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Temps - Page 2

  • Somnambule

    modiano,chevreuse,roman,littérature française,mémoire,espace,temps,rencontres,souvenirs,culture« Mais pourquoi s’en serait-il inquiété, lui qui depuis des années avait l’habitude de vivre sur une frontière étroite entre la réalité et le rêve, et de les laisser s’éclairer l’un l’autre, et quelquefois se mêler, tandis qu’il poursuivait son chemin d’un pas ferme, sans dévier d’un centimètre, car il savait bien que cela aurait rompu un équilibre précaire ? A plusieurs reprises, on l’avait traité de « somnambule », et le mot lui avait semblé, dans une certaine mesure, un compliment. Jadis, on consultait des somnambules pour leur don de voyance. Il ne se sentait pas différent d’eux. Le tout était de ne pas glisser de la ligne de crête et de savoir jusqu’à quelle limite on peut rêver sa vie. »

    Patrick Modiano, Chevreuse

  • Un mot, Chevreuse

    Chevreuse attendait, parmi les derniers emprunts à la bibliothèque, et après La femme au carnet rouge où Modiano se promène, son dernier roman s’est imposé dans le prolongement. Il suffit d’une phrase, comme la première – « Bosmans s’était souvenu qu’un mot, Chevreuse, revenait dans la conversation » – pour franchir le seuil et se sentir chez Modiano. Des noms, le passage du temps qu’implique le souvenir, comme une conversation rappelle une rencontre.

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    Source : La República

    A l’époque de « cet automne-là », environ cinquante ans plus tôt, Bosmans fréquentait un petit restaurant vietnamien en compagnie de Camille. Des détails lui reviennent, une chanson de Serge Latour, le nom d’Auteuil, des « éclats de souvenirs qu’il tâchait de noter le plus vite possible », des images de son passé qui échappent à l’oubli. Et surtout, Chevreuse. « Ce nom attirerait peut-être à lui d’autres noms, comme un aimant. »

    « A la sortie de Chevreuse, un tournant, puis une route étroite, bordée d’arbres. Après quelques kilomètres, l’entrée d’un village et bientôt vous longiez une voie ferrée. Mais il ne passait que très peu de trains. » Il est passé dans cette région à diverses périodes de sa vie. Les distances, Bosmans s’en rend compte, diffèrent dans ses souvenirs et sur une vieille carte d’état-major où il a retrouvé la rue du Docteur-Kurzenne, celle d’une maison qu’il connaît. Une rue « marquant la lisière d’un domaine, ou plutôt d’une principauté de forêts, d’étangs, de bois, de parcs, nommée : Chevreuse. »

    Il se rappelle plusieurs trajets, l’un d’eux en voiture, au départ d’un appartement « aux alentours de la porte d’Auteuil », où se réunissaient des gens en fin de journée « et souvent dans la nuit ». Un homme y habitait, avec son petit garçon et une jeune gouvernante ; il l’avait reconnu quinze ans après, dans un restaurant des Champs-Elysées, sans se souvenir de son nom.

    C’est Camille qui l’avait entraîné un soir dans l’appartement d’Auteuil où elle lui avait parlé d’un « réseau » et présenté une amie, Martine Hayward. A eux trois, ils avaient fait un aller-retour en voiture dans la vallée de Chevreuse, jusqu’à une ancienne auberge où elle avait pris une valise avant de revenir à Paris. En route, Bosmans avait reconnu des noms, des bâtiments, un jardin public : « Il eut envie de leur confier qu’il avait vécu par ici, mais cela ne les regardait pas. » Les deux femmes s’étaient encore arrêtées pour visiter la maison familière de la rue du Docteur-Kurzenne avec une dame de l’agence immobilière – lui n’y était pas entré et n’en avait rien dit.

    « Jusque-là, sa mémoire concernant ces personnes avait traversé une longue période d’hibernation, mais voilà, c’était fini, les fantômes ne craignaient pas de réapparaître au grand jour. » Pourquoi ce silence, ces mystères ? « Et ne pouvant revivre le passé pour le corriger, le meilleur moyen de les rendre définitivement inoffensifs et de les tenir à distance, ce serait de les métamorphoser en personnages de roman. »

    Jean Bosmans mène l’enquête : les personnes, les lieux, l’appartement en particulier – « si différent le jour et la nuit, au point d’appartenir à deux mondes parallèles ». Les noms de personnes réveillent des silhouettes observées, écoutées, croisées. Certaines d’entre elles sont amicales, d’autres semblent un peu trop attentives à ses paroles, à ses réactions et puis il y en a sur qui il se renseigne sans avoir envie de les rencontrer, comme s’il craignait un règlement de comptes.

    « L’Art de se taire. Depuis son enfance, il avait toujours essayé de pratiquer cet art-là, un art très difficile, celui qu’il admirait le plus et qui pouvait s’appliquer à tous les domaines, même à celui de la littérature. » Aussi apprécie-t-il ce que disent les objets : une photo, un agenda, du papier à lettres à en-tête, une boussole…

    On aimerait parfois que le romancier nous indique le nord de son histoire, mais ce n’est pas son genre. Parmi les souvenirs d’une vie vécue ou rêvée, lui-même hésite parfois, il préfère nous entraîner avec lui dans le labyrinthe de la mémoire, tout en semant des cailloux au passage. Chevreuse, « une vie recomposée », écrit Fabrice Gabriel dans Le Monde. Un roman finement analysé par Norbert Czarny, qui le relie à d’autres œuvres de Patrick Modiano – à lire plutôt après lecture.

  • Trous de mémoire

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    Patrick Modiano, Encre sympathique

  • Modiano et l'oubli

    Que faut-il pour contrer un blocage vis-à-vis d’un écrivain ? Une autre lecture. Dora Bruder m’a donné envie de retourner dans l’univers de Patrick Modiano. Encre sympathique (2019) s’ouvre sur une épigraphe idéale de Maurice Blanchot : « Qui veut se souvenir doit se confier à l’oubli, à ce risque qu’est l’oubli absolu et à ce beau hasard que devient alors le souvenir. »

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    L’incipit aussi donne bien le ton : « Il y a des blancs dans cette vie, des blancs que l’on devine si l’on ouvre le « dossier » : une simple fiche dans une chemise à la couleur bleu ciel qui a pâli avec le temps. Presque blanc lui aussi, cet ancien bleu ciel. Et le mot « dossier » est écrit au milieu de la chemise. A l’encre noire. » Le seul dossier que le narrateur a conservé de son passage à vingt ans dans « l’agence de Hutte ». Il le rouvre un demi-siècle plus tard.

    Sa première mission avait été d’enquêter dans le voisinage d’une disparue, Noëlle Lefebvre, dont Hutte avait la carte des PTT retrouvée à son domicile, avec photo et adresse, destinée à retirer du courrier au guichet de la poste restante. La concierge ne l’avait plus revue depuis plus d’un mois, à la poste il n’y avait aucun courrier pour elle.

    A la terrasse du café où on la connaissait, l’enquêteur avait été abordé par un homme de son âge à qui le patron avait signalé qu’il cherchait Noëlle. Celui-ci voulant savoir à quel titre, il lui avait montré alors la carte des PTT, prétendant être un ami à qui elle confiait son courrier poste restante. Gérard Mourade, étonné, se demandait si son mari, Roger Behaviour, avec qui Noëlle habitait rue Vaugelas, était au courant de cette correspondance.

    Songeant à cette première rencontre lors d’un après-midi de printemps, le narrateur se rend compte qu’il ne lui en reste que des bribes « après un si grand nombre d’années ». L’agence enquêtait pour le compte d’un client, « Brainos, 194, avenue Victor-Hugo ». C’est ce nom qu’il avait communiqué à Mourade qui voulait savoir où lui l’avait connue, mais le nom ne lui disait rien.

    Tout de même, certains renseignements s’étaient glissés dans leur conversation : Noëlle travaillait chez Lancel, place de l’Opéra ; Roger pratiquait « un peu tous les métiers » ; Mourade suivait des cours de comédien et faisait de la figuration dans des films pour payer ses cours. Sur une impulsion, le narrateur-enquêteur avait improvisé : Noëlle et lui étaient nés dans la même région, « un village aux environs d’Annecy, Haute-Savoie. »

    Encre sympathique comporte de multiples indications de lieux, on n’en attend pas moins de cet arpenteur de Paris. Les nuances des couleurs y sont très précises aussi : « bleu Floride » pour l’encre des lettres envoyées à Noëlle poste restante, « un bleu très clair », « bleu outremer » des yeux  de Hutte se désintéressant bientôt du dossier qu’il lui a confié, le client ne s’étant plus manifesté.

    Dix ans plus tard, en attendant son tour chez le coiffeur, l’enquêteur était tombé sur le nom et une photo de Gérard Mourade dans un annuaire de cinéma. En s’en souvenant, il s’aperçoit qu’il a bien eu « un trou de mémoire » concernant ces dix années, lui qui ne tient ni journal ni agenda. « Désormais, il faut, dans la mesure du possible, que je m’efforce de respecter l’ordre chronologique, sinon je me perdrai dans ces zones où s’enchevêtrent la mémoire et l’oubli. »

    Une employée de la maroquinerie de l’Opéra lui a confié sa déception après le départ sans avertissement de son amie. Il a pris un verre avec un ami d’Annecy plus vu depuis des années et lui a parlé de la disparue. A Rome, il suit une Française dans la galerie « Gaspard de la Nuit ». Modiano plonge à la recherche du temps passé et ramène dans ses filets non seulement des noms et des lieux, mais surtout des rencontres. Son exploration de la mémoire et de ses pièges est envoûtante.

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    https://www.france.tv/france-5/la-grande-librairie/la-grande-librairie-saison-12/1069891-speciale-patrick-modiano.html
    (mise à jour 26/6/2020)

    « A mesure que je tente de mettre à jour ma recherche, j’éprouve une impression très étrange. Il me semble que tout était déjà écrit à l’encre sympathique. » Si le titre désigne d’abord ces traces invisibles sur le papier, l’encre n’apparaissant « que sous l’action de la chaleur ou d’un réactif chimique » (TLF), il dit aussi l’attrait du narrateur pour révéler ses personnages et, en particulier, cette femme dont il suit les traces. Pourquoi cette obsession ? Je me garderai de dévoiler son aboutissement. Dans L’Obs, Jérôme Garcin considère Encre sympathique comme un roman « brumeux et magnétique. »

  • Le temps du Courrier

    A cette période de l’année où nous échangeons nos voeux, difficile de ne pas songer au temps qui passe. Autour de ce lieu commun, le dernier Courrier international propose un numéro spécial très intéressant : « Le temps passe-t-il trop vite ? De Buenos Aires à Pyongyang, de Dar Es-Salaam à Berlin, comment notre rapport au temps influence nos modes de vie ».

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    Cartographie.
    Le tour du monde en vingt-quatre fuseaux © Courrier international, 

    « La carte du temps » présente l’échelle du temps UTC (temps universel coordonné) basée sur le temps atomique international, plus précise que le temps GMT (temps moyen de Greenwich). Les fuseaux horaires peuvent se transformer pour des raisons politiques ou économiques. Si aux Etats-Unis (6 fuseaux horaires), chaque Etat est libre d’avancer d’une heure au printemps et de retarder d’une heure en automne, en Chine (5 fuseaux horaires), tout le territoire est dans le seul fuseau UTC+8, à l’heure de Pékin depuis 1949. Un mathématicien polonais propose d’adopter un seul fuseau horaire en Europe, au lieu de trois.

    Les Européens n’ont pas tous le même rythme de vie. El País (Madrid) s’est demandé ce qu’ils font à 18h : les Espagnols sont au bureau (jusqu’à 19h30), les Suédois dînent, les Néerlandais rentrent chez eux ou vont à la salle de sport, les Finlandais sortent, au cinéma ou ailleurs. Pour les Britanniques, c’est l’heure du journal télévisé ou de dîner ; les Allemands quittent le boulot ou, en fin de semaine, vont boire une bière. Les Italiens font leurs courses avant l’apéro. Les Français s’apprêtent à terminer leur journée, ils dîneront entre 20 et 21 heures.

    Dans The Guardian (Londres), Alan Jacob, professeur de littérature anglaise au Texas, voit en Trump « une créature de l’ici et maintenant, qui ne réagit qu’aux stimulus immédiats » et recommande la lecture de vieux livres pour « s’instruire sur l’existence d’autres possibilités à peu de frais ». Il voit dans les « petites phrases » des médias sociaux et des journaux télévisés un terrain fertile pour le moi « ténu », « sensible uniquement aux nécessités de l’instant » et invite à élargir notre gamme de fréquences temporelles.

    Le syrien Yassine Al-Haj Saleh raconte dans Al-Jumhurya (Istanbul), comment les réfugiés vivent « entre parenthèses ». Un prisonnier essaie de neutraliser le temps en s’adonnant à des activités utiles, un réfugié « fait ce qu’il peut pour essayer de demeurer maître de sa vie ». Cela suppose au minimum « un point de stabilité, un logement si possible ». Il distingue ceux qui vivent dans l’attente du retour, comme « en suspens », dans un pays proche, de ceux qui s’installent dans des pays plus éloignés pour y rester, tout en espérant la fin de la guerre.

    On apprend que les deux Corées viennent de corriger la demi-heure de décalage horaire entre Nord et Sud ; qu’au Japon, les femmes travaillent de plus en plus et n’ont plus le temps de cuisiner pour leur famille, d’où le succès de produits alimentaires rapides à préparer : « vingt minutes, découpage des légumes et assaisonnement compris ».

    Un article du East African (Nairobi) explique que « les Tanzaniens ne sont pas paresseux », mais « pragmatiques ». « Le temps africain est celui que vous prenez pour accueillir votre employé, la tasse de thé que vous offrez à un visiteur, les vingt minutes de trajet supplémentaire pour rendre visite au père d’un ami à l’hôpital, les cinq minutes de retard à cause d’un détour pour déposer un voisin. » Sa conclusion : « Et nous espérons que la machine à broyer et uniformiser du temps ne nous changera pas. »

    Vous trouverez quelques titres du dossier « Le temps passe-t-il trop vite ? » sur le site (articles réservés aux abonnés), ainsi qu’une vidéo de présentation. On y analyse les raisons de notre impatience grandissante, du manque de ponctualité. On y dessine différentes visions du temps et de l’histoire de six façons différentes, et pas seulement la ligne (vision linéaire) et le cercle (vision cyclique). On y parle des changements d’heure, du travail à la demande, des files d’attente, du temps sur Mars où les jours sont plus longs que sur la terre, du tic-tac interne de l’être humain…

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    © Katie Paterson, Future Library, 2014

    Enfin, sous le beau titre « Les écrivains au bois dormant », Merve Emre présente dans le New York Times la Bibliothèque du Futur conçue par l’écossaise Katie Paterson. En 2014, mille épicéas ont été plantés en Norvège pour cent ans. En 2114, ils deviendront pâte à papier pour la « Future Library » qui réunira cent livres, un par année de croissance. Quatre écrivains y ont déjà contribué : Margaret Atwood, David Mitchell, Sjón et Elif Shafak. L’article examine tous les aspects de ce projet qui paraît futile voire insupportable à certains – ces livres ne sont pas destinés à être lus mais à « rendre palpable la matérialité de la culture » – et pourtant d’une haute valeur symbolique. Ce numéro du Courrier international ne m’a pas fait perdre mon temps.