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littérature française - Page 201

  • Un autre Assouline

    Si je me suis un peu ennuyée dans Le Portrait de Pierre Assouline, je me suis divertie avec Les Invités (2009), son dernier roman. Une « comédie française » mise en scène par Madame du Vivier à la frontière du faubourg Saint-Germain – « Il est vrai que ses dîners étaient parmi les plus courus de Paris. » Pour cette soirée en l’honneur d’un important client de son mari, Madamedu, comme l’appelle ironiquement Sonia, la bonne, quand elle n’est pas dans les parages, il convient de
    bien placer les invités « de cette petite société choisie, caste qui se donne et que l’on donne pour une élite ». C’est l’occasion pour Assouline de décrire les codes du savoir-vivre à la française, d’indiquer les soixante-dix centimètres requis pour l'espace vital de chaque convive, et de signaler au passage les fautes de goût.

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    Mais l’art d’une hôtesse tient surtout dans la gestion de l’imprévu, comme l’arrivée avec Stanislas Sévillano, ponctuel, d’Hubert d’A. qui n’a pas été invité. Son-Excellence-Alexandre, sous-directeur au Quai d’Orsay et sa femme « totalement désinhibée », Marie-Do, lui succèdent, puis les Costières qui sont dans la finance, « des dévoreurs » ; maître Adrien Le Châtelard et son épouse Christina, une beauté « préraphaélite », la seule qui ne porte pas de noir ; George Banon, l’invité d’honneur, un grand industriel de Toronto ; Joséphine, directrice de programmes télévisés ; enfin l’écrivain de service, Dandieu, accompagné de son épouse biologiste.

    Par les yeux de l’une, nous découvrons les diverses catégories de souliers – « de tous les détails, il était celui qui posait une personne à ses yeux ». Un autre examine les charmes des dames, plus ou moins naturels. Sophie du Vivier récolte les téléphones portables avant de passer à table. Hubert d’A. comprend à ce moment qu’il s’est trompé d’étage, on l’attend au deuxième. Et voici que Christina refuse de s’asseoir, en comptant les couverts. Madamedu est effarée de ne pas l’avoir prévu : ils seront treize à table, et une invitée menace carrément de s’en aller. George Banon, sensible au physique et aux manières irréprochables de Sonia, ose alors résoudre le problème en conviant la bonne à leur table. Le tablier ôté, le maquillage vérifié, la voilà dans le camp des invités, la quatorzième. Son compagnon dans la vie, Othman le cuisinier, servira à sa place.

    La tension disparaît, Sonia se tient parfaitement à table et fait la fierté de Madamedu. A celle-ci maintenant le discret souci de la cuisine et de la conversation, que les dîners rituels du dimanche chez ses parents lui ont appris – « Ecoute et tu apprendras », disait son père. Des études à Sciences-Po se sont ajoutées à cette éducation par imprégnation. « Ni affaires ni politique, c’était une règle. » Mais « une voix intérieure, celle de sa mère, lui rappela qu’un dîner de petites conversations privées est une soirée vaine et vide. »

    Alors que Banon entretient Sonia de ses voyages entre ses différentes propriétés, la conversation devient générale à propos de la révolution numérique. Puis de la langue française. Et bientôt du noir « qui endeuille les soirées ». Lorsque Sonia s’étonne qu’on lui prête des propos sur cette couleur qui peut être indécente, « Evidemment, pas vous. », lui balance Marie-Do, « On parle de notre Sonia, la reine du tricot. » Eclats de rire, humiliation. Et comme Marie-Do ne lâche jamais sa proie, voilà Sonia sommée de livrer ses origines, son prénom véritable : « Oumelkheir ». Gêne générale, que Georges Banon allège en traduisant : « la mère de la bonté ». La conversation repart sur le marché de l’art, les Costières sont de grands spéculateurs. Ce sera l’occasion pour Sonia de prendre une revanche.

    Assouline rend bien le rythme de cette soirée minutieusement préparée mais qui peut prendre, à chaque instant, une tournure inattendue. Beaucoup de lieux communs, d’allusions, de mots qui se veulent spirituels, bien sûr. La présence de Sonia à table et d’Othman en coulisses leur donne un éclairage particulier « Face à des gens ordinaires, Sonia se demanderait toujours si ce n’est pas le regard posé sur eux qui l’est. » On parle et on écoute, on boit et on mange, on aime et on déteste, « sans se soucier des contraintes de l’heure ». A la compétition d’ego (Assouline n’hésite d’ailleurs pas à y faire parler de lui, faute de goût littéraire) se mêlent préjugés sociaux et culturels. Chez les du Vivier, Sonia ne sera pas la seule à être démasquée ce soir-là.

  • Isba

    « Au moment de dépasser un petit pont affaissé, Mila ralentit, proposa de faire une halte. Et c’est alors que sur la pente de la vallée, à l’écart des toits détruits par un incendie, ils virent une maison intacte. Une isba vide dont la porte était largement ouverte. Un peuplier, haut d’au moins une douzaine de mètres, se dressait entre une palissade en bois et la margelle d’un puits. La pâleur mauve de la matinée donnait l’illusion que les murs étaient transparents et que la maison tanguait doucement, comme une barque, sur la houle des herbes hautes. »

    Andreï Makine, L’histoire d’un homme inconnu

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  • Makine et l'inconnu

    Dans La vie d’un homme inconnu (2009) d’Andreï Makine, il est difficile de ne pas imaginer l’auteur derrière Choutov, son personnage, un écrivain russe exilé à Paris qui vit les derniers temps de sa  liaison avec Léa « qui a l’âge d’être sa fille ». Hanté par le « Je vous aime, Nadenka » de Tchekhov dans une nouvelle (Plaisanterie), l’aveu timide d’un jeune homme à la jeune fille avec qui il dévale une pente neigeuse en luge,
    il mesure le fossé entre ses goûts littéraires et ceux de sa compagne admirative d’un écrivain « post-moderne », névrosé, cynique, parfaitement à l’aise dans le microcosme médiatique qu’il déteste.
     

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    Lors de la mise à mort de leur amour, Léa a ricané sur l’étymologie de son patronyme – « Choutov veut dire « clown ». Oui, un bouffon, quoi. » Clown triste, Choutov revit à travers cette séparation le départ de sa mère qu’il n’a pas connue. Dans son colombier parisien, des affaires de Léa portent encore son empreinte. « Ils lisaient Tolstoï presque tous les soirs en cet hiver, très froid, d’il y a deux ans, en ce début de leur vie amoureuse. » Fascinée par le Paris littéraire, Léa croyait Choutov « très introduit » et avait fini par comprendre « que cet homme n’était en fait qu’un marginal ».

     

    « Vint un printemps gris, sans goût : le vide des rues la nuit, le flou des jours qui commençaient pour lui à trois heures de l’après-midi et ce grenier, seul endroit où sa vie gardait un semblant de sens. » Pour ne pas assister au tout dernier déménagement de Léa aidée par son nouveau compagnon, Choutov décide de
    profiter du visa encore valide sur son passeport pour aller à Saint-Pétersbourg. Il veut retrouver la trace d’une amie secrètement aimée, « une silhouette tracée par le
    soleil d’automne sur la dorure des feuilles ».
    Iana a quitté Leningrad à la fin de ses études, il ne sait rien d’autre, mais de coup de fil en coup de fil à d’anciens contacts, Choutov finit par obtenir le numéro de portable de cette femme qui vit à nouveau à Pétersbourg, mariée à « un type qui était dans le pétrole ».

     

    C’est avec une facilité déconcertante qu’il l’entend lui répondre de sa voiture, lui
    parler de son fils qui s’occupe de publicité pour une maison d’édition. Quand Choutov lui annonce son arrivée le jour même, Iana qui travaille dans l’hôtellerie regrette que leurs retrouvailles coïncident avec les festivités du tricentenaire de la ville – elle a beaucoup à faire, mais lui laisse sa nouvelle adresse.

     

    Loin de l’image vieillie que Choutov s’est figurée en pensée, Iana est une femme « mince, aux cheveux d’un blond ocré, à l’allure juvénile. » Stupéfait, il remarque qu’elle ressemble à Léa. L’amie d’antan lui fait visiter son nouveau domaine, un ancien appartement communautaire dont elle a réussi à reloger tous les locataires sauf un, et qu’elle aménage luxueusement, à l’occidentale. Son fils Vlad a l’allure que pourrait avoir un jeune homme de vingt ans « à Londres, à Amsterdam ou dans une série télévisée américaine ». Quand Choutov confie qu’il écrit ses livres à la main et les retape à la machine, Iana et Vlad rient de concert, y voient un trait d’humour. Seul le vieillard à qui Iana réexplique en sa présence qu’on viendra le chercher le lendemain pour l’installer dans une maison de repos rappelle à Choutov la Russie qui a été la sienne : « En reculant, il remarque un livre abandonné sur le lit : la main du vieillard touche le volume comme si c’était un être vivant. »

     

    Ce sont alors les retrouvailles avec la ville, la Nevski, les rues pleines de musique tonitruante et d’animations diverses, le Palais d’Hiver. Au restaurant bruyant où Iana lui a donné rendez-vous, Choutov comprend par bribes ce qu’a vécu Iana « après leur bref amour inavoué » : le travail, un mariage et un fils, le divorce et le retour dans sa ville. Choutov n’est pas assez bien habillé pour cet endroit où les regards le jaugent rapidement, où l’on vient saluer son amie, où un bel homme de « cet âge lisse et bronzé que ceux qui en ont les moyens savent figer » fait s’éclairer le visage de Iana, son amant sans doute.

     

    L’histoire d’un homme inconnu prend un nouveau départ au milieu du roman avec
    la demande que fait à Choutov le fils d’Iana : sa mère l’a chargé de surveiller ce soir le vieux locataire muet, de crainte qu’il ne lui arrive quoi que ce soit de fâcheux avant le déménagement, mais il souhaite s’absenter. Choutov accepte de le veiller. Tandis qu’il fulmine devant le spectacle affligeant des chaînes télévisées russes – « venu en pèlerin nostalgique, le voilà au milieu d’une modernité en délire » –, il entend tousser le vieillard qui ne dort pas et sur un coup de tête, décide de lui installer le téléviseur dans sa chambre, pour le distraire. On passe un reportage sur des constructions de « haut standing » à proximité de Saint-Pétersbourg lorsque Choutov entend « C’est exactement à cet endroit qu’on s’est battus à mort. Pour la mère patrie, comme on disait à l’époque… » Le vieil homme qui ne parlait jamais se présente, il s’appelle Volski.

    La suite, c’est le récit d’une vie, ou plutôt de deux, celles de Volski et de Mila qui se sont rencontrés à la veille de la guerre, que la vie a séparés et réunis plus d’une fois. C’est le récit du terrible siège de Leningrad, de la famine, des morts innombrables, dans l’absurdité de la guerre, puis l'arbitraire du totalitarisme. Choutov, venu en Russie pour une femme, écoute le cœur battant cette voix qui lui rend sa Russie au cœur. Il a pris conscience « qu’il n’appartiendra jamais à ce monde russe qui renaît maintenant » et qu’il restera jusqu’à la fin d’une époque « qu’il sait indéfendable et où pourtant vivaient quelques êtres qu’il faudra coûte que coûte sauver de l’oubli. »

  • La défoliation

    Florilège d’automne / Récit

     

    La question des feuilles mortes agite chaque année, dès avant l’équinoxe d’automne, toutes ces racines, ces tiges, ces troncs, ces nervures, ces réseaux verticillés, qui sont des arbres.

     

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    C’est le hêtre qui en parle avec le plus d’autorité. Dans ce travail de la défoliation, c’est un maître. Passer insensiblement du vert vif au vert éteint, du vert éteint au vert doré, et de l’or à l’orangé le plus intense ; opérer cette transformation sans tache, sans heurts, d’une manière égale et sûre ; y utiliser habilement la pluie ou le soleil, et au moment où toutes feuilles rejetées, le réseau pur des rameaux se dessine sur le ciel, revêtir la face ouest du tronc et des grosses branches du voile émeraude d’un lichen granuleux !

    Le hêtre sait aussi réserver une partie de son tronc à écouler l’eau gaspillée par les pluies, et celle dont le baigne l’humidité distillée par ses branches. Un ruisselet vertical flue doucement, et forme une petite mare entre deux boulonnages de racines. Le lichen étant lavé à la place où l’eau descend ainsi, l’écorce y devient d’un noir lisse et violacé.

    Le hêtre, ce magnifique voilier de nos campagnes, est alors paré pour les grands vents et prêt à la traversée de l’hiver.

     

     

    Marie Gevers, La défoliation d’octobre in Plaisir des Météores ou Le Livre des douze mois, Jacques Antoine, 1978.

     

  • Mémoires d'Elseneur

    Florilège d’automne / Incipit

     

     

    Je veux le dire en commençant : j’ai vécu plusieurs vies ; autant qu’il fut en moi de personnes. Et la dernière, pas plus que les autres, je ne l’achèverai. Je suis mort plusieurs fois, et ressuscité. Mourrai-je tout à fait après ma dernière aventure, cet hiver où je suis, saison de sable, de neige et de bois mort ?

     

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    Ma première naissance eut lieu entre les quatre murs d’une chambre bourgeoise. Deux fenêtres recueillaient le jour et la nuit d’une rue étroite et populaire. On devait faire effort pour apercevoir le ciel ; plus facile de compter les pierres du pavé que les étoiles. Chose vraisemblable, dira-t-on ; jamais par les claires nuits d’été un homme, fût-il berger d’Arcadie, n’est parvenu à compter les astres piqués au tableau noir. L’idée en est-elle venue à quelqu’un ? Un jour que je m’étais mis en tête de le faire, j’exécutai en me penchant à la fenêtre pour regarder en haut une pirouette si singulière, qu’il en résulta une entorse des muscles du cou ; c’est tout ce que je retirai de ce mouvement généreux et je renonçai pour jamais à faire le compte des astres. J’ai conçu bien d’autres projets du même ordre, pour aboutir au même résultat.

     

    Ma mère n’eut pas de mal à me mettre au monde, bien que ma tête fût grosse et pesât lourd. Une de ces têtes comme on en voit à certains animaux à leur naissance. Son premier mouvement, en apercevant le résultat de neuf mois de pesanteur, fut d’épouvante.

     

    Franz Hellens, Mémoires d’Elseneur, Albin Michel, Paris, 1954.