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chavirer

  • Le même sourire

    Lafon couverture actes sud.jpg« Lara avait un jour demandé à Cléo comment juger du niveau d’une danseuse. La rapidité de ses gestes, sa souplesse, sa grâce ? Devant l’écran, elle comprit que c’était autre chose : cette capacité à ravir l’attention, toutes les attentions, par millions, dont celle de Lara. Cette capacité à donner envie d’être Cléo, agile, athlétique, précise et troublante.
    Le générique de fin défilait sur les cuisses gainées de lycra noir de Cléo, elle enlaçait une danseuse d’un blond platine, toutes deux arboraient le même sourire laqué vermillon, la même frange de faux cils. La caméra hésita un instant entre elles deux puis choisit Cléo, zoomant sur sa peau scintillante, découpant la danseuse en vignettes dorées : seins, cuisses, fuselage d’une taille prise au plus serré, Cléo en pièces détachées, offerte à la France du samedi soir. »

    Lola Lafon, Chavirer

  • Cléo, treize ans

    Qu’écrire encore sur la Cléo de Lola Lafon ? Le titre donné à son roman Chavirer vaut à la fois pour son héroïne, jeune danseuse prise dans le miroir aux alouettes d’une fondation aux vaines promesses de promotion pour les jeunes filles, et aussi pour ses lecteurs, spectateurs navrés de ce parcours d’enfance irrémédiablement gâché par de faux amis adultes et prédateurs.

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    Emission Champs-Elysées / Photo Première.fr

    « Elle avait traversé tant de décors, des apparences, une vie de nuit et de recommencements. Elle savait tout des réinventions. » Ce sont les premières phrases. Cléo s’est obstinée à se faire une place dans le monde des paillettes auxquelles elle attribue « la beauté de l’incertitude », « la beauté troublante de ce monde ».

    A douze ans presque et demi, pour ne pas la voir traîner devant la télé, ses parents l’avaient inscrite à un cours de danse, un cours privé fréquenté par des élèves d’un milieu aisé, auxquelles elle cache son adresse – « le Fontenay des grands ensembles ». Mais après que Mme Nicolle, devant son manque de grâce, lui a suggéré en fin d’année de faire autre chose, Cléo trouve sa voie en regardant les danseurs sur le plateau de Champs-Elysées : « voilà ce qu’elle voulait faire. »

    Place donc au modern jazz, au cours de Stan, « un mélange de messe, de fête et de concentration ». Cléo, qui trouve le temps des études interminable, écrit dans son journal que la danse « ferait patienter sa vie, il n’y aurait rien d’autre. » C’est là, dans le hall où les mères viennent chercher leur fille (pas la sienne), qu’une jeune femme élégante vient vers elle avec « un sourire d’hôtesse de l’air ».

    Cathy représente la fondation Galatée, qui « soutenait les adolescentes qui présentaient des capacités, des projets exceptionnels ». Elle a « tout de suite repéré Cléo au milieu des autres », elle admire ses cheveux longs. Une fois Cléo rentrée chez elle, il lui faut « attendre la météo pour pouvoir raconter à ses parents que : une femme très chic / une fondation / une bourse / des écoles incroyables / apprendre beaucoup / [son] futur. » – « Tout était en place pour le reste de l’histoire. Le futur ressemblait à une ivresse. »

    Cathy lui fait des cadeaux, l’invite au restaurant, fait miroiter un rendez-vous avec un membre du jury pour être sélectionnée et obtenir une bourse. Bien qu’on lui trouve une allure « trop sage », encouragée à « oser » davantage, Cléo reçoit cent francs de Cathy pour sa prestation. Aux rendez-vous suivants avec des hommes bien habillés qui l’interrogent (d’autres filles attendent sur un canapé), Cléo tâche de ne pas broncher devant les questions indiscrètes, sans se douter des gestes qui vont suivre. Elle réussit à s’échapper sous un prétexte, bouleversée.

    Dans son rêve à elle, « Les danseuses, on ne les touchait pas. » Cathy ne se laisse pas démonter pour autant. Quand elle réapparaît, c’est pour proposer à Cléo de faire elle-même du repérage. Elle sera payée pour renseigner « les ambitieuses » parmi les filles du collège et du centre de danse. Sa bonne fortune l’avait déjà rendue plus attirante dans la cour de récréation, plus d’une serait ravie qu’elle les aide à être recrutées.

    L’histoire de Cléo, qui accumule les mauvaises notes scolaires mais deviendra danseuse pour des spectacles de variétés, montre la discipline physique des entraînements jusqu’à la souffrance, la discipline mentale des filles décidées à y arriver coûte que coûte, une vie de solitude et de rencontres. Un corps à corps constant avec soi. Dans cet univers où l’on passe sans cesse de la lumière à la nuit, Cléo donne tout à la danse.

    Lola Lafon sait l’art des nuances, elle évite dans Chavirer le tout blanc ou le tout noir. Son héroïne est prête à tout pour sortir de son milieu, de la vie ordinaire. Le métier de la danse qu’elle a choisi d’exercer est décrit dans tous ses aspects : les coulisses, la condition des danseuses, l’importance des habilleuses, l’admiration ou le mépris des gens pour les spectacles populaires.

    Quand, trente-cinq ans plus tard, la télévision diffusera un appel à témoins – « celles qui, âgées d’une douzaine d’années entre 1984 et 1994, ont été en contact avec une certaine fondation Galatée » –, Cléo qui n’a rien oublié de ces années-là, où elle a été à la fois victime et coupable, devra les affronter à nouveau et faire face à certaines figures de son passé à qui elle l’avait tu ou caché.