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littérature française - Page 25

  • Marches

    tenenbaum,par la racine,roman,littérature française,deuil,famille,musique,rencontre,écriture,culture juive,culture« Emigré italien de longue date, maçon de formation, Giuseppe d’Alessi a été marbrier trente et quelques années. De l’atelier au cimetière, et du cimetière à l’atelier, il a travaillé pour établir les morts dans la maison du monde. Une fois à la retraite, il s’est senti une dette envers les vivants. Pour l’honorer, il n’avait que ses outils et ses mains. Sans rien demander à personne, il s’est attelé à la tâche de tailler des marches dans les rochers du bord de mer.
    – Combien d’escaliers nous avez-vous offerts ? a demandé Luce.
    – Je ne compte pas en escaliers, mais en marches. Chacune permet d’assurer le pied. Les dalles des pierres tombales pour le repos des disparus, et les degrés de mes marches pour la tranquillité de ceux qui vont vers la mer.
    – Alors, combien ?
    Il sourit à nouveau, découvrant une bouche en si mauvais état qu’on l’imagine contraint à une nourriture hachée ou moulinée.
    – Eh bien, depuis onze ans, j’ai taillé deux mille huit cent quatre-vingts marches. Vous êtes les premiers à le demander !
    Luce s’assied sur la sienne, et caresse la pierre :
    – Les promeneurs l’ignorent peut-être, mais les marches, elles, à n’en pas douter, se souviennent. »

    Gérald Tenenbaum, Par la racine

  • Par la racine

    Dans le dernier roman de Gérald Tenenbaum, Par la racine, Samuel Willar vient de perdre son père, Baruch, décédé dans une Ehpad en Lorraine. Si le titre évoque l’expression « manger les pissenlits par la racine », ce n’est donc pas incongru d’y penser, comme on le lira par la suite. Vingt ans plus tôt, les tempêtes Lothar et Martin soufflaient sur l’Europe ; le vent souffle aussi en ce dernier mois de 2019, mais la tempête, cette fois, « est dans sa tête ».

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    © Michel Seuphor, Petit spectacle (détail), 1952, encre sur papier, Anvers, KMSKA

    Appelé pour récupérer les affaires personnelles de son père, Samuel prend la route et écoute France Musique en pensant à lui : « Baruch était plus qu’un amateur, un résident de ce pays-là, un citoyen légitime puisqu’en transit permanent. » Neuf airs allemands de Haendel est le premier des airs de musique qui ponctueront tout le récit. Un personnage des Harmoniques (2017) s’appelle Samuel Willar, serait-il le Zuckerman de Gérald Tenenbaum ?

    Qui a vu sa mère ou son père terminer sa vie dans une maison de soins reconnaîtra ces jours sans nom, cette chambre désertée. Il reste à l’accueil un carton à emporter. Baruch n’appréciait pas le métier de son fils, « autobiographe pour autrui » : Samuel est payé pour écrire des biographies améliorées voire mensongères. Il avait tenté d’écrire un roman, mais au rendez-vous chez une éditrice qui lui signifiait un refus malgré son talent pour écrire, elle lui avait proposé du « story telling » : écrire pour quelqu’un d’autre une autre vie qui serait publiée sous la forme d’une autobiographie.

    Des années plus tôt, son père avait bien voulu l’accompagner pour des repérages à Lunéville, sa ville natale : il avait revu le théâtre où un soir, « un comédien immigré, jadis réfugié de Pologne pour échapper aux vingt ans de service militaire, fut pris de tremblements sur scène. […] Et Baruch interdit n’avait pas quitté son fauteuil  pour secourir son père. » Lors de ce pèlerinage vers son passé, Baruch avait raconté à Samuel l’histoire des deux Lina, « amies pour la vie » : Lina Denner et Lina Berg, filles de commerçants tout proches. « Des vies jumelles, c’est un bon point de départ pour des confessions imaginaires. »

    Les voici orphelins « à part entière », la sœur aînée Clara, son frère Jacques et le benjamin, Samuel ; leur mère s’était suicidée. Clara organise un goûter, met de la musique. « Reformer le triangle de l’enfance n’est pas si fréquent. Chacun y va de souvenirs consensuels en évitant les sujets de frictions. On passe du coq à l’âne, on dérive, et bientôt Baruch n’y est plus. »


    Dans la boîte en carton, Samuel découvre les papiers laissés par son père, les siens et ceux de son père Mathias Willar, une montre-bracelet, L’étranger de Camus, de la correspondance, des photos… Et, plus surprenant, les coordonnées d’une nouvelle cliente dont son père lui a laissé le numéro de téléphone sans rien d’autre, pour « quand le temps sera venu » : la bibliothécaire du centre Rachi à Troyes lui explique au téléphone avoir besoin « de récrire sa vie » pour décrocher un poste au Yivo, « l’institut pour la recherche juive installé depuis 1940 à Manhattan » et affirme n’avoir pas connu Baruch. Un mystère à éclaircir.

    Luce Halpern lui explique sa « commande », « il faudra tisser le faux pour le coudre avec le vrai sans que l’ourlet grigne » : « une enfance au kibboutz, un service militaire au Golan, et une formation complète à Vilnius ». « Tout était presque vrai. » Rendez-vous est pris à Troyes. Mais quand Samuel Willar se rend à la bibliothèque, Luce H. n’y est pas ; elle a préparé une invitation à son nom à l’entrée du Théâtre de Champagne, le soir même, où on joue Le Dibbouk d’Anski pour une représentation unique.

    Samuel est loin de se douter que celle qui le rejoindra à la fin du spectacle va le ramener trente-neuf ans plus tôt, à la soirée d’anniversaire de son père perturbée par un coup de téléphone. Et qu’il existe bel et bien un lien entre eux, mais lequel ? « L’authenticité est aussi rare pour les gens que pour les œuvres d’art. » Le « vrai roman » que Luce lui demande d’écrire pour elle va nécessiter un périple qui le mènera plus loin qu’il ne croit.

    Par la racine interroge des racines familiales et culturelles, plus multiples qu’on ne l’imagine. Luce n’est pas croyante, « ou plutôt si, elle croit en l’homme ; tous les chemins qu’il a empruntés pour se situer dans l’univers lui agréent et lui sont bons à suivre », y compris le Livre de la création, un ouvrage cabalistique du IIIe siècle qui « identifie les sphères de l’arbre de vie aux nombres primordiaux. »

    En suivant les lignes de vie de Luce Halpern, en écoutant ses compositeurs préférés, Samuel Willar retrouve aussi les traces de son père. Gérald Tenenbaum, romancier des rencontres, plus encore que dans L’affaire Pavel Stein ou Reflets des jours mauves, se tient près de ses personnages et rend avec une grande sensibilité les mouvements intérieurs qui les rapprochent peu à peu. Leurs passés, en fusionnant, vont permettre à une nouvelle histoire de prendre racine.

  • Politesse

    ernaux,la place,récit,littérature française,portrait du père,famille,culture,écrire la vie« La politesse entre parents et enfants m’est demeurée longtemps un mystère. J’ai aussi mis des années à « comprendre » l’extrême gentillesse que des personnes bien éduquées manifestent dans leur simple bonjour. J’avais honte, je ne méritais pas tant d’égards, j’allais jusqu’à imaginer une sympathie particulière à mon endroit. Puis je me suis aperçue que ces questions posées avec l’air d’un intérêt pressant, ces sourires, n’avaient pas plus de sens que de manger bouche fermée ou de se moucher discrètement. »

    Annie Ernaux, La place (in Ecrire la vie)

  • "Il était gai."

    C’est avec La place (1983, prix Renaudot 1984) que j’ai découvert le monde d’Annie Ernaux. Ce récit s’ouvre sur une citation de Jean Genet qui me frappe davantage aujourd’hui qu’alors : « Je hasarde une explication : écrire c’est le dernier recours quand on a trahi. »

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    Annie Ernaux, 8 ou 9 ans, avec son père et la chienne Miquette.
    © Collection personnelle d’Annie Ernaux
    (Source)

    Le jour où elle est devenue professeur « titulaire » après avoir réussi les épreuves pratiques du Capes, elle le résume sur un ton distant, décrivant les circonstances et sans exprimer d’autre sentiment que la colère « et une espèce de honte » en pensant à cette « cérémonie ». Elle écrit à ses parents qu’elle est reçue : « Ma mère m’a répondu qu’ils étaient très contents pour moi. »

    « Mon père est mort deux mois après, jour pour jour. » Un dimanche de juin, comme le dimanche initial de La Honte (quand son père a voulu tuer sa mère). L’attitude de sa mère, la toilette du mort, les préparatifs de l’enterrement, tout est rapporté de manière factuelle, à part peut-être son impression, en voyant son visage changer : « il ressemblait à un oiseau couché. »

    Après quelques jours près de sa mère, elle rentre chez elle en train avec son fils – « les voyageurs de première n’aiment pas le bruit et les enfants qui bougent » – « maintenant, je suis vraiment une bourgeoise ». Par la suite, elle tente d’écrire un roman avec son père pour personnage principal, l’abandonne avec « une sensation de dégoût » : « Pour rendre compte d’une vie soumise à la nécessité, je n’ai pas le droit de prendre d’abord le parti de l’art, ni de chercher à faire quelque chose de « passionnant », ou d’« émouvant ». »

    « Je rassemblerai les paroles, les gestes, les goûts de mon père, les faits marquants de sa vie, tous les signes objectifs d’une existence que j’ai aussi partagée.
    Aucune poésie du souvenir, pas de dérision jubilante. L’écriture plate me vient naturellement, celle-là même que j’utilisais en écrivant autrefois à mes parents pour leur dire les nouvelles essentielles. » 
    Choix radical qu’Annie Ernaux rappellera dans son discours de Stockholm : « Il me fallait rompre avec le « bien écrire », la belle phrase, celle-là même que j’enseignais à mes élèves, pour extirper, exhiber et comprendre la déchirure qui me traversait. »

    La place raconte les origines du père, au caractère gai, joueur, « heureux quand même ». Ce gars de ferme servant la messe le dimanche est entré dans le monde à la guerre de 14 – « Paris, le métro, une ville de Lorraine, un uniforme qui les faisait tous égaux, des compagnons venus de partout, la caserne plus grande qu’un château. » Après, il n’a plus voulu du travail à la ferme ; il est devenu ouvrier dans une corderie, un ouvrier sérieux (« ni feignant, ni buveur, ni noceur »). Il y a rencontré sa mère, « une ouvrière vive, répondeuse ».

    Ils ont loué un logement à Y., « deux pièces en bas, deux à l’étage », puis ont eu le projet de « prendre un commerce ». Ils ont économisé et repris l’unique café-épicerie de la Vallée, à trente kilomètres du Havre. Le gain paraissait d’abord facile, puis les demandes de crédit leur ont donné la peur de « manger le fonds » ; son père a dû reprendre un travail d’ouvrier sur un chantier de construction de la basse Seine. « Elle était patronne à part entière, en blouse blanche. Lui gardait son bleu pour servir. »

    « Naturellement, aucun bonheur d’écrire », note Annie Ernaux, résolue à se tenir « au plus près des mots et des phrases entendues ». Leur première fille n’était pas vaccinée contre la diphtérie, elle en meurt à sept ans. Après la deuxième guerre mondiale, la seconde étant souvent malade, ils quittent la Vallée au climat trop humide. Retour à Y. où ils trouvent « un fonds de café-épicerie-bois-charbons dans un quartier décentré. » « La vie d’ouvrier de mon père s’arrête ici. »

    Bonheur de leur nouveau mode de vie et aliénation, réhabilitation et dénonciation, Ernaux a l’impression « de tanguer d’un bord à l’autre de cette contradiction. » Pour son père, la satisfaction d’avoir tout ce qu’il faut, de manger à sa faim, de ne priver la gosse de rien, de devenir le propriétaire de l’établissement – sinon ne « pas péter plus haut qu’on l’a ».

    Sa fille ressent de plus en plus le décalage entre l’éducation reçue à l’école et les manières du père, les langages différents d’un côté et de l’autre. Son père a des goûts simples et populaires – « Il était gai. » –, elle se sent divisée. Quand elle montre ses bonnes notes, il est heureux qu’elle « apprenne » bien (apprendre n’est pas travailler, on ne travaille que de ses mains). Les remarques qu’elle lui fait amènent des disputes, limitent les conversations. « J’écris peut-être parce qu’on n’avait plus rien à se dire. »

  • Topographie

    Ernaux Quarto.jpg« Décrire pour la première fois, sans autre règle que la précision, des rues que je n’ai jamais pensées mais seulement parcourues durant mon enfance, c’est rendre lisible la hiérarchie sociale qu’elles contenaient. Sensation, presque, de sacrilège : remplacer la topographie douce des souvenirs, toute en impressions, couleurs, images (la villa Edelin ! la glycine bleue ! les buissons de mûres du Champ-de-Courses !), par une autre aux lignes dures qui la désenchante, mais dont l’évidente vérité n’est pas discutable par la mémoire elle-même : en 52, il me suffisait de regarder les hautes façades derrière une pelouse et des allées de gravier pour savoir que leurs occupants n’étaient pas comme nous. »

    Annie Ernaux, La honte (in Ecrire la vie)