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  • Dur comme fer

    Filippova Place publique Le Monde.jpg« Les choses qui comptent sont autant ailleurs qu’ici. La connaissance de soi passe par la découverte de l’autre, de l’étranger, dans ce libre jeu entre l’ancrage et le mouvement qui fonde l’idéal cosmopolite. Si tant de personnes de la génération de mes parents demeurent encore nostalgiques des dernières années de l’empire soviétique, s’ils refusent de reconnaître ses vices, depuis la pénurie de papier-toilette jusqu’au racisme ordinaire, c’est qu’ils croyaient dur comme fer à cette utopie-là. Ces Soviétiques jeunes, instruits, optimistes, métissés à l’image de leurs bibliothèques, attendaient de la perestroïka qu’elle ouvre les vannes de la démocratie dans la même joie unanime qu’avait fait jaillir la glasnost, quand tout le monde se mit à lire les livres que la veille encore on planquait sous le manteau.
    On connaît la suite. »

    Diana Filippova, De l’inconvénient d’être russe

    Photo : Parmi les fondateurs de Place publique, le 5 novembre 2018, à Paris.
    De gauche à droite, Claire Nouvian, Diana Filippova, Raphaël Glucksmann

     

  • Le choix du français

    Le titre choisi par Diana Filippova, De l’inconvénient d’être russe (2023), rappelle Cioran, mais ce sont Marina Tsvetaïeva (Le Mal du pays) et Georges Perec (Ellis Island) qu’elle cite en épigraphe. Née en 1986 à Moscou, arrivée en France en 1993, l’autrice porte un regard sans concession sur son pays natal.

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    L’attaque de la Russie en Ukraine l’a décidée à écrire, non pas son projet de « suite moscovite, comme Elena Ferrante et son quatuor napolitain, Knausgard et son hexalogue norvégien », un « grand roman russe » sur « l’âme insondable de ses habitants », mais son parcours d’assimilation, d’éradication même de sa « russéité » : « Devenir autre supposait de cesser tout à fait d’être russe. »

    Sa mère est russe, son père est né en Russie de parents et de grands-parents grecs, à Iessentouki, « sorte d’Odessa du Caucase », « terre d’exil pour un certain nombre d’opposants et d’indésirables du régime communiste ». Grâce aux bons professeurs « trop mollement alignés » rétrogradés dans cette station thermale, « [son] père et ses camarades reçurent une excellente éducation européenne. » Sa passion pour la science l’amènera à s’exiler en France quand il ne pourra plus faire son métier dans des conditions décentes, peu après la chute de l’URSS.

    Diana Filippova explique la particularité du passeport soviétique qui « classe, délimite, ordonne, interdit. » L’origine ethnique s’y ajoute à l’adresse de domiciliation : son père était « soviétique et grec », en décalage avec « le commun des Russes », mais moins que les Soviétique géorgiens ou juifs discriminés par « l’article cinq », appelés « les handicapés du groupe cinq ».

    « D’aussi loin que remontent mes souvenirs, j’ai toujours su que je n’étais pas une Russe pure. » Les Grecs étaient perçus en Russie comme des « Caucasiens », non pas au sens de « Blancs européens », mais de peuple du Caucase (avec les Géorgiens, les Arméniens, les Ossètes, les Azerbaïdjanais...), voire comme des « tchernye – Noirs ». Derrière l’image internationaliste de l’URSS, le racisme en fonction de l’origine ethnique existait déjà, il se montrera plus violemment à partir des années 1990.

    « Pâle et sombre, pur et mélangé : cette séparation m’était aussi familière que les visages de ma mère et de mon père. […] J’arborais pour ma part des cheveux foncés et des yeux noisette virant sur le jaune, ma peau était mate, comme celle de ma mère. » Son père, « l’homme idéal », s’occupait de ses couches, de la nourrir, de l’endormir. Ses parents étaient de jeunes scientifiques prometteurs, elle grandit entourée de livres. 

    De l’inconvénient d’être russe : « C’est l’histoire d’une femme française, métisse dans le pays où elle est née, formée avant toute chose par la littérature du monde entier, écrivant en français. C’est l’histoire d’une femme russe qui depuis sa plus tendre enfance a décidé de ne plus l’être. C’est l’histoire d’une lente désunion et du commencement de la réconciliation. »

    Diana Filippova raconte comment elle a appris la guerre en Ukraine, la peur, l’aide aux Ukrainiens. Surprise que ses amis lui écrivent « Et toi, ça va ? », elle s’est sentie tout à coup rappelée à ses origines. Une journaliste ukrainienne s’était étonnée de l’entendre dire « autre chose que la propagande poutinienne ».

    Dans « Les choses qui font que je suis qui je suis », elle parle beaucoup de ses lectures. De l’école de banlieue où elle se rendait à pied en traversant un parc : « Avant toutes choses, la France eut pour moi le goût du loisir, des parcs et de la marche. » De la honte pour les immigrés post-soviétiques « d’appartenir à une nation rétrogradée ». Peu à peu, elle cessera de penser à la Russie, de se penser comme russe – « et je cessai de l’être. »

    De l’inconvénient d’être russe raconte le parcours d’une femme, son héritage familial, son regard sur la chute de l’URSS, l’ascension de Poutine, l’évolution politique. Diana Filippova dénonce, entre autres, le refus russe du travail de mémoire (l’ONG Memorial a été dissoute deux mois avant la guerre en Ukraine) et la complaisance de certains Russes parisiens envers le régime actuel.

    Les grands écrivains russes, français et autres, occupent une place importante dans cet essai. L’enjeu de la langue aussi : d’intéressantes pages sur le « mat’ » russe, « langue carcérale », grossière, prisée des gens au pouvoir ; sur l’apprentissage du français et sa volonté d’écrire dans la langue de son pays, même si son français est « irrémédiablement infesté de [son] russe ».

    « Aujourd’hui, Diana Filippova est une femme engagée, qui défend les droits humains à la mairie de Paris. On voudrait lui dire que, pour cette défense-là, être russe n’est pas un inconvénient mais un atout, une carte biface : cruauté à combattre d’un côté, humanisme à la coupole dorée à défendre de l’autre. » (Cécile Dutheil de la Rochère)

  • Un toast

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    « Nous avons unifié l’Etat de telle manière que toute partie qui se sépare de l’entité socialiste, non seulement inflige des dommages à celle-ci mais ne peut exister seule, livrée à elle-même sans tomber un jour ou l’autre sous le joug étranger. Celui qui tente de détruire cette unité de l’Etat socialiste est un ennemi, celui qui s’efforce d’en séparer une partie ou une nationalité est un ennemi juré de l’Etat et du peuple de l’URSS. Et cet ennemi, fût-il un ancien bolchevik, nous l’éliminerons ainsi que ses parents et sa famille. Celui qui, par ses actions ou en pensée, oui, même en pensée, agit contre l’unité de l’Etat socialiste sera impitoyablement éliminé. A la destruction de tous les ennemis, jusqu’au dernier, à la destruction des ennemis et de leur parenté ! »

    Toast de Staline le 7 novembre 1937, pour le vingtième anniversaire de la révolution d’Octobre, lors du repas chez Vorochilov.

    Cité par Eugen Ruge dans Le Metropol.

  • Le Metropol, 1936-37

    « Ceci est l’histoire que tu n’as pas racontée. Que tu as emportée dans ta tombe. Que tu croyais à jamais enfouie. Que tu as toute ta vie cherché à faire oublier, à écarter de ta mémoire. Et tu y as presque réussi.
    Pendant longtemps je ne savais même pas que tu avais vécu en Russie. J’étais étonné de t’entendre parler russe avec mon autre grand-mère russe. […]
    Tu étais ma
    grand-mère mexicaine. Dans ton jardin d’hiver, une fontaine bruissait doucement entre les plantes tropicales. »

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    C’est à Charlotte que s’adresse le narrateur d’Eugen Ruge dans le prologue du Metropol, un des personnages de Quand la lumière décline (qui raconte comment elle est revenue du Mexique avec Wilhem, son compagnon après son divorce, pour vivre en Allemagne de l’Est à partir des années cinquante). L’intrigue du Metropol (traduit de l’allemand par Jacqueline Chambon) est antérieure : c’est le roman des années passées en Union soviétique par cette communiste allemande après la prise de pouvoir des nazis.

    Des notes d’archives datées de 1936 et 1937 balisent le récit, des copies obtenues aux Archives d’Etat russes pour l’histoire sociopolitique à Moscou : le dossier de Charlotte (246 pages). La première archive, signée Hilde Tal, datée d’août 1936, mentionne des conversations surprises en 1933 : les camarades Jean et Lotte Germain « ont fréquenté le bandit trotskiste EMEL ». Le roman fait vivre de l’intérieur l’époque des grandes purges staliniennes.

    Charlotte part en vacances sur la mer Noire (de Batoumi à Yalta) avec Wilhem dont le nom de code est alors Jean Germaine – elle lui dit Wilhem comme avant. « C’est difficile d’appeler Jean Germaine un ouvrier métallurgiste qui a l’accent de l’Anhalt. » En ouvrant sur le bateau le journal de l’Internationale communiste en allemand, elle découvre dans un article sur le procès contre Zinoviev (collaborateur de Lenine) le nom de « M. Lurie ». Ils ont connu ce Lurie sous le nom d’Emel en Allemagne, Charlotte admirait cet homme cultivé et insolent dont Wilhem voulait rester « à l’écart ».

    Dès lors, inquiète, Charlotte « joue à être en vacances ». Elle écoute la jeune Jilly Greenwood qui les accompagne lui confier les assiduités dérangeantes de Melnikov, le nouveau chef de l’OMS, le service de renseignements de l’Internationale communiste pour lequel ils travaillent. Avec Wilhem, ils corrigent d’emblée « Nous sommes amis avec un ennemi du peuple » en « Nous connaissons un ennemi du peuple », c’est ce qu’ils diront comme si de rien n’était à Jilly, question de ne rien cacher.

    C’est toute la tension du roman : dès que quelqu’un est cité ou licencié, soupçonné d’intelligence avec l’ennemi ou arrêté, ceux qui l’ont fréquenté se sentent sur la sellette et se demandent comment se comporter. Les « ennemis » se multiplient. Le président du collège militaire de la Cour suprême d’URSS, Vassili Vassilievitch Ulrich, logé dans une suite au Metropol, est débordé : de plus en plus d’accusés comparaissent le même jour ; la parole est accaparée par le procureur qui a l’entière confiance de Staline. Lurie, comme les autres, répond oui à toutes les questions de l’accusation.

    Hilde Tal, qui travaille au quartier général de l’OMS, vit avec Julius dans les appartements collectifs de l’hôtel Lux, réservés aux membres du Komintern. Quand ils ont besoin de se parler franchement, ils sortent se promener. Ils sont écœurés par les procès successifs. Hilde se demande si elle devrait écrire une note sur les Germain qui fréquentaient Emel, surtout Charlotte.

    Au retour de vacances, Wilhem est hospitalisé pour une dysenterie grave et Charlotte réfléchit au conseil de « l’homme de sa vie », entré par idéal au parti communiste : suivre la voie hiérarchique pour déclarer qu’elle a connu Emel. Elle finira par être interrogée et par devoir faire elle aussi « une déclaration complète et véridique qui comprendra une autocritique ».

    Le couple est envoyé sans explication à l’hôtel Metropol, un palace moscovite, en attendant d’être informé sur son sort. Les jours passant, ils s’adaptent à leur nouvelle vie, observent ce qui se passe autour d’eux. Charlotte fait la queue pour s’approvisionner, Wilhem va lire le journal à la bibliothèque Lenine. Ce sera plus facile quand ils recevront des coupons-repas pour le déjeuner de deuxième classe au restaurant.

    En 1937, un nouveau procès commence contre le Centre trotskiste des ennemis de l’Union soviétique. Peu à peu, la moitié de leur équipe à l’OMS arrive au Metropol. Tous gardent leurs distances. Charlotte est excédée, même le chef du NKVD devient un « ennemi du peuple » ! Wilhem reste persuadé du bien-fondé de la politique du Parti. C’est la routine d’un temps de terreur que raconte le roman : défiance, langue de bois, survie, intrigues. Quel sera leur sort ?

    L’écrivain allemand a pu, grâce au succès de son roman précédent, prendre une chambre au Metropol, le grand hôtel de luxe où le Parti installait les étrangers pour les éblouir et ses cadres suspects pour une durée indéterminée. Dans l’épilogue, Eugen Ruge explique comment des souvenirs de famille lui ont donné envie d’écrire cette fiction, appuyée sur une documentation authentique : Le Metropol, « une histoire sur ce que les hommes sont prêts à croire. » 

  • Des choses incroyables

    zamiatine,nous,roman,1920,anticipation,littérature russe,urss,totalitarisme,culture,contre-utopie« J’ai eu l’occasion de lire et d’entendre bien des choses incroyables sur les temps où les gens vivaient encore à l’état libre, c’est-à-dire inorganisé, sauvage. Mais ce qui m’est toujours apparu le plus incroyable, c’est ceci : comment le pouvoir d’alors – même embryonnaire – a-t-il pu admettre que les gens vivent sans l’équivalent de nos Tables, sans les promenades obligatoires, sans aucune régulation des heures de repas, qu’ils aient pu se lever et se coucher quand bon leur semblait ? Il paraît même, selon certains historiens, que, à cette époque, la lumière brûlait toute la nuit dans les rues, toute la nuit il y avait des passants et des voitures. »

    Evgueni Zamiatine, Nous

    Couverture de la première édition complète de Nous en russe
    (Casa editrice Cechov / Wikimedia)