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sizun

  • Il pleut

    « Il pleut ce matin. Il pleut doucement sur la plage, sur la mer. Il pleut partout. Une pluie impalpable, un brouillard de pluie, une pluie irréelle, qui tombe presque sans bruit, ou plutôt si, un très petit bruit, comme un murmure. C’est ce frôlement imperceptible que j’ai entendu d’abord en me réveillant. Sa musique silencieuse envahissait la chambre.
    Tu ne m’as pas appelée. » 

    Marie Sizun, Plage.

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  • Une plage, un été

    L’été retrouvé, c’était le cadeau du Midi en ce mois de septembre, avec ses plages moins encombrées mais encore bien occupées, avec ses villes qu’on arpente en tenues d’été et lunettes de soleil, alors que les collections d’automne s’exposent en vitrine, avec ses repas en terrasse, à l’ombre, pour se protéger de la chaleur. Demain commence une nouvelle saison. 

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    Pourquoi mettre un point derrière un titre ? C’est sur ce détail de la couverture, charmante, avec ce portrait de femme (Jo) assise à dessiner sur le sable, par Hopper, que s’ouvre Plage. de Marie Sizun, un roman sur l’attente. C’est le milieu de l’été en Bretagne (dans cette lumière changeante qu’aimait aussi Bonnard, dont je vous parlerai bientôt, si différente du soleil écrasant de la Côte d’Azur). 
     

    Anne s’est installée à l’hôtel en annonçant que son « mari » – « c’était plus simple » – arriverait à la fin de la semaine. Sur sa serviette de bains aux poissons blancs, elle comprend tout de suite que « Les plages de Bretagne, ce n’est pas pour les femmes seules ». Mais la perspective d’y passer bientôt une semaine avec François suffit à occuper ses pensées. Et puis, elle aime lire (Anne est bibliothécaire, c’est à la bibliothèque qu’ils ont fait connaissance). Elle aime aussi observer les choses, les gens, comme ce tableau qui la fascine, près de l’escalier où on l’a mise à une petite table pour personne seule : « une jeune femme en noir, tenue de ville – façon Jean Béraud, tu vois ? – qui traverse une cour de ferme assez misérable ».

    C’est à son amant que son récit s’adresse. Anne lui confie ses humeurs, décrit les personnes qu’elle rencontre en promenade, les couleurs de la mer. « Une plage, c’est un théâtre ouvert à tous les regards, un théâtre où cent histoires se déroulent simultanément. Quelle tentation de papillonner de l’une à l’autre, pour moi qui, en attendant que tu sois là, n’en ai pas, d’histoire, moi qui suis libre comme l’air ! » La sonnerie de son téléphone portable, un « petit air irlandais », fait sa joie, elle espère entendre sa voix à lui, et non celle de sa mère, Elle se sent heureuse de l’aimer, de l’attendre. 

    Les histoires des autres renvoient souvent aux nôtres. Une jeune femme solitaire, plus loin, lit Henry James près de deux petits enfants très sages. La mère et la fille qui viennent s’installer près d’Anne, en froid, lui rappellent sa propre mère, qu’elle déteste, qui se montrait toujours jalouse de sa complicité avec son père et la considère comme une pauvre fille. La tension entre ces deux-là fait ressortir davantage la tendresse qui lie la jeune mère et ses enfants. « Je ne sais pourquoi j’ai éprouvé alors cette morsure de tristesse. Cette petite douleur. Il faut vite que tu viennes me retrouver, mon amour. Je me croyais moins fragile. »

    L’observation des gens et l’évocation de son passé d’enfant unique ne détournent cependant pas la vacancière de son leitmotiv, l’attente amoureuse, avec ses deux versants : le souvenir de leurs débuts qu’elle ravive, leurs premiers mots, leurs premiers gestes, et l’anticipation de cette semaine qu’ils vont vivre à deux, François et elle, pour la première fois. Professeur de philosophie, presque cinquante ans, François est marié, il a deux enfants. Il a promis de l’appeler de Tours, où il passe quelques jours avec sa famille chez les parents de sa femme, avant de la rejoindre. Mais il le fait trop rarement, et trop rapidement à son goût, depuis une cabine. Pourquoi refuse-t-il d’avoir un téléphone portable ? François ne porte jamais de montre, est toujours en retard – « Cette horreur du temps, des lisières, des contraintes, des liens, c’est toi, je sais. »

    Anne ne cesse de penser à lui, sur cette plage « où le passé affleure dans un présent incertain ». Elle décompte les jours, nage, suit les allées et venues, écoute les conversations, lit, rêve devant les formes des nuages. Une fillette tenant la main de son père réveille le souvenir du sien, un couple maussade lui rappelle les disputes de ses parents. Très tôt, elle a compris que son père était un homme infidèle ; sans l’aimer moins pour autant, elle lui enviait sa façon de s’en aller prendre l’air, imaginait ses maîtresses – « A présent, c’est moi la maîtresse. La tienne. »  

    Le temps passe et la mélancolie s’insinue, le temps change. La patronne de l’hôtel, attentionnée, l’inscrit malgré elle à une excursion vers la Pointe du Raz. La jeune femme et ses enfants y participent aussi, mais la journée est gâchée par la pluie. Ce sera l’occasion de se rapprocher pour Anne et Claire, la jeune femme qui doit avoir dix ans de moins qu’elle, et avec qui le courant passe aussitôt. A Claire, elle ose confier son inquiétude, à propos de cet homme qu’elle attend, dont les appels la déçoivent, cet homme qui n’est pas son mari, mais le mari d’une autre. En quelques jours, Anne passe de l’impatience à l’anxiété. 
     

    Marie Sizun, avec sensibilité, mais moins d’intensité que dans La femme de l’Allemand, peint à petites touches un portrait de femme amoureuse. Plage. est le roman des petits riens qui font ou défont la vie. Sans doute trop prévisible, ce récit vaut surtout par le rendu des mille et une nuances du jour, des états d’âme, de la solitude.

     

  • Illunés

    « Tout en faisant chauffer l’eau du thé, en mettant les tasses sur un plateau, tandis qu’elle continue à massacrer la petite chanson d’autrefois, tu penses au poème de Baudelaire, à ces illunés dont il parle avec fascination, ces êtres marqués par la lune et par la folie. Une folie bienheureuse. Une folie magnifique. C’est toi qui avais choisi Les Bienfaits de la lune, sans même y réfléchir, inconsciemment, sans voir que, si cet texte te touchait tant, c’est qu’il t’évoquait la Fanny de ton enfance. Pas cette démente. »

    Marie Sizun, La Femme de l’Allemand

    lune%20du%2012-3-08%20zoom.jpg 

    Chers visiteurs de Textes & Prétextes, je pars pour deux semaines, mais
    je vous ai préparé un florilège varié que vous découvrirez aux jours habituels.
    N'hésitez pas à y réagir en mon absence. Bonne lecture !

    Tania

  • La fille de l'Allemand

    L’émotion, si absente du Portrait d’Assouline, s’infiltre à chaque page de La Femme de l’Allemand (2007) de Marie Sizun. Née en 1940, celle-ci se consacre à l’écriture après avoir enseigné la littérature française à Paris, en Allemagne et en Belgique. Une retraite féconde. Son roman troublant est si intense que je l’imagine lié à des souvenirs personnels, peut-être ici exorcisés. Il s’adresse à la deuxième personne à une petite fille, Marion : « Cette image-là. Tu sais bien. Au commencement de tout. » 

    Schiele, Portrait d'Edith Schiel assise en robe rayée (sur Wikimedia commons).jpg

    La maman de Marion est « malade ». A dix-huit ans, en 1943, Fanny, a aimé un soldat allemand dont elle a eu cette enfant. Ses parents, les D…, Henri et Maud, l’ont rejetée, elle s’en est allée de cette famille dont elle méprise les valeurs bourgeoises, ne gardant de lien qu’avec tante Elisa, discrète et compatissante. Marion est née à Tours : « Elle dit que c’est toi, à ta naissance, qui l’avais guérie. Toi, sa fille, son amour. »

     

    Dans leur petit appartement de la rue Saint-Antoine à Paris, la mère et la fille vivent ensemble, en face de l’église Saint-Paul. « Pendant longtemps elle est si proche de toi que tu ne l’observes pas : tu dois avoir cinq ans lorsque tu t’avises qu’elle n’est peut-être pas tout à fait comme les autres femmes ; qu’elle n’est pas
    coiffée comme il faudrait, comme les dames que tu croises dans la rue le sont (…). Elle, ses cheveux noirs et plats pendant sur ses épaules, en désordre. Elle porte des chemises d’homme, à carreaux, le plus souvent sur un pantalon. Et puis, elle ne se maquille pas. Du tout. »

     

    Marion partage d’abord les goûts de Fanny pour le dessin, les livres, le cinéma. Aux murs, Fanny a punaisé des reproductions, dont « l’une représente la femme d’un peintre, un jeune peintre autrichien qui s’appelle Schiele. » De son père, Marion ne sait pas grand-chose, à part qu’il est mort et qu’il était « allemand » – un secret dont il ne faut parler à personne. Quand un jour où Fanny traverse la rue, comme d’habitude, en dehors des passages pour piétons, se glissant entre les voitures, avec
    sa fille accrochée à sa manche, un chauffeur furieux lui crie « Vous n’êtes pas un peu cinglée de traverser comme ça ? Et avec un enfant encore ? », Marion reçoit le mot comme une gifle : « Il y a là quelque chose dont tu perçois confusément le caractère redoutable ; quelque chose qui atteint le prestige de ta mère et te fait mal. »

     

    Avenue de Suffren, où la fillette se rend le dimanche, seule (tante Elisa vient la chercher), ses grands-parents qui se font appeler « Tante Maud » et « Oncle Henri », l’intimident et parfois la glacent par « leur langage et leurs manières ». Jamais, là-bas, on ne parle de Fanny. Marion a entendu Maud confier à une amie : « Des deux enfants que Dieu nous avait donnés, il nous a pris l’un, mon petit Charles ; il nous a ôté l’autre. » – « On s’exprime bizarrement, avenue de Suffren. Alors tu sais sans comprendre. Tu comprends sans savoir. »

     

    En grandissant, Marion se pose de plus en plus de questions sur son père : mort comment ? où ? quand ? Fanny : « A la fin de la guerre. Mort de froid. En Russie, où on les envoyait tous, surtout quand ils étaient jeunes. » – Est-ce la vérité ? Peu avant ses sept ans, Marion vit la première crise de sa mère, qui parle « beaucoup, beaucoup trop, beaucoup trop haut », se lève la nuit, chantonne, murmure, puis enchaîne d’une voix « toute changée, une voix inconnue, rogue, masculine » des chansons familières et des comptines d’enfant. Marion a peur.

     

    Le matin, c’est encore pire. Fanny s’empare d’un marteau et frappe sur le gong de l’oncle Charles de toutes ses forces, en hurlant. Les voisins crient d’ouvrir, mais Marion reste assise « tremblante sur le bord du lit » jusqu’à ce que, miraculeusement, sa mère s’arrête puis s’allonge sur son lit. Marion ouvre alors la porte au vieux Dr Attal qui fait une piqûre à Fanny endormie. On va l’emmener à l’hôpital, elle a besoin de soins, de repos. A l’école du quartier, tout le monde est au courant, les filles rient de sa mère qui est folle. « Tu remues cette nouvelle incroyable dans ta tête : ta mère est folle. »

     

    C’est le premier des séjours avenue de Suffren, où elle partage la chambre de tante Elisa. Marion y a froid et s’y ennuie. Ce sont ensuite les premières retrouvailles avec Fanny, « plus tout à fait la même » – « Mais c’est peut-être toi, aussi, qui as changé : tu jettes sur elle, à présent, un autre regard, méfiant, circonspect, peureux. » Entre elles, une nouvelle distance. Pour un temps, les voilà à nouveau bien ensemble, heureuses des séances au cinéma le soir, ensemble à l’église même, mais de son « regard de petit juge », Marion observe sa mère qui « fait tout trop haut, fait tout trop fort », « pas comme les autres ».

    La Femme de l’Allemand raconte toutes les étapes de la douleur d’une femme, atteinte de psychose maniaco-dépressive. Marion grandit dans le malaise d’être la fille d’une folle et d’un inconnu qu’elle aurait voulu connaître, qui lui a donné ses cheveux blonds frisés et dont elle décide d’apprendre la langue, au lycée. Dans la culpabilité aussi : elle n’a pu tenir la promesse arrachée par sa mère de ne pas la laisser emmener à l’hôpital, de lui éviter les électrochocs j'ai pensé au témoignage de Janet Frame à ce sujet dans Un ange à ma table (tome I, Ma terre, mon île), si bien rendu au cinéma par Jane Campion.

    Marie Sizun nous offre un récit bouleversant, tant par la sensibilité du dialogue de la narratrice avec elle-même, dans des mots simples mais au plus juste du ressenti, que par la solitude de sa mère, déracinée de la vie normale, en proie à ses démons intérieurs, cherchant à les distraire, et cédant davantage à chaque assaut de son
    terrible mal. Portrait d’une enfance aimante et douloureuse. Portrait d'une femme. Portrait d'une famille qu’en grandissant, Marion apprend à regarder autrement que
    par les yeux de sa mère.

    Illustration : Egon Schiele, Portrait d'Edith Schiele en robe rayée (1915)