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  • Pimpant Namur

    Une belle expo au musée Rops, c’était bien sûr aussi l’occasion d’une promenade dans Namur. J’ai trouvé la ville particulièrement pimpante sous le soleil de juillet (une date bien choisie, le lendemain il pleuvait). Au-dessus de la Meuse, les flâneurs apprécient l’Enjambée, cette passerelle ouverte en 2020 qui relie Jambes et Namur.

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    Namur : l'Enjambée sur la Meuse

    Cet été, on peut découvrir à Namur « Le jardin extraordinaire de Kalbut ». L’artiste wallon conçoit ses œuvres à partir de matériaux de récupération et représente des animaux de la région. Juché sur une branche d’arbre près de l’église Saint-Loup (église baroque qui a fasciné entre autres Victor Hugo et Baudelaire), Martin le pêcheur nous a séduits par son allure et ses couleurs. (Les maquettes des neuf sculptures sont exposées à l’Office du tourisme.)

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    Namur : Martin le pêcheur © Kalbut

    En plus du grand patrimoine architectural namurois, c’est un plaisir, en se promenant dans la vieille ville, d’observer des détails aux façades des maisons comme ce bas-relief « A la maison blanche » au-dessus de la porte d’un établissement désaffecté.

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    Namur : Agrandir pour voir "A la maison blanche" au-dessus de la porte

    Dans la rue Haute Marcelle, une fresque de Kahef rend hommage au folklore local : « Vive Nameur po tot » (Vive Namur pour tous) peut-on lire près du gamin ouvrant un livre d’où sortent deux échasseurs (« du wallon namurois « chacheu » qui désigne le jouteur sur échasses » dixit Wikipedia). Les échasseurs namurois, qui ont plus de six siècles d’existence, sont aussi représentés par une statue en bronze (au rond-point des Échasseurs). 

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    Namur : street art signé Kahef

    De nombreuses potales (« du wallon potè, qui signifie petit trou ») ont survécu aux façades, ces niches qui abritent une statue de la Vierge ou d’un saint. Celle de « La vieille maison », sur une façade datée de 1775, est mise en valeur entre deux lanternes au-dessus de la porte de ce café-bar et de la jolie croix ouvragée de l’imposte.

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    Namur : L'ancienne maison

    Il y a des boutiques attrayantes dans les ruelles, comme la sympathique enseigne d’« Il fera beau demain » où nous sommes entrés, juste pour ressentir cette ambiance de caverne d’Ali Baba qui contribue « à entretenir un petit coin de rêve, de charme, de poésie au sein du vieux Namur » (site). J’y ai photographié cette vaisselle Copenhague que nous utilisions chez ma grand-mère, un classique qui garde la cote, apparemment.

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    Namur : vaisselle Copenhague (Il fera beau demain)

    Voici le merveilleux Gérard le renard de Kalbut, sur une place dont je vous parlerai prochainement. Son socle accueillait quelques amatrices de crèmes glacées, d’autres passants cédaient à l’envie de se faire tirer le portrait en sa compagnie. Ses couleurs sont bien choisies et ses griffes semblent redoutables.

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    Namur : Gérard le renard © Kalbut

    Autre personnage du folklore namurois, le Molon, un coq à la main gauche et une boîte de quête à la main droite. Avec un « 40 » au-dessus du « M » de son chapeau, la statue se dresse devant la maison natale de Nicolas Bosret, auteur de l’hymne namurois « Li Bia Bouquet », le premier directeur « des 40 molons ». La royale société Moncrabeau, « probablement la plus ancienne société folklorique de Wallonie », à vocation philanthropique et musicale, organise un concours de menteries au monument dédié à Nicolas Bosret, un buste à l’arrière duquel se trouve le siège où doit s’asseoir le candidat menteur (détails ici).

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    Namur : Le Molon ©  Vinciane Renard

    Parmi les animaux figurés par Kalbut, les oiseaux ont ma préférence. Voici Léon le héron, un poisson dans le bec, sur l’esplanade de la Confluence où arrive l’Enjambée et où les enfants peuvent se rafraîchir aux jets d’eau aléatoires. Un peu plus loin, un autre volatile, Victor le pic-vert : il a l’air malicieux, non ?

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    Namur : Léon le héron & Victor le pic-vert © Kalbut
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    Namur : Vue de la Confluence vers la Citadelle (la Tortue brille sur l'herbe, à droite)

    Nous montons là les escaliers pour admirer d’en haut le confluent de la Sambre et de la Meuse. On se retourne vers l’esplanade pour admirer, au-dessus des briques rouges du Parlement wallon, la citadelle de Namur où brille désormais la Tortue dorée de Jan Fabre, Searching for Utopia, posée là lors d’une exposition en 2015 et conservée depuis lors. Nous irons la voir de plus près à l’occasion d’une autre balade namuroise en bonne compagnie.

  • Gommes & linos

    Dans le catalogue de l’exposition Le Cercle des femmes peintres & Kikie Crêvecoeur, Margaux Van Uytvanck présente une belle synthèse de son travail et de son parcours d’artiste : « Kikie Crêvecoeur et la gravure. Voyage imaginaire au pays des mille et une gommes ».

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    © Kikie Crêvecoeur, Conte(s) à rebours, 2008-2009,
    impressions de gommes gravées sur post-it, 150 x 150 cm. Collection de l'artiste

    Les « gommes » de Kikie Crêvecoeur, dont j’ai retrouvé au musée Rops une série d’œuvres vues à la Bibliotheca Wittockiana, restent un axe essentiel de son travail de gravure. Ci-dessus un détail d’une spirale, Conte(s) à rebours, pour vous permettre d’apprécier la diversité des estampes avec lesquelles elle raconte le fait marquant du jour : un mot, un dessin, une date, une trace de son quotidien mêlé à l’actualité du monde.

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    © Kikie Crêvecoeur, Tapis Boud'rikiki (détail), installation, 2024

    Au pied d’un mur où sont accrochées les « Trognes », l’artiste a étalé une bordure florale, un « Tapis d’Boudrikiki » où des impressions recto verso et en couleurs composent une installation éphémère mêlant les mots et les images. En agrandissant la photo, vous y trouverez des fleurs, des cœurs, des aphorismes, des clins d’œil au visiteur...

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    © Kikie Crêvecoeur, Nzomba (détail), 1995, 100 x 200 cm,
    estampe marouflée sur toile, linogravures, gommes et empreintes, tirage unique.
    Collection de l'artiste.

    L’exposition montre de beaux ensembles comme « Elles viennent dans la nuit » pour illustrer un texte de Corinne Hoex. « Nzomba », une œuvre dans les tons bleu-vert réalisée en écoutant des polyphonies des pygmées Aka, évoque la forêt et leur mode de vie : l’œuvre est composée de six reproductions d’une linogravure sur lesquelles Kikie Crêvecoeur est intervenue avec des impressions de gommes, les doigts, les couleurs. (Dans leur langue bantou, « nzomba » veut dire « forêt » et « nzombi », l’esprit de la forêt.)

    Le Cercle des femmes peintres & Kikie Crêvecoeur, Musée Rops, Namur > 08.09.2024

  • Le Cercle des peintres & Kikie Crêvecoeur

    Le musée Rops de Namur récidive dans la mise en valeur des femmes artistes avec une exposition à ne pas manquer cet été : Le Cercle des femmes peintres & Kikie Crêvecoeur. Si la graveuse contemporaine m’avait déjà épatée à la Bibliotheca Wittockiana, j’ignorais l’existence de ce collectif « actif dans le monde de l’art belge à la fin du XIXe siècle ». Le Cercle des femmes peintres a organisé quatre expositions entre 1888 et 1893, au même endroit et dans la même période que les XX autrement présents dans l’histoire de l’art.

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    Alix d’Anethan (1848-1921), Dans l’atelier de l’artiste ou Les Aquafortistes, s. d.,
    huile sur toile, 108,4 x 137,5 cm. Courtesy Galerie Ary Jan, Paris.

    « Le mérite d’avoir remis le Cercle des femmes peintres dans la boucle de la recherche en histoire de l’art revient entièrement à Alexia Creusen », peut-on lire dans l’avant-propos du catalogue (source des citations). Cette plasticienne et historienne de l’art liégeoise est l’autrice de Femmes artistes en Belgique. XIXe et début XXe siècle. Les 88 artistes qui ont participé aux quatre salons du Cercle sont presque toutes oubliées – Denis Laoureux les présente chacune dans une notice (de deux lignes à une page selon les cas) dans un « Dictionnaire » en dernière partie – et leurs œuvres, souvent perdues ou dans des réserves « malgré des tableaux d’excellente facture et des carrières exemplaires ». 

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    Alice Ronner (1857-1906), La cruche d'étain (détail), 1887,
    huile sur toile, 80 x 64 cm, MRBAB, Bruxelles

    Des gravures de Kikie Crêvecoeur accompagnent de salle en salle ces peintures de l’époque de Félicien Rops. Je n’ai pas photographié, à l’entrée de l’exposition, le jeu de ses linogravures en réduction et aimantées (Bribes et échappées, 2006) que les visiteurs sont invités à déplacer à leur guise sur un panneau, mêlées à des pages de catalogues du Cercle des femmes peintres. 

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    Page de catalogue, Cercle des femmes peintres, Bruxelles

    Dans l’atelier de l’artiste ou Les Aquafortistes d’Alix d’Anethan (ill. 1) « montre des artistes femmes rassemblées autour de la représentation du paysage à l’aquarelle sur papier alors que le tableau lui-même est peint à l’huile sur toile, en grand format, et montre non pas un coin de nature mais une pratique artistique ». A son époque, non admises dans les écoles d’art, les femmes se formaient dans des ateliers privés, souvent tenus par des peintres masculins. Alix d’Anethan a participé à de multiples salons, belges et parisiens.

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    © Kikie Crêvecoeur, Courriers Ping-Pong avec Anne Leloup, Jo Ann Lanneuille et Marine Domec,
    2022-2024, estampe. Collection de l'artiste

    Dans un angle figurent neuf petits portraits peints récemment sur carton par Kikie Crêvecoeur, Mes amies complices. La graveuse bruxelloise s’est liée dès ses années de formation avec d’autres artistes : « le travail en collectif apparaît comme un fil rouge » dans sa carrière. Elle fait partie de l’Atelier Razkas. Lors d’échanges avec des amies artistes par « courrier créatif », elle introduit aussi la couleur dans des estampes joliment japonisantes.

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    Berthe Art (1857-1934), Les oeillets (détail), s. d.,
    pastel sur papier, 67 x 82 cm, Berko Fine Paintings, Knokke

    Un pastel signé Berthe Art, Les Œillets, témoigne de sa prédilection pour la peinture florale et de son art dans la composition comme dans le rendu des matières. Un triptyque panoramique, Les rochers en mer (collection privée), montre une autre facette de son art. En plus de la première exposition du Cercle, Berthe Art a exposé régulièrement dans les salons triennaux belges jusqu’au début du XXe siècle, et aussi à Cologne, à Londres – une carrière internationale. Une Nature morte avec fleurs (et pêches) de Marie de Bièvre est très belle aussi.

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    © Kikie Crêvecoeur, Des Milliers (I à XXV...), 2013-2017, ensemble de linogravures,
    25 x (60 x 14,5 cm), work in progress. Collection de l'artiste

    Avant de monter l’escalier, je suis retenue par Des Milliers (I à XXV…), un ensemble de linogravures où figurent, alignés, des troncs d’arbres élagués. Kikie Crêvecoeur a commencé en 2013 cette série en hommage aux victimes des camps nazis. Le titre fait référence à la chanson de Jean Ferrat (« Ils étaient vingt et cent, ils étaient des milliers... ») et au film d’Alain Resnais Nuit et brouillard

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    Henriette Calais (1863-1951), Vers la lumière, vers 1895,
    aquarelle sur papier, 46,5 x 90 cm. Courtesy Galerie Drylewicz, Paris

    D’Henriette Calais, revoici l’Allégorie féminine vue à Tournai. Je m’attarde devant deux aquarelles de cette peintre symboliste, Vers la lumière et Ames solitaires, de 1895. Sur le site de la galerie Drylewicz (Paris), vous pouvez lire une présentation très intéressante de cette artiste. J’y ai découvert son travail de sculptrice, « un vaste et ambitieux projet de monument destiné au parc Josaphat, à Schaerbeek » sur le thème de La Fontaine d’amour, dont on montre une maquette en plâtre. 

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    Louise De Hem (1866-1922), Intimité, 1901,
    pastel sur papier, 100 x 84,2 cm. Yper Museum, Ypres

    Les œuvres marquantes ne manquent pas, je reviendrai sur celles de Kikie Crêvecoeur. J’admire longuement Intimité de Louise de Hem, un pastel aux couleurs délicieuses. Il contraste si fort avec Femme au jasmin d’Alix d’Anethan, mais ces deux portraits sont des œuvres silencieuses et introspectives d’une grande beauté. Je retiens la Mer phosphorescente de Marguerite Verboeckhoven et le Paysage de forêt de Clémence Jonnaert. 

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    Alix d’Anethan (1848-1921), Femme au jasmin, s. d.,
    huile sur toile, 74 x 96 cm. Collection privée

    Après avoir revu les salles consacrées à Félicien Rops, c’était agréable de sortir dans le jardin du musée, où des extraits de sa correspondance sont présentés parmi les fleurs qu’il aimait : « les fleurs m’ont consolé de bien des peines » (Lettre à Rassenfosse). Les arbres, la nature, la poésie du quotidien, Kikie Crêvecoeur n’a pas fini de nous les montrer, à sa manière. Avec Le Cercle des Femmes peintres, elle vous attend à Namur jusqu’au 8 septembre.

  • Fleur de câprier

    Ferrante Fleur de câprier.jpg« Dans une des nombreuses maisons où j’ai vécu, jeune, un rejet de câprier poussait à chaque saison sur le mur exposé à l’est. Sur cette pierre nue, mal scellée, la moindre graine trouvait de quoi s’enraciner. Ce câprier, surtout, poussait et fleurissait avec tant de superbe et des couleurs si subtiles que j’en ai gardé une image de force juste, d’énergie douce. Chaque année, le paysan qui nous louait la maison arrachait les plantes. En vain. Quand il embellit le mur au moyen d’un crépi, il étendit de ses propres mains une coulée uniforme, qu’il peignit d’un bleu pâle insupportable. J’attendis longuement, confiante, que les racines du câprier l’emportent une nouvelle fois et viennent rider le calme plat du mur.
    Aujourd’hui, alors que je cherche le chemin des souhaits à adresser à ma maison d’édition, j’ai le sentiment que cela s’est produit. Le crépi s’est fendillé et le câprier a rejailli avec ses premiers germes. Voilà pourquoi je souhaite à e / o de poursuivre sa lutte contre le crépi, contre tout ce qui harmonise par l’effacement. Et ce, en faisant éclore avec entêtement, saison après saison, des livres en forme de fleur de câprier. »*

    Elena Ferrante, Frantumaglia. L’écriture et ma vie

    *Ecrit pour le quinzième anniversaire des éditions e / o (1994).

  • Ferrante : écrire

    Elena Ferrante, Frantumaglia. L’écriture et ma vie (2016, traduit de l’italien par Nathalie Bauer, édition augmentée, 2018). Ce gros livre qui m’a attirée sur un présentoir de la bibliothèque contient une importante correspondance de la romancière italienne. En plus des échanges avec ses éditeurs, on y lit ses réponses écrites aux questions des journalistes à propos de ses livres – d’abord L’amour harcelant et Les jours de mon abandon, puis sa célèbre tétralogie L’amie prodigieuse.

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    Inutile de préciser que son « anonymat » (terme qu’elle réfute, puisqu’elle signe ses romans) ne cesse d’être questionné. Invariablement, elle réaffirme son choix de ne pas se montrer dans les médias : « Je ne crois pas que les livres aient besoin des auteurs, une fois qu’ils sont écrits. S’ils ont quelque chose à raconter, ils finiront tôt ou tard par trouver des lecteurs. » Pour elle-même, cela « engendre un espace de liberté créative absolue », en plus de « placer l’œuvre au centre de l’attention ». Et cela protège aussi, ajoutera-t-elle plus loin, la « communauté napolitaine » dont elle s’inspire.

    Nous lisons Homère ou Shakespeare sans savoir grand-chose de leur personne. Les vrais lecteurs n’ont pas besoin de savoir qui ou comment elle est, c’est surtout, pense-t-elle, une obsession de journalistes qui préfèrent s’intéresser à cela plutôt qu’à l’œuvre et au travail littéraire. J’admire sa résistance à la curiosité médiatique (sa biographie sur Wikipedia et maints articles en témoignent).

    Frantumaglia offre néanmoins un aperçu de sa personnalité et de ses choix en tant qu’écrivaine, ainsi que de belles réflexions sur l’acte d’écrire. Ses racines : « J’ai grandi par addition de choses vues, écoutées, lues ou griffonnées, rien de plus. » Le contexte napolitain dans lequel elle a grandi. La relation avec sa mère. Elena Ferrante a obtenu une maîtrise de lettres classiques. Elle étudie, traduit, enseigne, elle lit, elle écrit. Depuis toujours, elle aime conter des histoires, cela lui importe plus que la « belle page ».

    On a souvent rapproché Elena Ferrante d’Elsa Morante, vu les consonances. Ferrante ne cache pas son admiration pour cette romancière qu’elle n’a jamais rencontrée, elle la cite, la qualifie même d’« insurpassable ». Elle évoque des lectures marquantes, des écrivains, et surtout des écrivaines qui ont prouvé la puissance littéraire des femmes et ouvert la voie : Jane Austen, Virginia Woolf, Clarice Lispector, Alice Munro…

    Et qu’est-ce que la « frantumaglia » ? « Ma mère m’a légué un mot de son dialecte qu’elle employait pour décrire son état d’esprit lorsqu’elle éprouvait des impressions contradictoires qui la tiraillaient et la déchiraient. Elle se disait en proie à la frantumaglia. » Un des cinq mots « où fourrer tout ce dont j’ai besoin », écrit Elena Ferrante. « Tout ce qui a revêtu pour moi un sens durable s’est déroulé à Naples et s’exprime dans son dialecte. »

    Elle a choisi ce mot pour intituler le recueil de textes que l’éditeur souhaitait publier après la parution des Jours de mon abandon (2002) dix ans après L’amour harcelant, proposition acceptée à condition que les textes y soient liés. Ce sont, par exemple, ses réponses au cinéaste Mario Martone qui lui envoie son scénario inspiré de L’amour harcelant. Elle l’annote avec des remarques sur les personnages, les dialogues (le film L’amour meurtri date de 1995) et, ce faisant, éclaire certains aspects du roman.

    De même, ses réflexions sur Olga, dans Les jours de mon abandon, insistent sur la résistance de son héroïne (contrairement à Anna Karenine ou à Emma Bovary). Rendre la complexité des femmes lui importe énormément. Pour Ferrante, ce ne sont pas des êtres en souffrance mais en lutte. La troisième partie porte sur la suite de son œuvre. Poupée volée (2006), son roman qu’elle considère comme « le plus acrobatique, le plus téméraire », celui auquel elle est « le plus douloureusement attachée », lui a rendu possible l’écriture de L’amie prodigieuse.

    Le gros roman qu’elle projetait sur l’amitié entre Lena et Lila s’est transformé en tétralogie, ce n’était pas prévu. Ce qui importe le plus à la romancière, c’est la « vérité littéraire », le mot bien utilisé, l’énergie de la phrase pour exprimer ce « magma » de l’intériorité qui se heurte à « la maîtrise de soi ». « Raconter le mieux possible ce qu’on sait et ce qu’on sent, la beauté, la laideur, la contradiction. » L’écriture est centrale : « J’ai le sentiment de bien travailler quand j’arrive à partir d’un ton sec de femme forte, lucide, cultivée, comme le sont les femmes de la classe moyenne d’aujourd’hui. »

    Elena Ferrante écrit de très belles choses sur les lecteurs et sur le « troisième livre » qui « se forge » dans le rapport que la vie, l’écriture et la lecture entretiennent. Vous trouverez dans Frantumaglia son souci de dire les choses avec justesse et comment elle conçoit « l’invention romanesque ». C’est passionnant.