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roumanie - Page 2

  • A un cheveu près

    Quelques phrases suffisent pour reconnaître le monde romanesque de Herta Müller ; courtes, simples, déroutantes, elles disent autre chose du réel que son apparence : « Les mots de notre bouche écrasent autant de choses que nos pieds dans l’herbe. Et que le silence. » Dans Animal du cœur (Herztier), traduit de l’allemand par Claire de Oliveira, la narratrice est une jeune fille vivant sous la dictature (en Roumanie, le pays dorigine de la romancière, prix Nobel de littérature en 2009), et elle évoque d’abord son amie Lola qui vient de se suicider – « j’ai l’impression que chaque mort laisse en héritage un sac de mots. » 

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    Lola venait du sud du pays, plus pauvre encore que les autres régions, à cause de la sécheresse. En ville, elle cherchait dans les cours ces mûriers que les jeunes emportent avec eux quand ils quittent leur village. Elle voulait apprendre le russe et rencontrer un homme qui étudie, un homme aux ongles propres, qui rentre au village avec elle, qui porte une chemise blanche, « un seigneur ». C’est ainsi qu’elle est arrivée au foyer, dans ce rectangle avec une fenêtre où dorment six filles, chacune avec une valise sous son lit, un haut-parleur au plafond.

    Pour se maquiller, faute de mascara, les filles se mettent de la suie sur les cils. Elles rêvent de collants « d’une finesse aérienne » à la place de leurs collants « brevetés » en coton. Les souvenirs d’enfance de celle qui raconte sont peuplés de ciseaux : ciseaux à ongles qui font peur à l’enfant, sécateur du grand-père aux ongles épais, ciseaux pour couper le gros fil qui attache le bouton pour longtemps, ciseaux du coiffeur… 

    Lola prend le tram du soir pour aller à la rencontre des hommes fatigués de leur journée à l’usine ou à l’abattoir, les attire dans le parc aux broussailles, rentre avec « les jambes griffées par les brindilles ». Les autres filles ne l’aiment pas, lui reprochent de piocher dans leurs affaires. Le soir, le haut-parleur hurle des chants ouvriers. Puis Lola s’inscrit au Parti, les brochures s’empilent autour de son lit. Pendant sa quatrième année d’études à la faculté, elle rencontre enfin « le premier en chemise blanche ». Peu après, au foyer, on la retrouve pendue à une ceinture dans une armoire. Deux jours plus tard, elle est exclue en public du Parti et de l’université.

    Personne ensuite ne veut plus parler de Lola. Sauf la narratrice. Elle a lu le cahier de Lola, dérobé peu après, et voudrait le garder en tête. Seuls s’y intéressent Edgar, Kurt et Georg, qui l’abordent à la cantine – « Ils doutaient que la mort de Lola soit un suicide. » Ils vont se rencontrer tous les jours : elle leur dit « les phrases disparues » de Lola, Edgar en prend note. Les garçons vivent dans un foyer masculin, de l’autre côté du parc, où on ne peut rien cacher, mais ils ont « un endroit sûr en ville, un pavillon avec un jardin à l’abandon ». Ils accrochent le cahier sous le couvercle du puits, dans un sac en toile. 

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    Au pavillon, il y a des livres qu’elle emporte pour les lire au cimetière. Elle a appris « à flâner, à enfiler des rues ». Elle mange en marchant, ne rentre au foyer que pour dormir, sans trouver le sommeil. « Ici, tout le monde reste paysan » dit Georg quand elle parle des sacs contenant les mûriers « rapportés des cours des vieilles gens ». Tous viennent d’un village et en parlent, loin de « ce silence villageois qui interdit de penser ». Dans le pays du dictateur dont on espère la mort à chaque maladie, « tout le monde vivait d’idées d’évasion. » Certains traversaient le Danube à la nage, d’autres les champs de maïs, en espérant « échapper aux balles et aux chiens des sentinelles ».

    Edgar et Georg écrivent des poèmes, Kurt photographie clandestinement « les convois d’autocars aux rideaux gris fermés » qui conduisent les prisonniers aux chantiers. Elle, elle évite dans ses déambulations les « hommes de main » qui font les cent pas dans la rue, montent la garde, se remplissent les poches de prunes encore vertes. Mais les garçons du foyer font des ennuis aux étudiants, les accusent d’en provoquer. Le père d’Edgar reçoit la visite de trois types qui secouent tous ses livres, fouillent toutes les pièces et même la terre des balconnières. La peur grandit.

    Animal du cœur décrit un monde sans liberté où chacun se méfie des autres, où tout peut arriver, où l’on disparaît sans dire adieu. Herta Müller, sans expliquer, raconte le ressenti et communique la terreur à travers de simples détails du quotidien décrits sans transition. Le récit lui-même semble sur le qui-vive. Comment vivre ainsi ? Les trois amis et celle à qui Lola manque se retrouvent tous les jours, ils rient ensemble ou inventent des jurons pour se tenir à distance, se disputent. « L’affection ne cessait d’être là, sauf que dans la dispute elle avait des griffes. »

    Au premier interrogatoire chez le capitaine Piele, « qui avait le même nom que son chien », à cause d’un poème qu’ils récitent tout le temps et partout, ils comprennent qu’il faut redoubler de prudence. « Les animaux de nos cœurs filaient comme des souris. » Aussi, quand ils s’écrivent, il y a des règles : « Ne pas oublier la date quand on écrit, dit Edgar, et toujours mettre un cheveu dans la lettre. S’il n’est plus là, on sait qu’elle a été ouverte. » En cas d’interrogatoire, écrire une phrase contenant « ciseaux à ongles » ; de fouille, « chaussures » ; de filature, « enrhumé ».

    Les choses et les mots jouent à la guerre : arbres, oiseaux, draps, moutons, melons… « Tout ce qui nous entourait sentait l’adieu. Aucun de nous ne dit ce mot. » Que vont-ils devenir ? Pourront-ils devenir ? « Difficile de ne pas voir un autoportrait dissimulé sous la voix de la narratrice : Herta Müller elle-même est née en 1953 dans la communauté souabe, une minorité germanophone de la Roumanie. Son père a été soldat SS et elle a travaillé comme traductrice dans une usine. Lorsqu’elle est récompensée par le Nobel de la littérature en 2009, on fêtait les vingt ans de la fin du régime de Ceausescu. » (Magazine littéraire)

  • Réfugiés

    « Alors qu’ils se promenaient sur la Via Veneto un jour où les élégants magasins avaient installé des tables dehors et offraient aux passants du champagne et des chocolats pour célébrer Pâques, un homme en costume croisé gris foncé à fines rayures gris clair sourit à Elena et lui offrit une rose, avec un compliment en italien où elle comprit les mots « bella donna » et « primavera ». Elle rougit et le remercia. Elle portait une robe blousante en nylon bleu, à la jupe évasée, qui venait de Bucarest, propre car elle la lavait tous les jours ; mais la mode à Rome, elle l’avait remarqué, était aux petites robes droites et sans manches. Les chemises de Jacob et d’Alexandru, qui n’étaient même pas repassées, avaient l’air fatigué. Elle se vit, elle, son mari et son fils, par les yeux de cet Italien d’une élégance raffinée. De pauvres gens qui tenaient un sac en papier rempli de petits pains ronds, des réfugiés politiques dont l’origine d’Europe de l’Est était trahie par leurs chaussures, leurs vêtements et leurs coupes de cheveux. Cet homme lui avait tendu la rose parce qu’elle lui faisait pitié. »

     

    Catherine Cusset, Un brillant avenir

     

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  • Elena-Helen

    Prix Goncourt des Lycéens 2008, Un brillant avenir de Catherine Cusset déroule la vie d’Elena-Helen, une petite Roumaine devenue citoyenne américaine. Fille, amante, épouse et mère, veuve (ce sont les quatre parties), un portrait éclaté puisque le récit change de période à chaque chapitre, de 1941, « La petite fille de Bessarabie », à 2006, « Demain, Camille » (sa petite-fille).

     

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    Gratte-ciel de New York vus depuis Central Park par Florian Pépellin (Wikimedia commons images)

     

    A quoi tend cette fragmentation ? Le refus de la chronologie est dans l’esprit du temps, « qui n’est parfois que la mode du temps » (Yourcenar), les professeurs d’histoire ou d’histoire littéraire ont depuis belle lurette été priés d’y renoncer dans l’enseignement secondaire pour des raisons qui ne m’ont jamais totalement convaincue. Dans la littérature contemporaine, le facettage de l’intrigue tient parfois davantage à la mise en forme du texte qu’à une nécessité interne. Ici Catherine Cusset se place sous l'égide de Sebald : « J’ai de plus en plus l’impression que le temps n’existe absolument pas, qu’au contraire il n’y a que des espaces imbriqués les uns dans les autres… »

     

    C’est donc par épisodes et dans le désordre que nous est raconté le destin particulier d’une femme que l’on pourrait justement caractériser par la volonté de se construire un destin, pour elle d’abord, puis pour son fils, avec Jacob, le séduisant jeune homme aux cheveux noirs et à la peau mate qu'elle a épousé contre l’avis de ses parents antisémites. Un brillant avenir commence par la mort dramatique de ce mari, atteint de la maladie d’Alzheimer, avant de remonter à l’enfance de la petite Elena, « Lenoush », fuyant un pays bientôt occupé par les Soviétiques avec son oncle et sa tante. C’est le premier d’une longue série de voyages et de déménagements, d’abord avec ceux-ci qui deviendront ses parents adoptifs, Elena portera désormais le nom de Tiburescu.

     

    A New-York, elle s’appelle Helen Tibb, et quand à la fin des années quatre-vingts, son fils Alexandru lui annonce au téléphone qu’il pense venir chez elle le lendemain, « avec quelqu’un », elle se réjouit en espérant que cette fois, à vingt-six ans, il a rencontré la femme de sa vie. Marie est française, a priori un bon point aux yeux d’Helen qui a appris le français en Roumanie, mais aussi une crainte : la jeune femme conçoit sans doute sa vie en Europe, or Helen et Jacob ont choisi de vivre aux Etats-Unis pour être libres, pour échapper aux préjugés concernant les juifs, pour fuir la dictature de Ceaucescu. En France, avec son accent, leur fils n’aurait accès qu’à des emplois subalternes, loin du « brillant avenir » dont ils rêvent pour lui.

     

    Mais Marie et Alex s’aiment vraiment et comptent vivre aux Etats-Unis. Comme Elena et Jacob ont tenu bon malgré l’hostilité des parents, eux aussi se marient sans leur approbation. Helen est nommée vice-présidente dans la société d’informatique qui l’emploie. La réussite professionnelle et la réussite familiale, voilà ce qui compte avant tout à ses yeux. Son père l’avait envoyée dans un lycée technique pour qu’elle puisse vivre en femme indépendante et elle est devenue experte en physique nucléaire. Hors de Roumanie, elle s’est tournée vers une autre voie prometteuse.

     

    Intelligente et volontaire, Helen se montre aussi possessive et autoritaire, Catherine Cusset en fait une belle-mère maladroite, peu affectueuse. La romancière entremêle l’histoire des deux couples, celui d’Helen et de Jacob bâti sur une fidélité sans faille, celui d’Alex et de Marie formé sur des bases et dans un contexte très différents. Mais Un brillant avenir est surtout l’évocation d’un destin de femme dans la seconde moitié du XXe siècle, avec ses choix et ses peurs, sa réussite et ses faiblesses, et la part la plus attachante d’Helen se révèle dans sa confrontation avec Marie, la femme de son fils, si différente d’elle, avec qui elle a tant de mal à s’entendre.

     

    L’intérêt du roman naît de ces caractères, et surtout de leur évolution à travers plusieurs époques et d’un continent à l’autre. Le style de Catherine Cusset, assez sec, et la fragmentation du récit – propice aux rapprochements mais fastidieuse – m’ont tenue un peu à distance de cette « bouleversante saga ».  Un brillant avenir est néanmoins un roman cosmopolite ambitieux, qui offre à ses lecteurs plus d’un éclairage sur les réalités de notre temps.

  • L'été

    « Sur les têtes qui crient dans le magasin, la faim a des oreilles transparentes, des coudes durs, des dents cariées pour mordre et des dents saines pour crier.
    Il y a du pain frais dans le magasin. On ne compte plus les coudes dans le magasin, mais le pain est compté.

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    A l’endroit où la poussière vole le plus haut, la rue est étroite, les immeubles
    sont penchés et serrés. L’herbe s’épaissit au bord des chemins et quand elle fleurit, elle devient insolente et criarde, toujours déchiquetée par le vent. Plus
    les fleurs sont insolentes, plus la pauvreté est grande. Alors l’été se moissonne lui-même, confond les vêtements déchirés et la balle des céréales. Pour faire briller les vitres, les yeux qui sont devant et derrière comptent autant que les graines volantes pour l’herbe. »

    Herta Müller, Le renard était déjà le chasseur

  • Etrange Herta Müller

    Le prix Nobel de littérature accordé en 2009 à Herta Müller, originaire de Roumanie et réfugiée en Allemagne en 1988 (elle avait alors 35 ans), pour avoir « avec la densité de la poésie et l’objectivité de la prose, dessiné les paysages de l’abandon », m’a donné envie de la découvrir. Le renard était déjà le chasseur (traduit de l’allemand) est un titre énigmatique qui correspond bien à l’atmosphère du roman. Cela commence avec l’observation d’une mouche transportée par une fourmi. Adina, une institutrice, est allongée sur le toit de son immeuble près de son amie Clara, occupée à se coudre un chemisier pour l’été. Les peupliers autour d’elles « ne bruissent pas, ils murmurent. »

     

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    Dès le premier chapitre, Le chemin du ver dans la pomme, - tous les chapitres portent un titre -, le récit colle aux choses (une aiguille, des ciseaux, une pomme, des tapis battus…) et aux lieux : un atelier de couturière, celui du ferblantier, le salon du coiffeur qui évalue la durée de vie de ses clients au poids des cheveux qu’il leur a déjà coupés. Herta Müller compose surtout des phrases basiques (sujet, verbe, complément) où les images surgissent à l’improviste : « Quand il n’y a pas d’électricité dans la ville, les lampes de poche font partie des mains, tels des doigts. »

     

    Chaque jour, la photo du dictateur dans le journal, avec sa boucle sur le front, regarde les Roumains qui le lisent, dans les quartiers populaires comme dans les « rues silencieuses du pouvoir » réservées aux membres du Parti et de la Police, les seules
    à être éclairées. Par une collègue dont la mère est domestique chez un officier, Adina connaît un peu ce qui se passe là-bas. « Dans le souffle de la peur, on finit par avoir l’oreille fine. » Au café près de la rivière, Paul, son ex, lit le journal pendant qu’elle découvre l’invitation de Liviu : leur ami qui a quitté la ville deux ans plus tôt pour enseigner dans un petit village du Sud va se marier avec une institutrice du coin.

     

    Mais la mort s’invite dans le quartier. Le ferblantier est retrouvé pendu, un ivrogne s’effondre dans une cabine téléphonique. Adina emmène ses élèves aux champs pour la cueillette des tomates. De son côté, dans un magasin, Clara est abordée par un homme avec une cravate à pois rouges et bleus qui la complimente sur sa robe et se présente : Pavel, avocat. Au cœur de l’été passe un cortège funèbre. « Un mort que l’on pleure beaucoup devient un arbre, dit un passant, et un mort que personne ne pleure devient une pierre. »

     

    L’oppression perceptible dans le tranchant des difficultés quotidiennes se fait explicite quand le directeur d’Adina la convoque pour l’avoir appelé « Monsieur le directeur » au lieu de « Camarade directeur » puis porte la main à son corsage. A l’usine aussi, les femmes subissent constamment les avances de l’intendant Grigore, dont les enfants sont légion. Au village de Liviu, ceux qui veulent traverser le Danube à la nage sont abattus d’un coup de fusil. Adina attend en vain une lettre de son amoureux, Ilie, soldat sur le front. Un concert où Paul se produit sur scène avec un groupe, est interrompu, le public chassé à coups de matraques, le chanteur Abi arrêté et interrogé sur le sens de la chanson « Visage sans visage », écrite par Paul.

     

    Le danger fait d’autant plus peur quand il s’insinue : Adina découvre un soir que la queue se détache de la fourrure du renard au pied de son lit, plus tard qu’on lui a coupé une patte… On s’est introduit chez elle. Adina n’avait pas dix ans quand elle s’était rendue avec sa mère au village voisin pour acheter un renard. « Le chasseur posa le renard sur la table et lui lissa les poils. Il dit : on ne tire pas sur les renards, les renards tombent dans le piège. Ses cheveux, sa barbe et les poils de ses mains étaient rouges comme ceux du renard, ses joues aussi. A l’époque, le renard était déjà le chasseur. » Clara devient la maîtresse de Pavel sans savoir au début le genre d’homme qu’il est, lui qui torture pendant les interrogatoires. Adina la repousse quand elle apprend qu’elle sort avec un homme de la securitate. Plus tard, Clara les avertira, elle et Paul, d'une liste portant leurs noms, et  leur conseillera de s’enfuir, de se cacher.

    Comment rendre compte de ce récit où les faits importent moins que l’atmosphère, les personnages moins que les situations ? La prose d’Herta Müller est pleine de leitmotivs, de détails grossis comme à la loupe, de mots en capitales, de gestes lourds de sens. La nature, le travail, la conversation, tout peut soudain s’y transformer en menace. Les hommes y subissent la loi de leurs supérieurs ; les femmes, la loi des hommes, à moins qu’elles ne se vengent ; les hommes et les femmes la loi de la peur – jusqu’à ce jour inattendu où la télévision montre la fin des Ceaucescu, réveillant le chant interdit qui se répand comme une clameur : « Réveille-toi Roumain de ton sommeil éternel »…