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roumanie

  • Muse

    Brancusi (19) Muse 1912.jpg« C’est en 1909, avec sa Muse endormie, que Brancusi s’engage dans les chemins de l’exploitation de la forme dogmatiquement pure de l’ovoïde, qui, à partir de la représentation idéale de la sphère – sa forme absolue, – propose l’immersion de la sphère dans le courant vital de ce monde, dans l’existence en marche, qui sollicite, tourmente, déforme. L’ovoïde, c’est la descente de la sphère dans le fleuve, dans le courant ininterrompu de la vie. »

    Radu Varia, Brancusi, Gallimard, 1989.

    Brancusi, La Sublimation des formes, Bozar, Bruxelles,
    Europalia Romania > 12.01.2020

    © Brancusi, Muse, 1912

  • Europalia : Brancusi

    L’exposition Brancusi, la sublimation des formes, phare du festival Europalia Romania, attire beaucoup de monde à Bozar (Palais des Beaux-Arts de Bruxelles) depuis son ouverture. Depuis que j’ai vu Le Baiser sur une tombe du cimetière Montparnasse, il y a longtemps, j’ai une prédilection pour ce sculpteur qui a travaillé peu de temps à l’atelier de Rodin avant de trouver sa voie – « rien ne pousse à l’ombre des grands arbres, », pensait-il.

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    Pages d'un ouvrage présenté à l'exposition : photo et texte de Brancusi (cliquer pour agrandir)

    Le parcours chronologique nous fait découvrir Constantin Brancusi (1876-1957) depuis son voyage, en grande partie à pied, de Roumanie à Paris, où il arrive en 1904 et exerce d’abord de petits métiers pour survivre, jusqu’à l’installation du site de Târgu-Jiu dans son pays natal en 1937. De nombreuses photographies accompagnent les œuvres, souvent prises par lui-même ; il avait demandé à Man Ray de l’initier, afin de choisir sa propre manière de montrer ses sculptures, son atelier et ses autoportraits.

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    © Brancusi, Le sommeil, 1908

    Deux marbres, d’emblée, montrent l’émancipation de Brancusi par rapport à Rodin : celui-ci, dans Le sommeil, a sculpté le beau visage de Camille Claudel, finement rendu ; Brancusi reprend la position de la tête mais laisse un côté du visage inachevé. Pour Rodin, « c’est par le modelé que la chair vit, vibre, combat, souffre… » ; Brancusi va préférer au modelage la taille directe de la pierre.

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    © Brancusi, La prière, 1907 (à droite, La prière de Rodin, plâtre, 1909)

    Dans La prière de Brancusi, une femme agenouillée à la silhouette stylisée s’incline, contrairement à La prière de Rodin où elle reste droite. Un bronze de Wilhelm Lehmbruck, Tête de femme inclinée, exprime la même intention : montrer le recueillement, l’intériorité. Les sculptures de Brancusi sont souvent placées au centre de la salle, ce qui permet de bien les regarder sous tous les angles et de remarquer, par exemple, cette ligne creuse de la colonne vertébrale, comme plus loin dans La sagesse de la terre.

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    © Brancusi, Le Baiser, 1907

    Et voici ce fameux Baiser (1907), si différent du chef-d’œuvre de Rodin, et chef-d’œuvre de la sculpture moderne : une étreinte les yeux dans les yeux, bouche sur bouche, les bras enlacés – volumes, creux, pleins, lignes. Un minimalisme de la forme, des corps à peine suggérés, le baiser devenu fusion, signe universel, iconique. Brancusi continuera à en simplifier le dessin qui aboutira à la Porte du Baiser.

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    © Brancusi, Le commencement du monde, vers 1920 (Dallas Museum of Art)

    Avec Le commencement du monde (vers 1920) s’ouvre une période essentielle dans la sculpture de Brancusi, de l’œuf à l’envol (pour résumer). Le marbre poli à l’extrême, pour capter la lumière, est posé sur une plaque ronde de maillechort (alliage imitant l’argent) qui reflète l’ovoïde et souligne son point d’équilibre, le tout sur un socle (toujours conçu et fabriqué par l’artiste) étudié pour renforcer l’œuvre. Le carré et le rond, le solide et le fragile, l’ombre et la lumière – « recherche de la quintessence des choses » (Guy Duplat).

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    © Brancusi, Tête d'enfant endormi, 1908 (Collection particulière)

    Quel chemin parcouru depuis les têtes d’enfant de ses débuts, comme le très émouvant Supplice. Un pas a été franchi avec Tête d’enfant endormi, une tête non plus dressée mais posée sur la tempe. Parmi les disciples de Brancusi, Isamu Noguchi est représenté à l’exposition avec sa propre version du Baiser (1945) en albâtre, et aussi Irène Codréano avec Eileen Lane (1925, polyester), un buste épuré de leur amie commune. Dans cette salle, on peut aussi voir de petits films de Brancusi tournés dans son atelier, où évoluent des danseuses.

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    © Brancusi, Muse endormie, bronze doré, 1910, Centre Pompidou, MNAM-CCI,
    RMN-Grand Palais, photo Adam Rzepka, Sabam Belgium, 2019

    Beaucoup de monde dans la salle de la Muse endormie en bronze doré (affiche de l’exposition) et d’autres têtes emblématiques de Brancusi. Des étudiants entouraient les sculptures pour les dessiner, il devenait difficile de circuler autour des œuvres. Joli sourire d’une autre Muse accoudée en marbre sur un socle en bois sombre.

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    © Constantin Brancusi, Léda, 1926, Centre Pompidou, MNAM-CCI,
    RMN-Grand Palais, photo Adam Rzepka, Sabam Belgium, 2019

    Après Leda, bien mise en valeur, on tourne vers la salle des oiseaux : Maïastra, puis le fabuleux Oiseau d’or sur un très élégant socle en marbre qui évoque la Colonne sans fin. La série des Oiseaux dans l’espace (Brancusi en a créé une quinzaine, en marbre ou en bronze) est aussi présentée à travers de nombreuses photographies qui les montrent chez des particuliers ou à l’atelier sous des éclairages aux effets très divers.

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    © Brancusi, L'Oiseau d'or, vers 1919 (Minneapolis Institute of Art)

    Une exposition si riche mérite d’être revisitée, je suis loin d’en avoir parlé de façon exhaustive. Poisson, Torse de jeune homme, chaque sculpture retient le regard. Quelques peintures aussi, dont une gouache délicate, Femme au peigne. Des œuvres ou photos d’artistes proches du sculpteur accompagnent cette magnifique rétrospective, qui se termine par la présentation du site de Târgu-Jiu en images : la Colonne sans fin, la Porte du Baiser, la Table du Silence. Ne manquez pas ce rendez-vous avec Brancusi à Bozar (jusqu’au 12 janvier 2020).

  • On avait tous un ami

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    on avait tous un ami dans chaque parcelle de nuage 
    en fait les amis sont ainsi quand le monde est plein d’horreurs 
    ma mère aussi disait c’est bien normal 
    pas question de devenir ami 
    vaut mieux penser aux choses sérieuses 

    Gellu Naum

    (Herta Müller, Animal du coeur)

  • A un cheveu près

    Quelques phrases suffisent pour reconnaître le monde romanesque de Herta Müller ; courtes, simples, déroutantes, elles disent autre chose du réel que son apparence : « Les mots de notre bouche écrasent autant de choses que nos pieds dans l’herbe. Et que le silence. » Dans Animal du cœur (Herztier), traduit de l’allemand par Claire de Oliveira, la narratrice est une jeune fille vivant sous la dictature (en Roumanie, le pays dorigine de la romancière, prix Nobel de littérature en 2009), et elle évoque d’abord son amie Lola qui vient de se suicider – « j’ai l’impression que chaque mort laisse en héritage un sac de mots. » 

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    Lola venait du sud du pays, plus pauvre encore que les autres régions, à cause de la sécheresse. En ville, elle cherchait dans les cours ces mûriers que les jeunes emportent avec eux quand ils quittent leur village. Elle voulait apprendre le russe et rencontrer un homme qui étudie, un homme aux ongles propres, qui rentre au village avec elle, qui porte une chemise blanche, « un seigneur ». C’est ainsi qu’elle est arrivée au foyer, dans ce rectangle avec une fenêtre où dorment six filles, chacune avec une valise sous son lit, un haut-parleur au plafond.

    Pour se maquiller, faute de mascara, les filles se mettent de la suie sur les cils. Elles rêvent de collants « d’une finesse aérienne » à la place de leurs collants « brevetés » en coton. Les souvenirs d’enfance de celle qui raconte sont peuplés de ciseaux : ciseaux à ongles qui font peur à l’enfant, sécateur du grand-père aux ongles épais, ciseaux pour couper le gros fil qui attache le bouton pour longtemps, ciseaux du coiffeur… 

    Lola prend le tram du soir pour aller à la rencontre des hommes fatigués de leur journée à l’usine ou à l’abattoir, les attire dans le parc aux broussailles, rentre avec « les jambes griffées par les brindilles ». Les autres filles ne l’aiment pas, lui reprochent de piocher dans leurs affaires. Le soir, le haut-parleur hurle des chants ouvriers. Puis Lola s’inscrit au Parti, les brochures s’empilent autour de son lit. Pendant sa quatrième année d’études à la faculté, elle rencontre enfin « le premier en chemise blanche ». Peu après, au foyer, on la retrouve pendue à une ceinture dans une armoire. Deux jours plus tard, elle est exclue en public du Parti et de l’université.

    Personne ensuite ne veut plus parler de Lola. Sauf la narratrice. Elle a lu le cahier de Lola, dérobé peu après, et voudrait le garder en tête. Seuls s’y intéressent Edgar, Kurt et Georg, qui l’abordent à la cantine – « Ils doutaient que la mort de Lola soit un suicide. » Ils vont se rencontrer tous les jours : elle leur dit « les phrases disparues » de Lola, Edgar en prend note. Les garçons vivent dans un foyer masculin, de l’autre côté du parc, où on ne peut rien cacher, mais ils ont « un endroit sûr en ville, un pavillon avec un jardin à l’abandon ». Ils accrochent le cahier sous le couvercle du puits, dans un sac en toile. 

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    Au pavillon, il y a des livres qu’elle emporte pour les lire au cimetière. Elle a appris « à flâner, à enfiler des rues ». Elle mange en marchant, ne rentre au foyer que pour dormir, sans trouver le sommeil. « Ici, tout le monde reste paysan » dit Georg quand elle parle des sacs contenant les mûriers « rapportés des cours des vieilles gens ». Tous viennent d’un village et en parlent, loin de « ce silence villageois qui interdit de penser ». Dans le pays du dictateur dont on espère la mort à chaque maladie, « tout le monde vivait d’idées d’évasion. » Certains traversaient le Danube à la nage, d’autres les champs de maïs, en espérant « échapper aux balles et aux chiens des sentinelles ».

    Edgar et Georg écrivent des poèmes, Kurt photographie clandestinement « les convois d’autocars aux rideaux gris fermés » qui conduisent les prisonniers aux chantiers. Elle, elle évite dans ses déambulations les « hommes de main » qui font les cent pas dans la rue, montent la garde, se remplissent les poches de prunes encore vertes. Mais les garçons du foyer font des ennuis aux étudiants, les accusent d’en provoquer. Le père d’Edgar reçoit la visite de trois types qui secouent tous ses livres, fouillent toutes les pièces et même la terre des balconnières. La peur grandit.

    Animal du cœur décrit un monde sans liberté où chacun se méfie des autres, où tout peut arriver, où l’on disparaît sans dire adieu. Herta Müller, sans expliquer, raconte le ressenti et communique la terreur à travers de simples détails du quotidien décrits sans transition. Le récit lui-même semble sur le qui-vive. Comment vivre ainsi ? Les trois amis et celle à qui Lola manque se retrouvent tous les jours, ils rient ensemble ou inventent des jurons pour se tenir à distance, se disputent. « L’affection ne cessait d’être là, sauf que dans la dispute elle avait des griffes. »

    Au premier interrogatoire chez le capitaine Piele, « qui avait le même nom que son chien », à cause d’un poème qu’ils récitent tout le temps et partout, ils comprennent qu’il faut redoubler de prudence. « Les animaux de nos cœurs filaient comme des souris. » Aussi, quand ils s’écrivent, il y a des règles : « Ne pas oublier la date quand on écrit, dit Edgar, et toujours mettre un cheveu dans la lettre. S’il n’est plus là, on sait qu’elle a été ouverte. » En cas d’interrogatoire, écrire une phrase contenant « ciseaux à ongles » ; de fouille, « chaussures » ; de filature, « enrhumé ».

    Les choses et les mots jouent à la guerre : arbres, oiseaux, draps, moutons, melons… « Tout ce qui nous entourait sentait l’adieu. Aucun de nous ne dit ce mot. » Que vont-ils devenir ? Pourront-ils devenir ? « Difficile de ne pas voir un autoportrait dissimulé sous la voix de la narratrice : Herta Müller elle-même est née en 1953 dans la communauté souabe, une minorité germanophone de la Roumanie. Son père a été soldat SS et elle a travaillé comme traductrice dans une usine. Lorsqu’elle est récompensée par le Nobel de la littérature en 2009, on fêtait les vingt ans de la fin du régime de Ceausescu. » (Magazine littéraire)

  • Réfugiés

    « Alors qu’ils se promenaient sur la Via Veneto un jour où les élégants magasins avaient installé des tables dehors et offraient aux passants du champagne et des chocolats pour célébrer Pâques, un homme en costume croisé gris foncé à fines rayures gris clair sourit à Elena et lui offrit une rose, avec un compliment en italien où elle comprit les mots « bella donna » et « primavera ». Elle rougit et le remercia. Elle portait une robe blousante en nylon bleu, à la jupe évasée, qui venait de Bucarest, propre car elle la lavait tous les jours ; mais la mode à Rome, elle l’avait remarqué, était aux petites robes droites et sans manches. Les chemises de Jacob et d’Alexandru, qui n’étaient même pas repassées, avaient l’air fatigué. Elle se vit, elle, son mari et son fils, par les yeux de cet Italien d’une élégance raffinée. De pauvres gens qui tenaient un sac en papier rempli de petits pains ronds, des réfugiés politiques dont l’origine d’Europe de l’Est était trahie par leurs chaussures, leurs vêtements et leurs coupes de cheveux. Cet homme lui avait tendu la rose parce qu’elle lui faisait pitié. »

     

    Catherine Cusset, Un brillant avenir

     

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