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Temps

  • Encore là

    Desarthe Le Château des Rentiers.jpg« A regarder mes grands-parents et leurs amis, on ne craignait pas de devenir vieux. Car vieux ne signifiait pas « bientôt mort ». Vieux signifiait « encore là ». Vieux, au Château des Rentiers, était synonyme de temps. Non pas du peu de temps qu’il reste, mais du temps dont on dispose pour faire exactement ce que l’on a envie de faire. Le temps était celui, délicieux et coupable, du sursis. Ils avaient survécu. Ils sur-vivaient et conjuguaient ce verbe au pied de la lettre : vivant supérieurement, et discrètement aussi, à la façon des superhéros, dont les superpouvoirs sont enivrants et doivent demeurer secrets. »

    Agnès Desarthe, Le Château des Rentiers

  • Un projet d'avenir

    Quand Agnès Desarthe (°1966) avait présenté Le Château des Rentiers (2023) à La Grande Librairie, son sujet m’avait beaucoup plu, et je suis heureuse de l’avoir trouvé à la bibliothèque. Le titre renvoie au nom d’une rue parisienne, celle de l’appartement de ses grands-parents maternels, Boris et Tsila Jampolsky. « Dans moins de dix ans, j’aurai l’âge qu’avaient mes grands-parents quand ils sont devenus propriétaires du petit appartement de la rue du Château des Rentiers. »

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    Agnès Desarthe en 2023 ©Celinę Nieszawer/Édition de l'Olivier/Leextra (source)

    « Un projet d’avenir », titre de la troisième séquence (chacune de quelques pages), décrit une attente que nous avons tous ressentie, j’imagine, celle d’être « plus grande ». A huit ans, raconte Agnès Desarthe, elle rêvait de la belle jeune fille qu’elle serait quand elle en aurait dix-sept. Ensuite elle a pris pour modèle une amie, puis une chanteuse. Elle s’est rêvée « jeune agrégée d’anglais », puis « écrivain ». A vingt-quatre ans, elle l’est devenue, et aussi mère, traductrice, et depuis lors elle a laissé « filer le temps ».

    Dans les années 1990, avec une dizaine d’amis, ils faisaient tout ensemble, se donnaient souvent rendez-vous près du tennis municipal. De l’autre côté de la rue, le nom d’une maison de retraite les « enchantait » : « MAPI » – « comme une contraction de mamie et papi ». Ils s’imaginaient alors fréquenter le même établissement quand ils seraient vieux, pour passer la fin de leur vie ensemble.

    Ce « fantasme d’une vie communautaire du grand âge », elle sait qu’il vient du mode de vie de ses grands-parents et de leurs voisins. A soixante-cinq ans, ils avaient convaincu leurs amis d’acheter avec eux, sur plan, dans une tour pas encore construite, un petit appartement pas cher, moderne. Grâce à cela, ils se retrouvaient très facilement les uns chez les autres, Tsila et Boris, Marianne et Mme Grobo, Tania et son mari David, Froïm, Esther… « Personne n’était riche. Tout le monde avait souffert. Sur certains poignets, on lisait une série de chiffres tatoués. Je n’ai su que des années plus tard ce que cela signifiait. »

    Le pacte passé avec ses propres amis trentenaires prévoyait de s’entraider – « Je me demande si nous comprenions quoi que ce soit à la vieillesse. La douleur n’entrait pas dans nos prévisions. » Agnès Desarthe se rappelle un festival littéraire en Ecosse, où elle présentait son troisième roman traduit en anglais, Cinq photos de ma femme. Le personnage principal, devenu veuf à plus de quatre-vingts ans, elle l’avait imaginé en se basant sur les souvenirs de son grand-père.

    Au moment des questions, une très vieille dame au premier rang lui avait hurlé dessus : « Comment osez-vous parler de la guerre ? Comment osez-vous parler de la vieillesse ? […] Vous n’avez pas le droit de parler de ce que vous ne connaissez pas. » Elle allait lui répondre quand, à sa grande surprise, sa gorge s’était soudain nouée, elle s’était mise à pleurer, incapable de parler – une aphasie passagère dont l’avait sauvée le directeur de l’Institut français en l’emmenant déjeuner.

    Sans ordre véritable, Le Château des rentiers relate peu à peu la vie de ses grands-parents et de leurs voisins, tous originaires de Bessarabie, les visites qu’elle leur rendait, l’avancement de son projet pour un endroit où se retrouver ensemble entre amis, tout cela mêlé à une réflexion sur l’âge, sur la vieillesse, dont elle n’a jamais eu « une conscience claire ». Elle se souvient, par exemple, de l’obstétricien choqué de la voir, à quarante-six ans, enceinte d’un quatrième enfant.

    Pour y voir plus clair, elle interroge les autres, recueille les paroles de « seniors » sur l’âge, la vieillesse, prend rendez-vous avec un architecte pour lui soumettre son plan d’un habitat collectif convivial, leur « phalanstère ». Et ses amis d’autrefois ? Qu’en pensent-ils à présent ? Entretiennent-ils comme elle ce rêve d’un futur en commun ? 

    Juste après la mort de sa mère, Agnès Desarthe n’avait pas eu le courage de regarder une vidéo de la fondation Spielberg où celle-ci, à cinquante-neuf ans, avait témoigné sur les années de guerre. Enfin elle se décide à la voir et à l’écouter. Séquence après séquence, Le Château des Rentiers raconte des moments vécus avec sa famille, ses amis, ses enfants. Beaucoup de rencontres et une prise de conscience du temps qui passe sans rien de lourd ou de convenu : son récit est chaleureux et parfois drôle. « Les années s’amenuisent, qu’importe ? Plus le temps qui me reste à vivre diminue, plus ce que j’ai vécu enfle et prospère. »

  • L'invitation

    Parmi les couleurs qui donnent leur titre aux différentes parties de La mise à nu, un roman de Jean-Philippe Blondel, « Terre d’ombre » est celle qui correspond le mieux à son narrateur, Louis Claret. Professeur d’anglais, il se rend à un vernissage – genre d’événement où il ne se sent pas à sa place – à l’invitation d’un peintre autochtone qui s’est fait un nom, Alexandre Laudin. Celui-ci a été son élève vingt ans plus tôt dans cette ville de province et « fait la fierté de la ville et de ses habitants ». Il sera le second protagoniste du roman.

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    Encore quatre ans à enseigner et Claret sera débarrassé de son agacement croissant devant les terminales « qui passaient leur temps à tenter de consulter leur portable ». En général, il préfère rester chez lui, mais en rentrant ce vendredi soir dans son appartement froid, il a monté le chauffage puis est ressorti avec l’invitation en poche. Peu intéressé par le public présent, il observe sur les toiles de « grandes silhouettes grises » aux « visages déformés » : un monde « froid et brutal ». Il trouve l’artiste « perturbant, certes, toutefois pas réellement novateur » et plutôt répétitif dans ses dernières œuvres.

    « Vous souriez, monsieur Claret ? » Dans la salle la plus éloignée du grand hall, le professeur sursaute quand Alexandre Laudin l’interpelle. Flatté que son ancien élève se souvienne de son nom, il est encore plus surpris de l’entendre dire qu’il aimait ses cours, avant qu’on vienne le chercher pour un discours. La trentaine, d’une belle prestance, ce n’est plus « le chat famélique » qu’il croisait dans les couloirs du lycée.

    Un mois plus tard, Alexandre Laudin lui téléphone pour l’inviter à passer chez lui le lendemain, à son pied-à-terre, « une sorte de loft, un peu à l’écart du centre-ville ». Les deux filles de Claret lui reprochent son manque de vie sociale, aussi il accepte, puis, contrairement à ses habitudes, farfouille dans ses cartons d’archives. Il retrouve le « pâle sourire » d’Alexandre Laudin sur la photo de la première littéraire de 1996-1997, parmi d’autres au caractère bien plus marqué. « Je plonge rarement mes mains dans ce fatras car je ne suis guère attiré par le passé. Pas plus que par l’avenir, d’ailleurs. Seul l’actuel peut retenir mon attention, et encore, de façon intermittente. »

    L’appartement d’Alexandre est grand, son atelier sous les combles éclairé par une verrière. Il voudrait l’avis de son ancien prof sur l’évolution de sa peinture. Claret n’a pas de « vraie culture picturale », mais vu l’insistance de l’artiste, lui répond franchement. Alexandre l’emmène alors dans une autre pièce où un triptyque lui « saute à la gorge » : une femme, un homme, puis les deux côte à côte – « un peu plus âgés que moi. Défaits. La mine allongée. Les lèvres sèches. Des plis amers aux commissures. » Les parents du peintre.

    Claret entre en « dialogue muet » avec ces portraits « sans concession ». Il se rappelle toutes ces années où sa femme et lui ont rempli leur rôle de parents, se mettant « entre parenthèses » pour leurs enfants plus importants qu’eux-mêmes. Moins de deux ans après le départ des filles, Anne et lui s’étaient séparés. Alexandre dit s’être servi de photos et avoir cherché à intégrer le passage du temps. Et puis vient la nouvelle invitation : il aimerait faire le portrait de son ancien professeur. En le revoyant, il a perçu l’importance du rôle qu’il a joué dans sa vie.

    Quand Louis Claret accepte de poser pour lui dans son atelier, nous n’en sommes qu’au premier quart du roman et nous comprenons que son oui ne sera pas sans conséquence. Etre observé, scruté, se laisser découvrir, ce sera une « mise à nu », même habillé. Les séances de pose vont ouvrir une espèce de champ de mémoire et d’évasion pour le modèle. Lui aussi s’interroge sur le temps qui passe. L’envie lui vient alors de mettre par écrit certains souvenirs.

    Ses filles et sa femme s’inquiéteront de ce rapprochement si inhabituel dans la vie du professeur solitaire. Alors qu’il garde les autres à distance, même ses proches – « Plus les années passent et moins nous osons entrer dans l’intimité l’un de l’autre » (lors d’un contact vidéo avec une de ses filles) –, pourquoi son ancien élève lui importe-t-il à ce point ? Blondel, à partir d’une situation inattendue et troublante, nous entraîne vers un coup de théâtre inattendu.

    Jean-Philippe Blondel écrit beaucoup : une trentaine de romans en littérature générale et pour la jeunesse depuis 2003. J’ai trouvé dans celui-ci certaines réflexions très justes, des situations bien campées. Il faudrait un je ne sais quoi dans La mise à nu pour rendre l’intrigue plus convaincante, bien que la relation entre les deux hommes soit décrite avec sensibilité. En phrases basiques, souvent courtes, le plus souvent au présent, ce roman se lit d’une traite.

  • Alors

    Hustvedt Babel.jpg« Le passé peut-il servir à se cacher du présent ? Ce livre que vous lisez maintenant est-il ma quête d’une destination nommée Alors ? Dites-moi où finit la mémoire et où commence l’invention ? Dites-moi pourquoi j’ai besoin de vous pour m’accompagner dans mon voyage, pour être mon autre, tantôt ravi, tantôt grincheux, ma moitié pour la durée du livre. Qu’est-ce qui fait que je peux sentir votre foulée à mes côtés pendant que j’écris ? Qu’est-ce qui fait que je vous entends presque siffloter pendant que nous marchons ? Je ne sais. Je ne sais. Je ne sais. Mais si : Mon amour des inconnus.
    Tout livre est un repli de l’immédiat vers le réfléchi. Tout livre inclut un désir pervers de faire cafouiller le temps, de tromper son cours inévitable. Blablabla, et tam-ta-di-dam. Je cherche quoi ? Je vais où ? Suis-je en train de chercher en vain l’instant où le futur qui est maintenant le passé m’a fait signe, avec son visage vaste et vide, et où j’ai tremblé ou trébuché ou couru dans la mauvaise direction ? Mes souvenirs, douloureux ou joyeux, apportent-ils une preuve ténue de mon existence ? »

    Siri Hustvedt, Souvenirs de l’avenir

  • S. Hustvedt, 1978-79

    Par où commencer pour évoquer ces Souvenirs de l’avenir de Siri Hustvedt ? Le titre reprend littéralement celui du roman traduit de l’anglais par Christine Le Bœuf, Memories of the Future (2019). Il lui ajoute une rime bienvenue – en phase avec cette traversée du temps et son souci du rythme dans l’écriture.

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    Memories of the Future | Siri Hustvedt | Writer

    Pour une fois, je partirai de la dernière phrase : « Une histoire en est devenue une autre. » J’aurais pu choisir celle-ci : « Ce livre est un portrait de l’artiste en jeune femme, l’artiste venue à New York pour lire, souffrir et écrire son mystère. » Cette jeune femme, S. H., a les mêmes initiales que Sherlock Holmes, qui a son rôle dans le roman. On l’appellera bientôt « Minnesota », d’après le pays qu’elle a quitté en août 1978 pour l’île de Manhattan.

    Elle s’était donné un an pour écrire un roman. Elle avait vingt-trois ans, une licence en philosophie et en anglais, cinq mille dollars économisés en travaillant comme barmaid. Elle avait loué un appartement sombre au 309 de la 109e Rue Ouest. New York, la ville des films, des livres, réelle autant qu’imaginaire, elle voulait d’abord l’apprivoiser. Ecrire le matin, circuler en métro l’après-midi, user de sa « liberté toute neuve » pour explorer, observer la variété des êtres, écouter les langues parlées, excursionner jusqu’à Greenwich Village. Là surgit une personnalité de premier plan dans Souvenirs de l’avenir : « la baronne Elsa von Freytag-Loringhoven, née Elsa Hildegard Plötz, artiste proto-punk et absolue rebelle » dont la plupart des poèmes étaient inédits et dont S. H. ne retrouve aucune trace au Village. Une figure de l’insurrection qu’elle oppose aux abus de pouvoir des « grands hommes ».

    Regarder les gens et la manière dont ils sont habillés, découvrir les librairies, les bibliothèques, lire, lire pour s’augmenter soi-même jusqu’à devenir « cette géante » qu’elle voulait être. Cette année-là, elle a tenu un journal, « Ma nouvelle vie », où elle dessinait aussi (comme sur son site), un cahier retrouvé il y a peu – « je l’accueillis comme si c’était un parent bien-aimé que j’avais cru mort » – en triant avec sa sœur les affaires de sa mère qui devait quittait son appartement. Sa mère oubliait tout, certains jours plus que d’autres.

    Dans son journal de septembre 1978, figurent son héros imaginaire Ian Feathers (I. F. ou « if ») et sa voisine de palier qui psalmodie tous les soirs amsah, amsah, amsah. Elle mettra un certain temps à comprendre qu’amsah est en réalité « I’am sad » (je suis triste). Lucy Brite, comme indiqué sur la boîte aux lettres de sa voisine, siffle souvent et cela rappelle à S. H. son père médecin, qui sifflait quand il était de bonne humeur. Dès le premier chapitre s’entremêlent passé, présent et avenir, de l’enfance au « maintenant » de la narratrice, âgée de soixante et un ans en 2016, mariée avec un physicien, Walter, dans leur maison de Brooklyn.

    Ce gros roman, qui comporte une dizaine de dessins de l’autrice, ne se résume pas. Outre la mystérieuse Lucy (qui a l’air normal quand elle la voit), la plus importante rencontre à New York est celle de Whitney, une « artiste-poète » qui s’assied à côté d’elle pour écouter John Asbery lire ses poèmes au centre-ville : « belle, sophistiquée, un être effleuré par une brise féerique », elle deviendra et restera sa meilleure amie au sein de la bande des cinq qui se forme autour d’elles.

    Tout ne va pas pour le mieux dans le meilleur des mondes à NY. Un soir, un homme à l’air poli, croisé dans la rue, s’approche de son visage et l’insulte, plein de rage. Elle rentre chez elle « le cœur battant » – se sent vulnérable. Elle vivra d’autres expériences de ce genre, bien plus déstabilisantes. Quand elle parle à Whitney des voix et des propos bizarres de Lucy le soir, son amie trouve à sa voisine « un potentiel fictionnel énorme ». S. H. n’a toutefois pas mentionné le stéthoscope (cadeau de son père)  qu’elle utilise parfois pour mieux l’écouter : il lui faut éclaircir ce mystère, une énigme peut-être criminelle.

    « Toute histoire porte en elle une multitude d’autres histoires. » Malcolm Silver, un inconnu attirant qui l’a dévisagée lors d’une réunion, réapparaît à une conférence sur Shelley donnée par Paul de Man, « grand homme » tenant tout le public sous son charme (on ignorait alors que ce professeur de littérature « portait la souillure du fascisme »). A la fin, M. Silver lui adresse la parole et lui conseille Surveiller et punir de Foucault. « Toquée d’amour », elle va le lire ainsi que Derrida, Lacan, Kristeva, Barthes et les auteurs alors en vogue. « Fille rencontre Garçon » : son idylle avec Malcom durera deux mois et demi. Une des variations du roman sur le désir et le masculin.

    Peut-on être belle et intelligente, amoureuse et féministe, imaginative et curieuse du réel, sorcière et critique, victime et dangereuse ? Siri Hustvedt, « qui n’aime rien tant que jouer avec les idées, les étirer comme des élastiques ou les retourner comme les doigts d’un gant » (Le Monde), raconte dans Souvenirs de l’avenir de multiples histoires entre lesquelles les liens s’étoffent au fur et à mesure. Si l’on accepte de la suivre ou plutôt de se laisser « dérouter » dans ce récit morcelé, dans les va-et-vient entre celle qu’elle fut, celle qui se souvient et celle qui écrit, on est époustouflé par  sa manière de tirer les fils l’un après l’autre en titillant notre curiosité, tout en appelant à l’esprit critique.

    Je vous recommande la première des vidéos proposées sur le site de l’éditeur : Siri Hustvedt y parle de son intention d’écrire sur la mémoire et le temps, de ses débuts difficiles pour ce roman avant qu’elle reprenne pour aboutir à cette « forme organique complexe » où la narration et l’imagination s’interpénètrent. La vidéo sous-titrée illustre bien sa lucidité, la clarté de sa pensée, sa drôlerie aussi – jusqu’à rire, comme S. H. le fait si souvent avec son amie dans Souvenirs de l’avenir.