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Rechercher : anne le Maître

  • Zuckerman enchaîné

    Après avoir lu Exit le fantôme (2007), il me fallait absolument remonter aux débuts de Nathan Zuckerman, le héros et le double « de fiction » de Philip Roth (1933-2018). Zuckerman enchaîné rassemble les quatre premiers titres du cycle. L’écrivain fantôme (titre plus fidèle que L’écrivain des ombres dans la première traduction de The Ghost Writer, 1979) fait apparaître le jeune Nathan en admirateur de l’écrivain E.I. Lonoff à qui il rend visite.

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    A vingt-trois ans, Zuckerman a publié quelques nouvelles et se rend, très ému, « à la retraite du grand homme » au bout d’un chemin de terre dans les Berkshire. La tenue soignée du « maestro » (titre du premier chapitre) le surprend, et tout chez lui, ses manières méticuleuses, son salon « simple, confortable, très en ordre », la vue des « grands érables sombres et des champs de neige » par les fenêtres, lui plaît tellement qu’il se dit : « Voici comment je vivrai. »

    Elevé à Newark par des parents aux petits soins dans un quartier « ni riche, ni pauvre », avec un frère plus jeune qui l’idolâtre, Nathan vit et écrit dans un « réduit » en bas de Broadway, quand il ne travaille pas à New Jersey, trois fois par semaine, à faire du porte à porte pour placer des abonnements à des illustrés. Avec l’aide de son éditeur, il a été admis « pour les mois d’hiver, comme résident à la Quahsay Colony, la retraite rurale pour artistes en face de la colline de Lonoff, juste de l’autre côté de la frontière de l’Etat. »

    C’est de là qu’il a envoyé à Lonoff les numéros de la revue qui a publié quatre nouvelles de lui, avec une lettre où il lui disait l’importance que son œuvre a eue pour lui, comme celle de ses « frères de race », Tchekhov et Gogol. Très vite, Nathan explique au lecteur qu’il n’ambitionne pas moins que devenir le « fils spirituel » de Lonoff. Il dispose par ailleurs d’un père aimant, mais celui-ci est pédicure et non artiste, et reste effaré par ce qu’écrit son rejeton. Cela fait plusieurs semaines qu’ils ne se parlent plus.

    « Le héros typique des récits de Lonoff (…) semblait dire quelque chose de neuf et poignant aux Gentils à propos des Juifs et aux Juifs à propos d’eux-mêmes (…) ». Une fois décrites les raisons de son admiration, Zuckerman relate leur entrevue, les questions qui lui sont posées, sa curiosité en apercevant une fille magnifique assise sur un tapis dans le bureau de travail dont Hope, la femme de Lonoff, a poussé la porte : sa fille ? Il imagine déjà de se fiancer avec elle.

    Lonoff résume son art tout simplement : « Je combine des phrases, voilà ma vie. » L’écrivain décrit sa manière de faire, son emploi du temps. L’entretien avec Nathan est interrompu par diverses sollicitations qui agacent Lonoff et puis par l’apparition de la jeune Amy Bellette : elle travaille à la bibliothèque de Harvard et met de l’ordre dans les manuscrits du maître. Elle lui annonce avoir trouvé « vingt-sept versions différentes de la même nouvelle » intitulée « La Vie est embarrassante » !

    Nathan Zuckerman reste pour le dîner. Lonoff lui porte un toast inoubliable, « A la santé d’un nouvel écrivain merveilleux ! », ce qui le libère complètement de sa timidité. A son épouse, le vieil écrivain déclare que ce que leur jeune invité écrit « témoigne d’une certaine turbulence qu’il faut entretenir et pas au milieu des bois ». Quand la conversation tourne autour de Miss Bellette, la tension monte et Nathan assiste à une scène terrible, ce qui n’empêchera pas les deux écrivains, le maître et le débutant, de discuter ensuite de littérature toute la soirée. C’est entendu, comme il ne cesse de neiger, il restera dormir dans le cabinet de travail.

    « Qui aurait pu dormir après cela ? » C’est peut-être, pour Nathan, l’occasion rêvée d’écrire à son père (qui veut le « sauver » de ses « erreurs ») la lettre d’explication qu’il attend, après que son fils a laissé sans réponse la lettre d’un juge réputé à qui son père a demandé d’intervenir pour le raisonner sur la façon dont il parle des Juifs dans ses écrits. Mais les bruits, les conversations nocturnes qu’il écoute avidement, l’observation du bureau de Lonoff, de sa bibliothèque, tout cela lui importe davantage.

    Le petit déjeuner à quatre, le lendemain matin, comme dans « une famille heureuse », ne sera pas des plus ordinaires. On en apprend davantage sur Amy Bellette, qui se prend pour Anne Frank, et on découvre à la fin pourquoi Lonoff dit à Nathan Zuckerman : « C’est comme d’être marié à Tolstoï. » L’écrivain fantôme, avec ferveur et humour, raconte comment « la folie de l’art », selon la formule d’Henry James, se vit au quotidien, à travers le regard d’un jeune écrivain qui ne perd pas une miette de ce qui s’offre à lui. Irrésistible.

  • Galerie P. Rosenberg

    21 rue La Boétie : le titre du récit d’Anne Sinclair (pas encore lu) est celui de la belle exposition que je viens de visiter à Liège, au musée de la Boverie (jusqu’au 29 janvier 2017). L’histoire d’un grand-père juif, Paul Rosenberg (1881-1959), et de sa galerie d’art parisienne emportée dans la tourmente du nazisme. S’il n’y a aucune commune mesure entre la « solution finale » et le pillage des œuvres d’art pendant la seconde guerre mondiale, c’est néanmoins une très intéressante période de l’histoire de l’art et de l’histoire tout court qui se déroule là.

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    La galerie Paul Rosenberg s’ouvre à Paris en 1910, quand les galeries marchandes se multiplient dans la capitale française et inventent une autre façon de présenter les œuvres d’art que celle des « salons » traditionnels. La reproduction en grand de l’enseigne publicitaire peinte par Watteau pour Gersaint, marchand d’art, forme un beau portail au seuil de l’exposition. De nombreux textes (en français, néerlandais, allemand, anglais) jalonnent ce parcours très didactique dans l’histoire de la galerie Paul Rosenberg.

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    Watteau, L'Enseigne de Gersaint (1720)

    On y découvre une affaire de famille, du commerce d’art et d’antiquités d’Alexandre Rosenberg avenue de l’Opéra (le père venu de Slovaquie en 1878) aux galeries fondées par ses fils. Léonce Rosenberg, l’aîné, défend les cubistes à L’Effort moderne, puis son frère ouvre au 21, rue La Boétie la galerie Paul Rosenberg, avant Londres (1936) et New-York (1941). Une vidéo sur écran panoramique raconte cet essor des galeries d’art à Paris et « le système Rosenberg », à savoir les méthodes qui ont permis au galeriste un tel succès.

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    Paul Rosenberg en 1914, au 21 rue La Boétie © Archives Paul Rosenberg.

    En plus des expositions périodiques de qualité qu’il organise et fait connaître par le biais d’affiches, de catalogues, d’annonces dans la presse, Paul Rosenberg présente chez lui des ensembles décoratifs mêlant œuvres d’art et meubles d’antiquaires : ainsi, il donne à ses clients une idée de l’effet d’un tableau dans un intérieur. En accrochant à l’étage des toiles de maîtres du XIXe siècle, il rassure ceux qui hésitent encore devant la peinture moderne.

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    Picasso, Etudes pour du papier à lettres pour la galerie Paul Rosenberg

    A la demande du galeriste, Picasso dessine une vue pour son papier à lettres : on peut voir dans une vitrine diverses études d’une vue sur mer par une fenêtre ouverte où les lettres « P » et « R » s’arrondissent dans le fer forgé du balcon. Puis un portrait de Paul Rosenberg qu’il a dessiné à la mine d’un plomb, près d’une grande photographie. « Picasso, Matisse, Braque, Léger… » annonce l’affiche de « 21 rue La Boétie » ; il manque à cette liste des artistes phares de la galerie le nom de Marie Laurencin, la première artiste vivante à être promue par Paul Rosenberg, dès 1913. 

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    Marie Laurencin, Les deux Espagnoles, 1915, collection particulière

    Il est vrai qu’avec Picasso, le plus célèbre, qui le rejoint en 1918, se noue une véritable complicité : Paul Rosenberg l’installe dans un atelier confortable au 23, rue La Boétie, à côté de chez lui. Cette année-là, Picasso, en pleine période cubiste, peint dans une facture classique le portrait de Mme Rosenberg et de sa fille Micheline (grand-mère et mère d’Anne Sinclair) en voisin et ami de la famille – la petite l’appelait « Casso ».

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    Fernand Léger, Le déjeuner (Le grand déjeuner), 1921-1922, MOMA, New York

    Magnifique grand Déjeuner de Fernand Léger (1921-1922), un prêt du MOMA, où le peintre installe trois femmes « post-cubistes » aux longs cheveux noirs rassemblés d’un côté du visage, un livre, du thé, un chat, dans un décor tout en rythme géométrique, droites et courbes : du rouge, du jaune, des aplats de couleurs pures animent cette composition qui évoque à la fois la vie moderne et le quotidien. Près d’une grande photo de la cage d’escalier du 21, rue La Boétie dans les années 30, une visionneuse permet de voir d’autres photos N/B de la galerie et de de la manière d’y présenter les œuvres.

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    Corot, La liseuse, ca. 1845-1850, Collection Fondation E.G. Bürhle, Zurich

    Des documents d’époque rendent compte des activités de la galerie Paul Rosenberg : feuillets d’expositions, lettres, et c’est un formidable inventaire de peintres qui ont marqué l’histoire de l’art au XIXe siècle et dans la première partie du XXe. Si La route de Versailles de Sisley est un prêt du musée d’Orsay, Sur la route de Versailles à Louveciennes (La Conversation) par Pissarro, Avant le départ (sur un champ de courses) et un portrait du vicomte Lepic par Degas viennent de la Fondation Bührle à Zurich. De même, une belle Liseuse de Corot : en montrant des peintres dont la réputation ne laisse aucun doute, Paul Rosenberg rassurait sa clientèle fortunée sur la valeur des peintres contemporains.

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    Georges Braque, Femme à la mandoline, 1937, MOMA, New York

    Que les admirateurs de Georges Braque ne manquent pas cette exposition, notamment pour Femme à la mandoline et Le Duo, deux superbes compositions. De Braque, on découvre une nature morte en mosaïque de marbre dans une table basse, une des quatre tables où Paul Rosenberg, avant de vendre sa maison parisienne après la guerre, a fait poser les mosaïques qui ornaient les murs de sa salle à manger (le « Quartet Rosenberg »). Une très belle nature morte de Picasso, toute en nuances de gris avec un accent rouge, Pichet et coupe de fruits (1931), est restée longtemps dans la famille Rosenberg. J’ai aussi aimé sa Nature morte à la tête antique (1925, Centre Pompidou), un des dons de P. Rosenberg à la France en 1946.

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    Picasso, Pichet et coupe de fruits, 1931, Collection David Nahmad, Monaco

    De Marie Laurencin, on expose de belles toiles comme Les deux Espagnoles (1915, collection particulière) et La Répétition, un groupe de jeunes femmes avec un chien, entre autres. Mariée à un baron allemand, elle avait dû s’exiler en Espagne durant la Grande Guerre. Matisse, qui a longtemps vendu ses œuvres en toute indépendance, rejoint Paul Rosenberg en 1936. Leçon de piano, Robe rayée, de beaux Matisse figurent à l’exposition. On y montre aussi le côté souvent méconnu ou caché du marché de l’art : Paul Rosenberg était connu pour bien payer les artistes et on affiche le barème qu’il utilisait en 1936 pour fixer la valeur des toiles qu’on lui confiait, selon leur format et leur sujet (figure, paysage, marine).

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    Matisse, La Leçon de piano, 1923, Collection particulière

    Si l’entre-deux-guerres est une période féconde, les années 1940 voient s’effondrer tout un univers. De façon très pertinente, l’exposition de Liège montre la rupture idéologique créée par les nazis entre l’art « allemand » et l’art « dégénéré » : une large section de 21, rue La Boétie explique et illustre cet épisode de notre histoire de façon très intéressante, avec des films d’archives, des photos, des affiches des expositions organisées à ce sujet en Allemagne. Et des tableaux deux par deux, un même sujet peint tantôt de façon réaliste ou académique, tantôt de façon moderne. Ainsi peut-on apprécier à quel point par exemple Gauguin, avec Le sorcier d’Hiva Da (1902), ou Picasso, avec La famille Soler (1903, acquis par la ville de Liège à la vente « de Lucerne » en 1939), créaient au début du XXe siècle un art absolument nouveau.

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    Entrée de l'exposition "Art dégénéré"
    https://www.welt.de/kultur/gallery1020894/Die-Diffamierungs-Ausstellung-der-Nazis.html

    On peut même y écouter de la musique « dégénérée ». Tout ce qui touchait de près ou de loin à ce que les nazis appelaient la « juiverie » était visé par ces odieuses campagnes de propagande. J’ai été frappée, en regardant un film, par les visages impassibles des gens qui se pressaient à l’exposition d’art dit « Entartete kunst », comme s’ils évitaient à tout prix de manifester leur sentiment. Le comble, c’est que cette exposition tournante montrée dans les grandes villes allemandes a été vue par plus de trois millions de visiteurs, le record pour une exposition d’art moderne à cette époque !

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    Galerie Paul Rosenberg, New York

    Ce sont des années fatidiques pour la galerie Paul Rosenberg à Paris. C’est même dans sa propre maison, au 21, rue La Boétie, que s’installe en 1941 « l’infâmant Institut d’Etude des Questions Juives ». Heureusement Rosenberg avait des œuvres à l’étr

  • Couleur

    « Avant que nous puissions nommer la couleur que nous voyons, elle est en nous. »

    Chapelle St Vincent 2.JPG

    « Devinette : qu’est-ce qui est si fragile que même dire son nom peut le briser ?

    Le silence… »

    Chapelle St Vincent 3.JPG

    Siri Hustvedt, Un monde flamboyant

    Photos : Chapelle St Vincent au cimetière de Grignan,
    mise en lumière d'Ann Veronica Janssens, 2013

  • La nuit de Lola Lafon

    De sa nuit au musée Anne Frank le 18 août 2021, Lola Lafon avait parlé avec émotion à La Grande Librairie. La lecture de Quand tu écouteras cette chanson m’a bouleversée. Elle y rend hommage à la jeune fille juive qui a tenu son journal dans « l’annexe », où sa famille a vécu cachée des nazis pendant plus de deux ans, une jeune autrice à part entière.

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    Fac-similé du Journal d'Anne Frank exposé au Anne Frank Zentrum de Berlin en 2008.

    Quand tu écouteras cette chanson touche à l’intime, au non-dit. Lola Lafon s’y dévoile avec pudeur, avec intensité. Elle parle de ses origines, de sa famille, de ses rapports avec la « judaïté », de la jeune fille qu’elle a été, de choses et de personnes sur qui elle n’avait jamais écrit jusque-là. « Anne Frank, que le monde connaît tant qu’il n’en sait pas grand-chose. » Lors d’un entretien préalable, le directeur du Musée lui demande ce que la jeune Anne représente pour elle, ce qui la met mal à l’aise. Elle lui envoie un mail qui se termine sur cette citation de Duras : « Si on savait quelque chose de ce qu’on va écrire, avant de le faire, on n’écrirait jamais. Ce ne serait pas la peine. »

    Laureen Nussbaum est « l’une des dernières personnes en vie à avoir bien connu les Frank, […] une pionnière : elle étudie le Journal en tant qu’œuvre littéraire depuis les années 1990. » Elle raconte à Lola Lafon combien Anne, onze ans, la sœur de son amie Margot, était bavarde, « pénible et adorable » pour les adultes. Les deux sœurs étaient très gâtées par leur père Otto, « un homme moderne, pour l’époque », attaché à ce que ses filles soient éduquées et critiques.

    Après avoir fui l’Allemagne en 1933, leurs familles s’étaient  rencontrées à Amsterdam. La capitulation de la Hollande en mai 1940 les prend au piège, puis les premières mesures antijuives. Anne Frank énumère le 20 juin 1942 tout ce que les juifs doivent faire et tout ce qui leur est interdit – première page où elle rend compte « d’autre chose que de son quotidien d’écolière ». Tous craignent la « convocation » envoyée aux jeunes juifs de seize à vingt ans. Le 6 juillet 1942, Margot, seize ans, n’étant pas au cours, Laureen passe chez elle : « La porte de l’appartement des Frank est entrouverte. Les pièces sont vides, les lits défaits. »

    Laureen Nussbaum invite Lola L. à lire les quatrièmes de couverture du Journal (Het Achterhuis en néerlandais), « extrêmement révélatrices » de ce que les éditeurs ont souligné et des mots qu’ils ont évités. En laissant dans l’ombre l’essentiel : Anne écrivait pour être lue, et non « vénérée » comme une sainte ou un symbole. En mars 1944, dans l’Annexe, Anne Frank avait entendu à la radio le ministre de l’Education en exil demander aux Hollandais de « conserver leurs lettres, leurs journaux intimes » comme futurs témoignages précieux. Aussitôt elle s’était mise à retravailler son texte.

    Autorisée à passer la nuit dans l’Annexe, Lola Lafon sait qu’elle passera dix heures dans un lieu vide – Otto Frank, le seul survivant, a exigé que l’appartement reste dans l’état. « On dira : dans l’Annexe, il y a rien et ce rien, je l’ai vu. » Huit personnes sont restées vingt-cinq mois ensemble dans cette cachette au-dessus des bureaux de l’entreprise, où cinq employés leur fournissaient « vivres, livres et encouragements ». Silencieux, immobiles, sauf une heure pendant la pause du déjeuner.

    Lola Lafon raconte comment elle s’est préparée, ce qu’elle a lu, elle qui « depuis l’adolescence, détourne les yeux ; celle qui ne regarde pas de documentaire sur la Shoah. Celle qui n’a lu que peu de livres à ce sujet. » Mais elle « sait » cette histoire. L’histoire des familles russes, polonaises, qui ont tout quitté pour rejoindre « une France de fiction, celle d’Hugo, de Jaurès et de la Déclaration des droits de l’homme ». C’est l’histoire de sa famille, « l’abîme » auquel elle a tourné le dos à l’adolescence.

    Aspirant plus que tout à être « normale », elle restait vague sur ses origines russo-polonaises – « ma blondeur était un passeport vers la tranquillité. » Jamais elle ne disait qu’elle était juive. Elle a grandi en Bulgarie et en Roumanie, elle est trilingue : français, anglais, roumain, mais « aucun accent, aucune appartenance ».

    Au Musée Anne Frank, Teresien da Silva lui raconte les préparatifs d’Otto Frank jusqu’au 5 juillet 1942 : Margot a reçu la convocation redoutée, ils partiront le lendemain matin, Anne « ne pourra emporter que l’essentiel. » C’est dans la chambre étroite des parents et de Margot qu’un lit de camp a été installé pour l’écrivaine, la chambre d’Anne est juste à côté.

    Pourquoi elle écrit, son enfance en Roumanie et son arrivée à Paris à l’âge de douze ans, pourquoi on tient un Journal, la publication du Journal d’Anne, l’arrestation et le sort des Frank, la rencontre d’une déportée… La nuit passe et Lola Lafon n’arrive pas à franchir la porte de la chambre d’Anne Frank. Rien de convenu dans Quand tu écouteras cette chanson, plutôt des battements de la sensibilité, de la mémoire – d’où surgiront des mots qu’elle n’avait jamais écrits. Entrer dans la nuit de Lola Lafon au musée Anne Frank est une lecture à part, intime, troublante, au cœur de l’absence et de la présence.