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journal - Page 9

  • Une compagne

    « Qu’est-ce que la solitude ? Une compagne qui sert à tout.

    Elle est un baume appliqué sur les blessures. Elle fait caisse de résonance : les impressions sont décuplées quand on est seul à les faire surgir. Elle impose une responsabilité : je suis l’ambassadeur du genre humain dans la forêt vide d’hommes. Je dois jouir de ce spectacle pour ceux qui en sont privés. Elle génère des pensées puisque la seule conversation possible se tient avec soi-même. Elle lave de tous les bavardages, permet le coup de sonde en soi. Elle convoque à la mémoire le souvenir des gens aimés. Elle lie l’ermite d’amitié avec les plantes et les bêtes et parfois un petit dieu qui passerait par là. » (25 mars)

    Sylvain Tesson, Dans les forêts de Sibérie

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  • Sa cabane en Sibérie

    Je préfère laisser passer du temps avant d’aborder un livre dont on a beaucoup parlé, et à lire Sylvain Tesson, je me découvre en phase avec un de ses principes : « Je pratique un exercice qui consiste à se plonger dans des lectures dont la couleur propulse aux exacts  antipodes de ma vie présente. » Dans les forêts de Sibérie, prix Médicis essai 2011, c’est l’expérience de la cabane, six mois de vie d’ermite au bord du lac Baïkal (de février à juillet 2010), l’ivresse de la solitude – avec ses gueules de bois, au sens littéral (vodka) et au sens figuré. 

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    © Olivier Desvaux, Sylvain Tesson dans sa cabane en Sibérie

    Sa cabane, un ancien abri de géologue dans une clairière de cèdres, mesure trois mètres sur trois. Pour parler avec un voisin, il faut marcher au moins cinq heures vers le nord (Volodia) ou vers le sud (un autre Volodia). Sept ans plus tôt, l’écrivain-voyageur avait découvert ces cabanes régulièrement espacées au bord du lac et avait rêvé d’y séjourner « seul, dans le silence » avant ses quarante ans.

    Avec la yourte et l’igloo, la cabane est « une des plus belles réponses humaines à l’adversité du milieu ». Un ami qui l’a accompagné jusque-là l’aide à arracher le lino, le coffrage en carton des murs, à mettre à nu les rondins et un parquet jaune pâle – Volodia en est consterné et voilà le Français surpris en flagrant délit d’esthétisme bourgeois. Après quelques jours, ses compagnons le quittent. Sylvain Tesson a beaucoup voyagé, dans l’immobilité il cherche à présent « la paix ». « Je vais enfin savoir si j’ai une vie intérieure. »

    « La moindre des choses quand on s’invite dans les bois est de connaître le nom de ses hôtes », d’où une série de guides naturalistes dans sa caisse de livres, en plus d’une soixantaine de « lectures idéales » d’après sa liste dressée à Paris (où ne figurent que trois écrivaines : Ingrid Astier (auteure de polars), Yourcenar et Blixen). Sur place, il regrettera de ne pas avoir emporté « un beau livre d’histoire de la peinture pour contempler, de temps en temps, un visage. » 

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    Photo Thomas Goisque / Le Figaro magazine

    La vie dans la nature et la vie en ville, la solitude et les contacts humains, le progrès et l’écologie, ce sont les principaux axes de réflexion qui reviennent dans les notes de Sylvain Tesson, mais il s’agit aussi d’une mise au point sur ses choix de vie : fuite ? jeu ? quête ? Il voit l’ermitage volontaire, la vie ralentie, comme un « champ expérimental ». Une expérience de liberté d’abord, puisque lui seul décide de ses activités, des heures attribuées à la lecture, à l’écriture, à l’entretien, à la promenade, à la contemplation, au sommeil, etc. « L’homme libre possède le temps. »

    En mars, il note ceci : « Pour parvenir au sentiment de liberté intérieure, il faut de l’espace à profusion et de la solitude. Il faut ajouter la maîtrise du temps, le silence total, l’âpreté de la vie et le côtoiement de la splendeur géographique. L’équation de ces conquêtes mène en cabane. » Vérité universelle ou personnelle ? Aurait-il dû écrire : « Il me faut… » ? En tout cas, il tient quotidiennement son journal intime, « supplétif à la mémoire ». Archiver les heures, tenir son journal « féconde l’existence. »

    Les autres, la famille, la femme aimée, les amis, ne sont pas oubliés. Une date rappelle un anniversaire. L’ennui ne l’effraie pas – « Il y a morsure plus douloureuse : le chagrin de ne pas partager avec un être aimé la beauté des moments vécus. » Mais certains jours, il s’accuse de lâcheté : « Le courage serait de regarder les choses en face : ma vie, mon époque et les autres. » 

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    Perov, Les chasseurs à la halte (toile commentée par Tesson) 

    "Les Russes ont le génie de créer dans l'instant les conditions d'un festin."

    Les intrusions de pêcheurs ou de voyageurs amènent un rituel immuable : couper du saucisson en lamelles, ouvrir une bouteille de vodka, se saouler ensemble. Rares sont ceux qui s’y refusent, comme Volodia T., qui s’est réveillé un jour sans sa femme ni ses enfants, partis – « La famille, c’est mieux que l’alcool. » Ses visiteurs traitent le Français d’«Allemand » à cause de la propreté dans sa cabane bien tenue. Tesson rencontre de temps à autre, chez eux ou chez lui, d’autres personnes qui ont fait le choix de vivre seules ou en couple au bord du lac.

    Un ermite se retire, prend congé de ses semblables – les sociétés n’aiment pas ce qui « souille le contrat social ». Sans contacts avec les autres, l’esprit ralentit, perd la vivacité des conversations mondaines, il n’est plus nécessaire de trouver toujours quelque chose à dire. « Il gagne en poésie ce qu’il perd en agilité. »  L’écrivain allume une bougie devant l’icône de Séraphin de Sarov qu’il emporte partout, il porte au cou une petite croix orthodoxe, par amour du Christ, non de la religion, « tripatouillage de la parole évangélique ».

    Bien à l’abri du froid, Sylvain Tesson redécouvre des choses simples : comment les objets familiers deviennent chers – le couteau, la théière, la lampe – et comme une fenêtre ouvre à la beauté du monde. Les mésanges lui offrent bientôt leur amitié : « Au carreau ce soir, la mésange, mon ange. » Le matin, leurs coups de bec contre la vitre le réveillent. « Côtoyer les bêtes est une jouvence. » Le 28 avril, de passage à Zavarotnoe au retour d’un déplacement pour raisons administratives (extension de visa), il se voit confier deux chiots de quatre mois, Aïka et Bêk, qui aboieront si un ours approche de sa cabane. Leur compagnie, sur place ou en randonnée, lui sera précieuse, voire salvatrice. 

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    A feuilleter sur le site de Gallimard

    La peinture revient sous sa plume pour dire la beauté des choses : « L’or des branches, le bleu du lac, le blanc des fractures de glace : palette d’Hokusai. » (3 mars) « Au matin, l’air est aussi joyeux qu’un tableau de Dufy. » (6 juin) Il a tenté un soir de photographier l’éclat de la neige quand le soleil perce, « mais l’image ne rend rien du rayonnement » : « Aucun objectif photographique ne captera les réminiscences qu’un paysage déploie dans nos cœurs. » (17 mars) « Penser qu’il faudrait le prendre en photo est le meilleur moyen de tuer l’intensité d’un moment. » (15 mai) Paradoxe : Sylvain Tesson a filmé son séjour et en a tiré un documentaire co-réalisé avec Florence Tran : « Six mois de cabane au Baïkal ».

    « Habiter l’instant » est nécessaire à la santé mentale d’un anachorète – « Le présent, camisole de protection contre les sirènes de l’avenir. » Mi-juin, « tout s’écroule » à cause de cinq lignes sur le téléphone satellite qu’il réserve aux urgences : « La femme que j’aime me signifie mon congé. » L’arrivée de deux amis peintres quelques jours plus tard l’aide à « rester en vie ». Le 25 juillet, peu avant de se séparer des chiens, l’auteur dresse le bilan de ces six mois de vie, « pas trop loin du bonheur de vivre ». C’est l’adieu au lac : « Ici, j’ai demandé au génie d’un lieu de m’aider à faire la paix avec le temps. »

    Bien qu’à l’opposé de Rumiz et de ses déplacements le long de la frontière européenne, Dans les forêts de Sibérie, expérience d’immobilité, tient aussi ses promesses de dépaysement : de nombreuses pages racontent l’exploration des environs, les conditions climatiques, le passage des saisons. Au contact des Russes, Tesson prend quelques leçons de philosophie, ce qui ne l’empêche pas d’être critique devant l’arrogance ou la destruction gratuite comme l’abandon des déchets ou la chasse par plaisir. Mais à ces aventures du dehors, à ces conversations passagères, l’exploration du dedans se mêle sans cesse, et donne au récit sa part d’humanité.

  • Clairière

    « Ta mort me donne beaucoup de travail. Ce livre en est le signe le plus apparent. Ce n’est pas tant un journal qu’un chantier semblable à ceux que des bûcherons ouvrent dans une forêt. Coupes sombres, coupes claires, brindilles, branches et troncs partout répandus, feux allumés ici ou là – et peu à peu, lentement, le vrai nom, le nom du travail accompli : clairière. »

    Christian Bobin, Autoportrait au radiateur 

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  • Bobin, autoportrait

    Avril 1996 – Mars 1997. Christian Bobin écrit Autoportrait au radiateur pendant l’année qui suit la mort de sa femme. « Ce qui aide, c’est ce qui passe », écrit-il en première page, comme la « note gaie, fraternelle » d’un bouquet de tulipes. « La gaieté, ce que j’appelle ainsi, c’est du minuscule et de l’imprévisible. Un petit marteau de lumière heurtant le bronze du réel. La note qui en sort se propage dans l’air, de proche en proche jusqu’au lointain. » 

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    Jour après jour, quelques lignes. « Je me suis fait écrivain ou plus exactement je me suis laissé faire écrivain pour disposer d’un temps pur, vidé de toute occupation sérieuse. » Des journées traversées par les questions du deuil – « Mon Dieu, pourquoi avez-vous inventé la mort ? » – et surtout par l’attente, l’attention à « ce qui reste, ce qui insiste, demeure, triomphe – de la vie aujourd’hui passée au crible – au tamis, au pressoir – de la mort. »

    Le titre aurait pu être « Autoportrait aux fleurs ». Leitmotiv de ce carnet, les deux bouquets achetés chaque semaine dans une rue en pente près de chez lui, et qui lui parlent de l’absente. Des tulipes d’abord, puis des roses, puis dautres. Bobin aime presque toutes les fleurs et celles qu’il n’aime pas, il les essaie tout de même, observe leur façon de finir leur vie, leur allure, de leurs débuts prometteurs jusqu’à l’épanouissement puis le déclin.

    « Un bœuf avec des ailes : voilà exactement ce que je suis. » Un homme qui ne sait voir que les femmes et les enfants. « Je n’aime pas ceux qui savent, j’aime ceux qui aiment. » Il voudrait écrire « comme on chante » et puise de la joie à relire quelques lettres de sa femme : « Les écritures manuscrites sont comme les voix : elles disent autre chose que les mots qu’elles transportent. (…) Ton écriture te ressemble. Accueillante, calme, immédiatement donnée : ton âme m’a fait plaisir à voir. »

    Bobin est poète, même en prose. Chaque phrase porte, sans peser. « Je n’écris pas un journal mais un roman. Les personnages principaux en sont la lumière, la douleur, un brin d’herbe, la joie et quelques paquets de cigarettes brunes. » Peu à peu, d’autres présences s’y insèrent : ses filles, un poète, une image vue à la télévision, Thérèse d’Avila (« une libellule »), Mozart…

    A jamais perdu « le son de ta voix dans la maison claire du temps. » Quand ses proches se plaignent de ses silences, il écrit, en août : « Je suis le premier à me demander pourquoi je me tais si longtemps. Je n’ai pas de réponse. » Il y a cette pièce dans l’appartement où il n’entre plus. Reste l’espérance : « C’est l’imprévu que j’espère, et lui seul. Partout, toujours. Dans les plis d’une conversation, dans le gué d’un livre, dans les subtilités d’un ciel. Je le guette autant que je l’espère. »

    Bobin est un veilleur. Le 4 septembre, la page du jour s’allonge. Le froid est revenu et les radiateurs ne marchent pas. « J’ai quarante-cinq ans et j’ai envie de vivre et parfois cette envie pâlit et s’éloigne un peu, mais si trois fois rien me tue, moins que rien me ressuscite, et l’envie pleine de vivre m’est revenue ce matin par le chant des radiateurs froids, simplement par ça, alors je crois que je ne serai jamais perdu, même quand je le serai à nouveau. » 

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    Il est difficile d’écrire sur Autoportrait au radiateur sans avoir envie de citer encore et encore. Beauté des fleurs, des arbres, du brin d’herbe. Beauté du monde. Choix d’écrire, refus des chemins de vie tout tracés. Voie d’amour : « plus on aime et plus ce qu’on aime est à découvrir, c’est-à-dire à aimer encore, encore, encore. » A quelques jours de Pâques 1997, Christian Bobin termine son voyage dans ce paquebot lourd et lent de l’immeuble où il vit – d’art, d’amour et de travail. « Il y a un style Bobin, une façon de prendre la littérature par la joie que dégagent les mots, par la lumière qu'ils portent. » (Guy Goffette

  • A quoi rime

    « Quand on entend ou lit que l’expo Hopper du Grand Palais, à Paris – au demeurant très belle, et nous en avons parlé dans La Libre en temps voulu – s’est conclue sur trois jours d’entrée non-stop pour clamer, à l’arrivée, ses 784 269 visiteurs, à quoi rime la performance, sinon pour comparer ce qui ne se compare pas et mesurer des enthousiasmes qui, à ce niveau de popularité tronquée par la pub, faussent toute évaluation sereine ? Est-il nécessaire de savoir qu’une expo Picasso en 2009 a, dans les mêmes conditions, aligné 783 500 amateurs et qu’une autre de Monet, en 2011, a fait mieux avec 900 000 convertis ? Des convertis à quoi et comment ? Evoquant ces trois jours et nuits de visite non-stop avec une attente fébrile dans la froidure pour mériter le saint des saints, la haute instance organisatrice osait cette assertion : « Pour favoriser l’accès à la culture ! » On se moque du monde et l’art est un otage déplacé ! »

    Roger Pierre Turine, Allez, qui dit mieux !
    (fin d
    un Commentaire dans Arts Libre,
    supplément à La Libre Belgiquedu 15 au 21 février 2013)

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