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  • Chez A. P. Tchekhov

    « Sur les hauteurs d’Aoutka, tailladées de ruelles étroites et tortueuses qui s’élancent jusqu’au ciel, parmi les échoppes tatares et un entassement de villas blanches, un muret blanchâtre, un portillon, une cour proprette, gravillonnée. Au centre d’un jardin dru et exubérant, une maison d’une propreté idéale, surélevée en sa partie médiane, et sur la porte de cette maison une petite plaque de cuivre : A. P. Tchekhov. 

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    Grâce à cette plaque, lorsqu’on sonne, on a l’impression qu’il est chez lui et qu’il va venir vous ouvrir. Mais c’est une dame entre deux âges qui vous ouvre, très aimable et avenante. C’est Maria Pavlovna Tchekhova, sa sœur. La maison est devenue musée, et elle se visite. » 

    Boulgakov, Voyage à travers la Crimée

  • Boulgakov, années 20

    Dernières notes sur ce premier tome de Boulgakov dans La Pléiade (La garde blanche), dont j’ai repris la lecture au milieu des Articles de variétés et récits (1919-1927). Parmi les sujets de prédilection de l’écrivain russe originaire de Kiev, qui a quitté l’Ukraine après y avoir été mobilisé comme médecin militaire, le problème du logement à Moscou occupe la première place, suivi des méfaits variés de la vodka au travail ou ailleurs, presque toujours évoqués sur le mode burlesque. 

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    Danse des travailleurs, Moscou, 1923 (EnglishRussia.com)

    L’écrivain s’inspire de sa propre expérience pour déplorer que le mot « appartement » soit devenu à Moscou quelque chose qui n’existe plus (Le Moscou des années vingt). Adieu le trois pièces, le deux pièces ou même une seule – un appartement, c’est à présent « n’importe quoi » : un « écouteur de téléphone », espèce de galerie de mine en carton où loge un trio ; une simple chambre qu’il est forcé de partager avec un homme qui ne cesse de jurer, de boire, de faire du scandale.

    « Quand fleuriront aux fenêtres des affichettes blanches indiquant Aloué (sic), tout rentrera dans la norme. La vie cessera de ressembler à une espèce de bagne ensorcelé qui se passe pour les uns sur un coffre dans l’entrée, pour les autres dans six pièces en compagnie de nièces imprévues. » (Certains, en effet, avant qu’on leur impose des cohabitants, se sont arrangés à temps pour mettre un lit dans chaque pièce et échapper à la réquisition.) 

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    Engagé dans un journal privé « du commerce et de l’industrie », Boulgakov, par nécessité, pond de petits articles anecdotiques et satiriques sur les ennuis en tous genres rencontrés dans la vie ordinaire, publique ou privée. « Nos immeubles densément peuplés sont dénués de toute règle de savoir-vivre » : grabuges d’ivrognes, prétendant qui une fois marié pressure sa femme et sa belle-mère, intrusions de la milice… Signé « M.B., homme de lettres, marié, sans enfant, non buveur, cherche chambre à louer auprès de famille tranquille » (Trois sortes de mufleries).

    Les chemins de fer sont le cadre de nombreuses histoires. Voyage d’une chienne en première classe (Une vie de chien), turbulences d’une réunion syndicale dans une gare juste à côté d’une salle où on projette un film (Pandémonium)… Inspiré par le courrier des lecteurs, Boulgakov signe souvent « le rabkor » (correspondant ouvrier d’un journal). Tout y passe : l’alcool, les femmes battues, les règlements absurdes en tous genres, les réunions, les inspections, l’espoir d’une promotion, l’alcool plus facile à trouver que les aliments, l’argent qui manque… En rire pour ne pas en pleurer. 

     

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    Vue de Livadia (Yalta, Crimée) Photo Mosin (Wikimedia commons) 

    Deux récits plus personnels ont retenu mon attention. « Voyage à travers la Crimée », lu en pensant aux événements récents en Ukraine. A Koktebel, « une plage admirable, l’une des meilleures de cette perle qu’est la Crimée : une bande de sable et, tout au bord de l’eau, une étroite bande de petits cailloux de toutes les couleurs, léchés et polis par la mer. » A Yalta, un monde surprenant sur le quai et sur la plage. A Livadia, aux belles villas noyées dans la verdure, les palais désormais affectés au traitement des tuberculeux. L’écrivain raconte sa visite de la maison de Tchekhov devenue musée, avant de reprendre la route pour Sébastopol.

    En note, on apprend que ce récit a été publié en six épisodes. Boulgakov avait séjourné à Koktebel chez un poète, Maximilien Volochine-Kirienko, dont la villa était un refuge pour les artistes, une « communauté de vie amicale et libre ». Pour en devenir membre, il était exigé « d’appréhender la vie avec joie, d’aimer les hommes et d’apporter sa part dans la vie intellectuelle. » Boulgakov ne pouvait en parler ouvertement. Sa femme et lui y sont restés trois semaines. 

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    La maison de Volochine par Konstantin Fyodorovich Bogaevsky (1905)

    « J’ai tué » est la confession d’un médecin qui ressemble beaucoup au jeune Docteur Boulgakov. Il a reçu l’ordre de se présenter dans les deux heures aux bolcheviques mais a trop tardé. La suite est impitoyable.

    Ce qu’on peut lire du Journal intime tenu par Boulgakov de 1922 à 1925, en appendice, vient d’une copie dactylographiée du Guépéou retrouvée dans les archives du KGB. « Ma femme et moi, nous crevons de faim. » (1922)* Des bottes hors d’usage, des dettes, une tumeur derrière l’oreille – « La vie suit son cours, chaotiques, bousculée, cauchemardesque. » Son travail au Gloudok, un journal ouvrier, les nourrit à peine et l’empêche d’écrire pour lui-même. Il gagne assez pour manger, mais pas pour se vêtir correctement. Parfois il se repent d’avoir abandonné la médecine. Placer un article demande d’incessantes démarches d’un journal à l’autre. 

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    Le volume de La garde blanche dans La Pléiade se termine sur un choix de correspondance, des lettres à sa sœur Nadejda et à des proches, de 1917 à 1925. Elles montrent un Mikhaïl Boulgakov préoccupé par le sort de sa famille, de sa mère en particulier, soucieux de la manière dont sont reçues ses premières pièces de théâtre, ses premières œuvres, et bien sûr des problèmes du quotidien : les salaires versés en retard, la hausse constante des prix à Moscou, à commencer par celui du pain, la crise du logement, sa santé… 

    D’après une notice autobiographique rédigée en 1924,  Boulgakov, médecin diplômé en 1916, a écrit son « premier petit récit » dans un train « bringuebalant », une nuit de 1919. Un journal l’a publié. L’année suivante, il décidait de consacrer sa vie à l’écriture. « A Moscou, j’ai longtemps souffert ; afin d’assurer mon existence, j’ai fait le reporter et le chroniqueur dans des journaux et j’ai pris en haine ces fonctions dénuées d’excellence. J’ai par la même occasion pris en haine les rédacteurs en chef, je les hais aujourd’hui et les haïrai jusqu’à la fin de mes jours. »

  • Des oiseaux

    « Des oiseaux ! Leur chant ! Mais la Luftwaffe et ses canons Flak avaient dévoré les oiseaux, on ne les entendrait plus jamais. Ni les chiens. Ni le miaulement des chats, le croassement des corneilles, les bruits du dessus, les enfants du dessous, le passage des garçons de courses, le grincement des chariots, le bruit du seau quand la voisine se cognait la tête dans le cadre de la porte de l’immeuble, sous la fenêtre. » 

    Sofi Oksanen, Quand les colombes disparurent 

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  • L'Estonie d'Oksanen

    Purge a révélé Sofi Oksanen. La romancière, de mère estonienne et de père finlandais, ressuscite à nouveau les années sombres de l’Estonie occupée dans son dernier roman, Quand les colombes disparurent (Kun kyyhkyset katosivat, traduit du finnois par Sébastien Cagnoli, 2013). Des cartes aident à situer l’action dans la « RSS d’Estonie (aujourd’hui république d’Estonie) », à Tallinn et aux environs, entre 1941 et 1966. 

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    Les noms des personnages sont des repères précieux pour s’y retrouver dans cette intrigue morcelée et non chronologique où chaque séquence s’ouvre sur un timbre daté en vignette près de l’indication du lieu. Roland et son cousin Edgar portent en 1948 la chemise de l’armée finlandaise pour reconquérir leur pays, l’Estonie, contre l’Armée rouge. Roland rêve de voir les hommes de son pays porter un uniforme estonien et aucun autre. Par prudence, il a détruit le portrait de Rosalie, sa fiancée ; Edgar, lui, ne semble guère penser à sa femme Juudit.

    « Mon cousin bénéficiait de beaucoup d’indulgence parce qu’il était une grande gueule invétérée. » Edgar a quitté l’Armée rouge (il parle couramment le russe) pour rejoindre les patriotes dans leur combat contre l’occupant ; nerveux sur le champ de bataille, il fomente des tas de plans d’avenir. Roland, lui, s’est donné en secret pour devoir de noter « des preuves des ravages commis par les bolcheviks » qui lui serviront quand la paix reviendra.

    En 1941, Edgar porte encore l’uniforme russe quand Juudit subit la destruction de Tallinn avant l’arrivée des Allemands. Elle n’a pas voulu suivre sa belle-mère à la campagne, dans la ferme des Arm, où Rosalie continue à traire les vaches malgré la terreur. Presque toute sa famille s’est réfugiée chez la tante Leonida – « dans des moments pareils, il était bon d’être entouré de ses proches. »

    Juudit, dans la guerre, souffre surtout du désastre de son mariage. Elle joue le rôle de l’épouse assagie devant tout le monde, alors que son mari n’a d’égards pour elle qu’en public et ne la touche quasi plus depuis leur nuit de noces, « un calvaire ». Une bombe sur la tête et tout s’arrangerait, mais Tallinn « branlante, brûlante et fumante » reste debout : « Juudit était en vie et l’Armée rouge s’était évanouie. » Place à la Wehrmacht accueillie sous une pluie de fleurs.

    « Juudit ne voulait pas rencontrer de femmes qui parleraient du retour de leurs maris à la maison, ou dont les fiancés, pères et frères étaient déjà sortis des forêts ou avaient déserté des troupes rouges d’Estonie ou du golfe de Finlande. » Même à Rosalie, elle n’ose parler de ses problèmes intimes, comme si elle était fautive. Ni au médecin, consulté pour se rassurer sur sa santé : « Chère madame, vous êtes née pour enfanter. » 

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    Roland s’étonne du comportement d’Edgar : celui-ci n’a plus de véritable raison de se cacher, d’autres déserteurs de l’Armée rouge se montrent à présent au grand jour. Pour quelle raison s’est-il doté d’une nouvelle identité ? Il s’appelle Fürst à présent, un nom à consonance allemande, et continue à lire ses journaux pendant que lui donne un coup de main à l’écurie.

    Edgar, opportuniste, finit par lui parler de son projet d’entrer dans la police, du travail facile et qui permettra d’éviter l’enrôlement dans l’armée allemande. Il encourage Roland à faire de même, mais celui-ci a d’autres projets qu’il se garde bien de confier à quiconque. Il continue à collecter des informations précieuses et à organiser ses notes, il va se faire engager au port pour ne pas trop s’éloigner de Rosalie et il compte sur la fausse date de naissance de ses papiers au cas où l’armée viendrait y recruter.

    Comment on se débrouille, comment on souffre dans la guerre, sous l’occupation, en ville, à la campagne, c’est ce que raconte Quand les colombes disparurent. Les uns résistent, d’autres collaborent, beaucoup disparaissent. Les femmes paient leur tribut à la guerre, Rosalie d’abord, morte dans des circonstances que personne ne veut décrire à Roland. Il persuadera Juudit de faire connaissance avec un officier allemand, un contact utile, mais voilà qu’elle se trompe d’homme et, pire, tombe vraiment amoureuse de Hellmuth, un SS-Hauptsturmführer qui la traite avec douceur et rend sa vie plus confortable  pour combien de temps ?

    Vingt ans plus tard, Edgar a encore retourné sa veste. Devenu le « camarade Parts », il est chargé d’écrire des ouvrages d’histoire – de la propagande soviétique – à partir des documents qu’on lui fournit. Lorsqu’il reconnaît dans un carnet en moleskine l’écriture de son cousin Roland Simson, il sait qu’il tient une piste prometteuse, essentielle pour son avenir. Il le croyait mort, il faut absolument qu’il le retrouve. 

    En contraste avec Roland, le juste, et Juudit, la souffrante (son personnage le plus fort aux yeux de Sofi Oksanen)Edgar, prêt à tout pour être du côté du pouvoir quel qu’il soit, est la figure la plus odieuse du roman, un labyrinthe où l’on se perd régulièrement, comme dans la forêt estonienne, avant de retrouver le fil de l’histoire, une histoire sombre et douloureuse qui ne laisse personne indemne. 

  • 5,7 millions fois un

    « Chaque récit de mort suggère une vie unique, sans y suppléer. Nous devons être capables non seulement de compter le nombre de morts, mais aussi de compter avec chaque victime considérée comme un individu. Le seul nombre très élevé qui résiste à l’examen est celui de l’Holocauste, avec ses 5,7 millions de Juifs morts, dont 5,4 tués par les Allemands. Mais ce chiffre, comme tous les autres, ne doit pas rester simplement 5,7 millions, une abstraction que peu d’entre nous peuvent saisir : 5,7 millions, c’est 5,7 millions de fois un. Ce qui n’a rien à voir avec quelque image générique d’un Juif traversant quelque notion abstraite de la mort 5,7 millions de fois. Il s’agit plutôt d’innombrables individus qu’il n’en faut pas moins compter, au cœur de la vie : Dobcia Kagan, la fille de la synagogue de Kovel, et tous ceux qui étaient là avec elle, comme tous les individus tués parce que Juifs à Kovel, en Ukraine, à l’Est, en Europe. »

    Timothy Snyder, Terres de sang - L’Europe entre Hitler et Staline 

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