suite inoubliable achève magnifiquement la trilogie romanesque d’Akira Mizubayashi autour des thèmes de la musique et de la guerre. « Aux ombres, / pour qu’elles reviennent, / pour qu’elles revivent, / pour qu’elles parlent » : la dédicace du troisième récit rejoint celle aux « fantômes » du premier. Ces romans peuvent se lire isolément, sans problème, mais la lecture des trois volumes dans l’ordre chronologique permet de goûter les échos de l’un à l’autre.

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    Le titre du roman fait référence aux célèbres Suites pour violoncelle seul de Jean-Sébastien Bach et sa structure en découle : Prélude, Allemande, Courante, Sarabande, Menuet, Gigue – une suite de danses qui donnent ici leur titre aux chapitres situés à des époques différentes, entre 1934 et 2017. Le prologue est le récit d’une luthière, Hortense Schmidt. Elle a son atelier à Tokyo mais s’est réfugiée en 1945 au pied du mont Asama, à l’abri des bombardements américains, comme le lui a conseillé son ami Ken Mizutami.

    Elle a trente-six ans, Ken vingt-cinq. Le violoncelliste est venu chez elle avec son Goffriller sur le dos ; il a reçu « le fatidique petit papier rouge d’incorporation » dans l’armée impériale. Il lui raconte ses derniers jours passés avec sa petite sœur, sa découverte de mots latins gravés sur un banc exprimant un désir de paix qui l’ont ému au point d’écrire une lettre à cet inconnu, « un frère ». Il tient à la lui confier, ainsi que son précieux instrument prêté pour sept ans, à restituer en 1946. Après leur première et dernière nuit ensemble, une nuit d’amour : au matin, Ken joue pour Hortense la première Suite pour violoncelle seul de Bach avant de se mettre en route.

    « Prélude » revient sur le parcours de Ken, dont le père mélomane « considérait le quatuor à cordes comme un des sommets de l’art européen ». Initié au violoncelle à cinq ans, il a montré des capacités exceptionnelles. A seize ans, en juillet 1936, il est envoyé au Conservatoire supérieur de musique à Paris, pour prendre des leçons avec Maurice Maréchal. Celui-ci lui fait suivre des cours sur la musique de chambre (Haydn, Mozart, Beethoven, entre autres) et lui recommande d’assister aux concerts des grands musiciens comme Pablo Casals et Clara Haskill.

    En trois ans, son niveau de français s’améliore, il lit Stendhal. Avec d’autres jeunes musiciens, il forme « La Petite Bande » pour jouer ensemble. Puis il remporte le Concours international de Lausanne en interprétant le Concerto d’Edward Elgar en finale. C’est alors qu’il reçoit en prêt pour sept ans le violoncelle Goffriller, mais doit rentrer au Japon – c’est la guerre en Extrême-Orient. A Tokyo, c’est Hortense Schmidt qui prend soin de son instrument. Ken se rappelle Pablo Casals, réfugié à Prades, lui jouant Le Chant des Oiseaux, « une petite merveille pour violoncelle ». (Le portrait de Casals par Kokoschka (1954) figure en frontispice de la page de titre.)

    De 1945 au Japon, le récit passe en 2016 à Paris. Le luthier Jacques Maillard (le nom français de Rei, personnage d’Ame brisée) y accueille dans son atelier un violoncelliste réputé, Guillaume Walter. En jouant le Concerto d’Elgar, celui-ci a entendu un « imperceptible changement de sonorité » au début du deuxième mouvement. Le luthier décèle une « fracture d’âme », qui réclame une réparation minutieuse. A bientôt quatre-vingt-neuf ans, il va confier le travail à son assistante Pamina, trente ans, qu’il forme pour lui succéder.

    Pamina Schmidt, petite-fille de luthière, doit son prénom rare à l’amour de ses parents pour La Flûte enchantée. Elle est très émue en découvrant ce magnifique Goffriller de 1712 « jamais vu, mais qu’elle avait déjà vu quelque part ». En le détablant, elle va faire une découverte exceptionnelle qui va révéler tout un passé que je me garderai bien de vous raconter, de même que ses répercussions au XXIe siècle.

    Vous découvrirez d’autres personnages marquants autour de ceux que j’ai cités, dans ce milieu de musiciens et de luthiers, au Japon et en France, ainsi que des œuvres musicales qui y reviennent comme des personnages : Quintette à cordes avec deux violoncelles de Schubert, Quintettes pour clarinette et cordes de Mozart et de Brahms, Concerto d’Edward Elgar, Le Chant des Oiseaux, Divertimento K. 563 de Mozart, Trios à cordes D. 471 et D. 581 de Schubert…

    Suite inoubliable, Prix littéraire des musiciens en 2024, est un superbe roman sur le violoncelle et la musique, « langue » qui relie les êtres et les générations, en dépit des guerres, autour d’un désir d’harmonie et de paix. Les mélomanes et les amateurs de belles relations humaines ne peuvent manquer ce rendez-vous avec Akira Mizubayashi qu’on se le dise.

    * * *

    P.-S. En 2026, le Concours Reine Elisabeth sera dédié au violoncelle pour la troisième fois. De jeunes violoncellistes venant du monde entier se présenteront à Bruxelles, du 4 mai au 10 juin.

  • Remède

    nancy huston,reine du réel,lettre à grisélidis réal,littérature française,biographie,féminisme,prostitution,anticonformisme,écriture,création,culture« Toi, on te sauve à chaque fois in extremis. Tu te secoues, te rhabilles, te maquilles, te remets à rigoler, à danser et à boire… avant de chercher à mourir à nouveau. Ta gaieté légendaire, loin d’être un mensonge destiné à donner le change et à cacher ton désespoir, est plutôt une manière d’exprimer ce désespoir avec élégance. Oui, Gri : tout comme le blues ou la musique tzigane dont tu raffoles, ta gnaque est noblesse d’âme.
    Je me rends compte à quel point j’ai eu de la chance, comparée à toi. Mon père n’a pas disparu de mon enfance, il est resté très présent. Ma mère n’est pas morte dans ma quarantaine : elle est toujours là… Sur le chemin de l’immolation de soi par amour que tu as parcouru en grande randonneuse, je n’ai fait que quelques pas timides… avant de rebrousser chemin, épouvantée.
    Mais en fin de compte on a trouvé le même remède, toi et moi, à notre envie de mourir. Dans la même ville, qui plus est, et au même moment. Ce remède a pour nom : sororité. »

    Nancy Huston, Reine du réel. Lettre à Grisélidis Réal

  • Lettre à Grisélidis

    Dans Reine du réel. Lettre à Grisélidis Réal (2022), Nancy Huston rend un hommage très personnel à une « écrivaine, artiste peintre et prostituée suisse » (Wikipedia). Grisélidis (son vrai prénom) est née à Lausanne en 1929 – « Tu as l’âge de mes parents » – et décédée en 2005. Elle l’appelle « Gri », ce qui la distingue de l’héroïne de Perrault, patiente et soumise. Nancy Huston a longtemps reproché à Grisélidis Réal d’incarner « la pute au grand cœur », notamment dans son unique roman, Le noir est une couleur. Mais elle admire l’écriture de cette autodidacte, « l’envergure et la complexité » de son existence.

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    Très vite, elle compare leurs vies : « Filles aînées toutes deux, nous étions très amoureuses de notre papa. » Sans l’avoir jamais croisée « en personne », elle s’est rapprochée de Grisélidis Réal à travers ses traces, « œuvres peintes, livres, lettres, archives, interviews ». Elle a reconnu ces circonstances qui poussent à bout : « agressions sexuelles dans l’enfance, fragilité psychique et économique, colère contre la mère, désir de choquer » et même « envie de mourir ».

    Nancy Huston a écrit sur la prostitution, sur la pornographie, et milité pour le respect à l’égard des « travailleuses du sexe ». Ici, elle raconte la vie de cette fille de professeurs, Walter Réal et Gisèle Bourgeois, d’abord installés à Alexandrie, puis à Athènes où son père meurt à trente-trois ans (staphylocoque doré). Grisélidis et ses sœurs sont alors livrées à leur mère, détestée. A treize ans et demi (âge noté par sa mère), elle écrit le poème Le cycle de la vie – « A peine pubère, Gri, tu écris déjà comme la reine du réel que tu vas devenir. »

    Atteinte de tuberculose, Grisélidis Réal doit quitter l’école pour un sanatorium : « Par instinct de survie spirituelle, tu te désolidarises de ton corps. Lui est malade, d’accord, mais le vrai toi, c’est l’esprit léger qui gambade, rime, rythme, crée et danse dans les prés. Tu te mets à lire et à écrire, à peindre et à dessiner, à rêvasser. » Après le lycée, elle suit les cours de l’école d’arts appliqués de Zurich, pose nue pour des artistes, veut se débrouiller seule. A vingt-deux ans, enceinte d’un artiste, elle l’épouse. Il ne veut pas être père, elle ne veut pas avorter. Ses beaux-parents obtiennent la garde légale du petit Igor, qu’elle ne rencontrera que dix-sept ans plus tard.

    Onze grossesses, sept interrompues. A vingt-neuf ans, « tu te retrouves donc divorcée et mère de quatre enfants de trois pères différents : pas facile de faire mieux comme preuve de non-conformisme au modèle maternel. » Nouvelle hospitalisation pour tuberculose. Nancy Huston partage avec « Gri » le goût de la vie « casse-cou ». Quand celle-ci demande de l’argent à un homme, qui veut coucher avec elle en échange, elle accepte. Argent facile et l’esprit qui décide que « ce qui arrive au corps n’a aucune importance ». Nancy Huston revient souvent sur cette faculté de dissociation (qui me laisse perplexe).

    Grisélidis rencontre Bill, un Africain-Américain étudiant en médecine à Munich, schizophrène, et va s’installer avec lui en Allemagne. Ils sont fauchés, les enfants ont faim. Les petits boulots ne suffisent pas. Bill devient violent, l’envoie au trottoir. Grâce à un amoureux, elle rencontre une famille tzigane qui leur offre un abri, à elle et aux enfants. Un autre homme fait d’elle une dealeuse, elle se retrouve dans une prison pour femmes à Munich.

    Ce sera « la deuxième forge d’où sortiront tes armes de survie : armes d’artiste, cette fois. » Grisélidis tient un journal en prison, dont le titre sera Suis-je morte ? Suis-je encore vivante ? Elle écrit, elle peint. Expulsée d’Allemagne, elle retourne en Suisse et à la prostitution. A la lecture du Deuxième Sexe, elle trouve Simone de Beauvoir trop « cérébrale », ignorant qu’à cette époque, celle-ci écrivait des lettres d’amour passionnées à Nelson Algren.

    Printemps 1968, une bourse pour écrire, des amants, des cystites, des ruptures… Huston raconte les hauts et les bas, les actions de Grisélidis pour défendre les travailleuses du sexe, elle, « la prostituée libre, souveraine et généreuse » qui exerce un métier « non seulement nécessaire mais secourable » sans être une victime, selon elles. Sans doute est-ce « le goût de l’excès » (titre d’un chapitre) qui les rapproche : « Dans le fond des fonds, je suis comme toi une provocatrice, car provoquer c’est aussi bousculer, c’est essayer de réveiller un monde que, par moments, nous trouvons coupablement apathique et veule. » 

    Reine du réel fait découvrir la vie de Grisélidis Réal, résumée par ailleurs dans la préface de Chair vive, recueil de ses poèmes. Ce qui m’a surprise et gênée, c’est la façon dont Nancy Huston y mêle constamment sa propre expérience. Elle s’insurge tout de même contre les phrases « affligeantes » de Grisélidis sur sa compréhension ou son acceptation des violences masculines. Mais sa biographe, « enragée, engagée », revendique comme elle le choix de l’anticonformisme voire de l’outrance, le goût de tout vivre avec passion.

  • Langue étrangère

    akira mizubayashi,reine de coeur,roman,littérature française,japon,france,guerre,musique,amour,rencontres,culture« Dès les premiers jours de la rentrée, il s’était mis à étudier, avant même le début de l’enseignement à la fac, la langue étrangère de son grand-père, qui s’élevait devant lui comme une montagne à escalader, à l’aide d’un gros manuel muni de trois CD. Ceux-ci ne satisfaisaient guère son appétit dévorant pour la musique de la langue. Comme il était avide de documents sonores, d’images cinématographiques où les sons français s’offraient à profusion dans la sensualité frémissante des voix d’homme et de femme les plus diverses ! Combien de fois il avait écouté l’enregistrement  du Petit Prince lu par Gérard Philipe ! Combien de fois il avait prêté une oreille attentive à des pages célèbres de Balzac ou de Flaubert magistralement lues par Michel Bouquet, Michel Piccolo ou Fanny Ardant ! Le français était comme un royaume invisible, habité par des voix à timbres multiples, qu’il découvrait peu à peu, en l’arpentant de long en large, en l’explorant jusque dans les parcelles les plus obscures. »

    Akira Mizubayashi, Reine de cœur