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journal - Page 5

  • Tenir un journal

    kafka,journal,littérature allemande,1910,1911,écriture,culture juive,yiddish,littérature,culture« L’un des avantages qu’il y a à tenir un journal, c’est que l’on prend conscience avec une clarté rassurante des changements auxquels on est continuellement soumis, auxquels on croit bien entendu d’une manière générale, que l’on pressent et que l’on avoue, mais que l’on nie toujours inconsciemment plus tard, dès qu’il s’agit de puiser dans un tel aveu des raisons de paix ou d’espoir. Un journal vous fournit des preuves de ce que, même en proie à des états qui vous paraissent aujourd’hui intolérables, on a vécu, regardé autour de soi et noté des observations, de ce que cette main droite, donc, s’est agitée comme maintenant, maintenant que la possibilité d’embrasser d’un coup d’œil notre situation d’autrefois nous a rendu plus perspicace, ce qui nous oblige d’autant plus à reconnaître l’intrépidité de nos efforts d’autrefois qui se soutenaient dans cette ignorance. »

    Kafka, Journal (décembre 1911)

  • Le Journal de Kafka

    Ce qui frappe en lisant le Journal de Kafka des premières années (traduit de l’allemand par Marthe Robert), c’est sa volonté de décrire au plus juste. A 27, 28 ans, il n’a encore publié que des textes courts en revue et pas d’œuvre marquante. Je vous signale une nouvelle traduction (en ligne) par Laurent Margantin, qui rappelle sur son site que « Le Journal tel que nous le connaissons en France est à bien des égards une construction de Max Brod. »

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    Dessin de Kafka : Homme avec la tête sur la table
    (Art & Connaissance)

    Première phrase : « Les spectateurs se figent quand le train passe. » Qu’écrit-il ? Tout ce qui l’intéresse : observations, gens, spectacles, soucis, rêves, sensations. Il semble d’abord vouloir garder le souvenir d’un geste, d’une rencontre ou d’un état d’âme. Ce sont des fragments de vie ou de pensée, sans lien, souvent sans date. Parfois on reconnaît quelque chose qui prendra forme dans ses œuvres. Comme l’annonce Marthe Robert dans l’introduction, « les carnets de 1910 et de 1911 mettent l’accent sur la souffrance que causait à Kafka son incertitude à l’égard de la création littéraire. »

    Dès le début, il parle d’une danseuse des Ballets russes (en tournée au théâtre allemand de Prague) qu’il aperçoit en ville, « pas aussi jolie en plein air que sur scène » et quand il décrit son visage, comme presque toujours dans ses portraits, il observe le nez – « ce grand nez qui surgit comme d’un creux et avec lequel on ne peut pas plaisanter ». Le jeune Kafka est très attentif au physique des femmes, à leurs attitudes.

    Il décrit parfois son propre corps : « La conque de mon oreille était fraîche au toucher, rugueuse, froide, pleine de sève comme une feuille. » Un blanc. « J’écris très certainement ceci poussé par le désespoir que me cause mon corps et l’avenir de ce corps. » Après des mois sans avoir rien pu écrire de satisfaisant, il décide de s’adresser à nouveau la parole et de sortir de cette « misérable vie » passée à dormir, à se réveiller, à dormir, à se réveiller…

    « Quand j’y songe, il me faut dire qu’à maints égards, mon éducation m’a causé beaucoup de tort. » Ses parents, certains membres de sa famille et d’autres considèrent que tôt ou tard, malgré ses penchants littéraires, « une vie de chien » l’attend. Aussi s’interroge-t-il dans un dialogue avec lui-même, accusation et défense. Toutes les occasions lui sont bonnes pour se nourrir l’esprit : conférences, séances de lecture, pièces de théâtre, lectures personnelles…

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    Dessin de Kafka (source)

    En décembre 1910, il dresse un bilan sans concession : « Car je suis de pierre, je suis comme ma propre pierre tombale, il n’y a là aucune faille possible pour le doute ou pour la foi, pour l’amour ou la répulsion, pour le courage ou pour l’angoisse en particulier ou en général, seul vit un vague espoir, mais pas mieux que ne vivent les inscriptions sur les tombes. Pas un mot – ou presque – écrit par moi ne s’accorde à l’autre, j’entends les consonnes grincer les unes contre les autres avec un bruit de ferraille et les voyelles chanter en les accompagnant comme des nègres d’Exposition. »

    « Ou presque », tout de même. Un sentiment de bonheur l’habite de temps à autre, note-t-il. La lecture du Journal de Goethe le décourage et l’encourage. Après le travail de bureau, place au calme de la nuit : « la lampe électrique allumée, l’appartement silencieux, l’obscurité au dehors, les derniers instants de veille, tout cela me donne le droit d’écrire, fussent les choses les plus lamentables. Et ce droit, je m’empresse d’en user. Voilà donc ce que je suis. »

    L’autodénigrement est une constante. Mais Kafka continue son Journal : portrait d’une diseuse de cabaret, remarques sur un dessin de Schiller par Schadow, sur les lettres de jeunesse de Kleist… Et de temps à autre, il y insère un texte, comme « Le monde citadin » sur un étudiant « d’un certain âge » qui rentre chez lui où il doit faire face à son père furieux de sa vie « de débauche ». Comment concilier une vie d’écrivain et son travail de fonctionnaire dans une compagnie d’assurances sociales ?

    L’été 2011, Kafka note des progrès : à la piscine, il a cessé d’avoir honte de son corps. Il se plaît dans la compagnie de ses amis, notamment de Max Brod, qui montre dans la vie plus d’aisance que lui. Il commence à s’intéresser davantage au judaïsme, fréquente un bordel juif. Quand les insomnies le reprennent, il se sent coupable d’être encore célibataire, supporte de moins en moins le travail de bureau, se dit « inquiet et venimeux ».

    Il devient un spectateur assidu du théâtre yiddish au café Savoy et admire l’acteur Löwy ; ils seront amis. La troupe le fascine, en particulier Mme Tschissik dont il tombe amoureux – « j’aime tant écrire son nom ». Ses parents ne voient pas ces fréquentations d’un bon œil – son père à propos de Löwy : « Qui couche avec les chiens attrape des puces ». Franz Kafka s’intéresse à leur mode de vie, à leur passé, approfondit sa connaissance de la culture juive, rend compte des pièces et du jeu des acteurs, rapporte la circoncision d’un neveu.

    « Je m’appelle Amschel en hébreu » (comme un arrière-grand-père). En décembre 1911, son jugement sur lui-même est plus encourageant : « je n’ai pas trouvé que ce que j’ai écrit jusqu’ici soit particulièrement précieux, ni que cela mérite non plus carrément d’être mis au rebut. » L’année suivante sera fructueuse : en 1912, il écrira Le Verdict et La Métamorphose. (A suivre)

  • Virginia 1939-1941

    Et voici le dernier volume du Journal de Virginia Woolf. De sombres années – la guerre éclate – et si elle s’y sent vieillir, avec des accès de dépression, les hauts et les bas qui se succèdent dans son Journal depuis des années n’annoncent pas pour autant son suicide, le 28 mars 1941. Ses ultimes notes du 24 mars reflètent ses préoccupations habituelles, avec ces derniers mots : « L. est en train de tailler les rhododendrons… »

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    Portrait de Virginia Woolf par Gisèle Freund, 1939

    Mais revenons en janvier 1939. Peu avant ses 57 ans, Virginia se retrouve parfois « nez à nez avec l’idée de la mort et de la vieillesse » et se réjouit d’encore conjurer l’âge par son « génie créatif – toujours en ébullition ». Ce mois-là, la guerre d’Espagne fait la une : « Franco aux portes de Barcelone ». Dans l’autobus, Leonard et elle énumèrent les livres qu’ils voudraient écrire « s’il (leur) était donné de vivre encore trente ans. »

    Freud s’est réfugié à Londres, ils rencontrent à Hampstead ce « très vieux monsieur tout ridé et rabougri, avec des yeux clairs comme un singe » qui lui offre un narcisse. Ils parlent d’Hitler, de la guerre. Mais lors d’une soirée donnée par son frère Adrian, Virginia s’amuse : « C’est une sorte de libération qu’engendre le port d’un masque. On se grise, on s’abandonne au désir de n’être plus son « moi » habituel. Tom s’épanouit au milieu des lumières et de l’agitation, tout autant que moi. »

    Elle adore discuter, quitte à se retrouver « à bout de nerfs à force d’avoir parlé », alors elle reste des jours sans ouvrir son Journal. Le meilleur remède, pour elle, c’est d’aller se promener. En mars enfin, elle termine « la première mouture de Roger » : « Il se pourrait bien qu’il y ait dans ce livre un frémissement de vie… ou ne serait-il qu’un amas de cendre et de poussière ? »

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    Portrait de Leonard Woolf par Vanessa Bell (sœur de V. Woolf)

    Quand Leonard a de la fièvre et s’alite, elle s’inquiète ; une grippe, un rhume la dépriment. Les deux semaines à Monk’s House en avril sont marquées par les tensions politiques, les déclarations d’Hitler, les réactions : « Hommes, femmes, enfants, tous sont prêts à affronter la guerre, si guerre il y a. » – « Déclaration de Chamberlain à la Chambre aujourd’hui. La guerre n’est pas pour demain, je suppose, mais elle se rapproche. »

    Ses projets littéraires ? Ecrire « des livres courts, vifs, serrés » et « s’attacher aux livres de qualité » plutôt que lire des écrits quelconques ou trop bavards. Elle rend compte un jour d’une conversation intime : Leonard lui a dit « qu’il était plus attaché à (elle) que (elle) à lui », qu’il accordait plus d’importance qu’elle à leur vie commune et qu’il préférerait mourir le premier. « Selon lui, j’évolue beaucoup plus dans un univers à moi. »

    A Londres, la démolition des maisons voisines leur fait chercher un autre endroit à louer pour échapper au bruit. Ce sera le 37, Mecklenburgh Square. Mais c’est au 52, Tavistock Square qu’a lieu, en juin, la séance à laquelle nous devons les portraits de Virginia Woolf par Gisèle Freund, un coup de son amie Victoria Ocampo qui lui amène la jeune photographe parisienne avec « tout son attirail ». Virginia, furieuse, ne peut échapper à la séance de pose. Une après-midi odieuse et contrariante, écrit-elle, mais « une photographie grandeur nature, aux couleurs naturelles et pleine de vie. »

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    © Enslin Du Plessis (1894–1978), Mecklenburgh Square, Winter, Southampton City Art Gallery

    A la fin du mois, la mère de Leonard fait une chute, semble s’en remettre – « l’immortalité des vampires » note Virginia, consciente d’être cruelle mais soucieuse pour sa belle-sœur Flora qui « va se faire sucer son sang goutte après goutte pendant bien des années encore. » Mrs. Woolf décède quelques jours plus tard : « je regrette la mort de cette ardente vieille dame qu’il était si assommant d’aller voir. Tout de même, c’était un personnage (…) ».

    Leur séjour d’été à Monk’s House est un temps gâché par un différend au sujet de la serre souhaitée par Leonard et de son emplacement. Une fois de plus, Virginia juge intéressant « de décrire l’avènement de la vieillesse et la lente approche de la mort », « une expérience prodigieuse, pas aussi inconsciente, du moins dans son avènement, que la naissance. » 

    Le 1er septembre, Hitler attaque la Pologne. « La guerre fond sur nous ce matin. » Convaincus de vivre leurs dernières heures de paix, ils écoutent les nouvelles : « J’ai passé deux heures à coudre des rideaux. Un bon tranquillisant. » C’est la pire expérience de sa vie, son cerveau est en panne et elle sent « s’échapper tout le sang de la vie ordinaire ».

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    Portrait de Virginia Woolf par Gisèle Freund, 1939 (Portraits d'écrivains)

    Pour travailler, elle propose ses services au New Statesman, au Times. Leonard et elle redeviennent journalistes. L’atmosphère a changé, « tout est suspendu ». Elle note que sa main frissonne « comme une feuille de tremble », mais est bien décidée à ce que « Roger » soit « entre les mains de Nessa d’ici Noël – à tout prix. » « Il est impossible d’échapper à la guerre à Londres. (…) C’est un Moyen Age à rebours, où les grands espaces et le silence de la nature seraient transposés au milieu de cette forêt de maisons noires. » Ils séjournent de préférence à Rodmell qui leur offre « l’espace, la concentration, la liberté. »

    Contre le vieillissement, elle veut « aborder constamment de nouvelles choses. Casser le rythme, etc. » Son Journal de 1940, elle l’écrit sur de grandes feuilles volantes, non plus le matin, mais le soir : une « douleur oppressante dans la tête », incontrôlable ; une promenade à travers le marais, « un moment rare sur fond de guerre » ; les fortes gelées de l’hiver ; la rupture dans leur vie du fait de vivre à la campagne, « un changement beaucoup plus radical que n’importe quel déménagement. »

    Une mauvaise grippe en mars lui laisse « les jambes molles comme de la cire », elle voudrait se sentir plus vigoureuse. Actualité, rencontres, soucis familiaux, décès, écriture, le Journal relate les choses de leur vie, dont cette réflexion de Leonard un jour : « suffisamment d’essence dans le garage pour se suicider au cas où Hitler l’emporterait ». Ils discutent du suicide avec leurs amis. Parfois le désespoir les envahit.

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    La publication de la biographie de Roger Fry, en juillet, la trouble à l’avance – « Chacun de mes livres contient un peu de la fictive V. W. que je porte comme un masque de par le monde. » Son appréhension s’évanouit aux premiers compliments, comme à chaque fois.

    Les raids aériens se rapprochent de Rodmell. Un jour d’été, ils s’aplatissent sous un arbre sans oser traverser le jardin. Puis le calme revient, les parties de boules. Alertes, informations, brefs passages à Londres, la vie n’est pas drôle, mais elle est moins difficile à la campagne. Bien que les bombardements éprouvent les nerfs, elle arrive encore à écrire « P. H. » (futur Entre les actes), avec plaisir.

    En octobre, elle passe une bonne journée avec Vita, elles sont pleinement réconciliées. Virginia apprécie sa manière de vivre, son humour, son affection. La guerre a mis fin aux « corvées » mondaines, ce qu’elle juge positif. Ce mois-là Tavistock Square est bombardé, puis Mecklenburgh Square : ils sauvent des gravats quelques livres et objets – expérience de la dépossession –, les 24 volumes de son Journal sont sauvés.

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    « Je suis à présent une spécialiste du mental. Je veux jouir de chaque jour qui passe. » (15 novembre) En décembre, elle fait le bilan, note qu’elle a moins d’énergie qu’autrefois et la main qui tremble. « Et c’est une journée où chaque branche est d’un vert très clair et où le soleil m’éblouit. » Quelques jours après : « Je note avec un certain effroi que ma main se paralyse. Pourquoi ? Je l’ignore. »

    1941 commence sous la neige et des températures glaciales. Elle décrit encore une fois les collines, les arbres, se répétant un vers : « Posez votre dernier regard sur toutes choses charmantes… » (Walter de la Mare) Mais à la fin du mois de janvier, note avoir engagé la lutte contre la dépression – « Cette lame de désespoir ne réussira pas, je le jure, à m’engloutir ».

    Les pages du Journal s’espacent, ce seront les dernières : seulement trois dates en février, deux en mars. Le 8 mars : « Je note simplement ce mot de Henry James : « Observez inlassablement. » Observer les prémices de la vieillesse. Observer la cupidité. Observer mon propre découragement. »

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    Lettre d'adieu à Leonard (traduction)

    Le Journal est fini. Que dire des derniers jours ? Virginia Woolf a réussi à terminer Entre les actes, mais elle envoie des lettres très négatives à ses proches. A Vanessa : « L’horreur a recommencé. » Leonard est inquiet. Le 27 mars, il emmène Virginia chez une amie médecin. Le lendemain matin, elle se noie dans la rivière Ouse, des cailloux dans les poches – sa canne est restée sur la berge. On retrouvera son cadavre environ trois semaines plus tard. Leonard enterrera ses cendres sous un des grands ormes de Monk’s House.

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  • Tempête

    woolf,virginia,journal,tome 7,1937-1938,littérature anglaise,culture« Tempête terrible ce week-end. Nous sommes allés à Cuckmere en passant par Seaford. Les vagues déferlaient sur le front de mer ; pour ma plus grande joie des flots d’écume jaillissaient par-dessus la promenade et le phare, même par-dessus la voiture. Puis à Cuckmere nous sommes descendus à pied jusqu’à la mer. Les oiseaux prenaient soudain leur vol, comme catapultés. Le souffle coupé, aveuglés, nous ne pouvions lutter contre le vent. Nous nous sommes mis à l’abri pour regarder les vagues sur lesquelles tombait une lumière jaune cru : elles cognaient, énorme masse brutale d’eau incurvée. Qu’est-ce donc qui nous fait aimer ce qui est frénétique, déchaîné ? » 

    Virginia Woolf, Journal (lundi 25 octobre 1937)

    Le phare de Newhaven, dans le Sussex, au sud de l’Angleterre, 14/11/2009 (photo Reuters, détail)

    * * * * *

    A vous toutes & tous qui ouvrez cette fenêtre,
    un Noël de lumière et d’espérance !

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    Amicalement,
    Tania

  • Virginia 1937-1938

    Il ne reste à Virginia Woolf que quatre années à vivre, comment ne pas y penser en ouvrant le volume VII de son Journal, l’avant-dernier ? L’ombre grandit – pour nous, qui le lisons, et aussi, en 1937-1938, celle de la menace d’une nouvelle guerre en Europe.

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    Portrait de Virginia Woolf par Barbara Strachey en 1938 (Source : The Red List)

    A la première note de janvier 1937, un mort, déjà : « Tommie », Stephen Tomlin, qui a sculpté, durant l’été 1931, le buste de Virginia Woolf (choisi pour illustrer le billet précédent). Julian Bell, son neveu poète, avant de partir pour la Chine, leur a laissé une lettre-bilan dans l’espoir de la voir publier par la Hogarth Press, mais les Woolf ont à nouveau refusé, Vanessa et son fils en sont blessés. Bientôt, celui-ci va leur annoncer son intention de s’engager pour l’Espagne, un nouveau sujet de préoccupation pour toute la famille.

    Comme prévu, après Les Années, Virginia Woolf se lance dans l’écriture de Trois guinées. Bien qu’elle prétende que tout ce qui sera dit de son roman ne lui fera pas plus d’effet « qu’un chatouillement de plume sur un rhinocéros » et qu’elle pourra continuer « sous les sifflets et les réactions houleuses », elle développe une stratégie de défense préventive : « il me faut toujours avoir un livre ou un article en chantier, sauf lorsqu’il nous est possible de nous échapper vers d’autres cieux (…) ». En montant l’escalier, elle détourne tout de même son regard des paquets d’exemplaires de presse prêts à l’envoi, et note que c’est son « dernier week-end de paix relative ».

    Parmi les visiteurs des Woolf, Virginia s’enthousiasme pour Isherwood, « agile et vif », qui les admire et se montre « très bienveillant dans ses jugements, très gai. » Ils ont du plaisir à bavarder ensemble. Avant de la rencontrer, elle écorche le nom de la traductrice des Vagues en français. « Mme ou Mlle Youniac ( ?) » n’est autre que Marguerite Yourcenar dont elle donne une rapide description : « de jolies feuilles d’or sur sa robe noire (…) une femme qui doit avoir un passé : portée à l’amour, intellectuelle ». (Un beau texte signé Assia Djebar, Conversation avec Marguerite Yourcenar, évoque cette rencontre (manquée ?) sur le site de l'Académie royale.)

    Début mars, la dépression guette, serait-ce à cause du « retour d’âge » ? Elle se sent « impuissante, terrifiée », très seule et très inutile, sans défense, « à découvert ». C’est que la publication des Années approche et qu’en réalité, elle appréhende les réactions. Les hauts et les bas se succèdent et c’est la critique du Supplément littéraire du Times qui lui apporte le soulagement : « une romancière de premier plan et un grand poète lyrique ». L’angoisse a pris fin et elle se sent « libre » (un mot qu’elle note de plus en plus souvent) quoiqu’elle écrive encore un jour n’être « pas plus tranquille qu’une sauterelle sous une feuille ». D’ailleurs elle mentionne chaque critique, chaque article à son sujet, en général brièvement.

    Le 20 juillet 1937, Virginia apprend la mort de son neveu Julian, ambulancier à la guerre d’Espagne. Un coup terrible pour eux tous, pour Vanessa en premier, qui confiera à sa soeur : « Je retrouverai ma gaieté, mais je ne serai plus jamais heureuse. » Comment s’apaiser ? Tantôt en marchant, tantôt en travaillant. En étant présente pour Nessa. C’est l’été à Monk’s House, on joue aux boules, on lit… « Eté sans bonheur. »

    « Oh ! Cette maudite année 1937 ! » (18 décembre) Voilà que Leonard Woolf, affligé d’eczéma chronique, souffre à présent des reins, doit passer des examens ; ils sont inquiets. « Oui, je vais me forcer à commencer cette année maudite. » (9 janvier 1938) Le dernier chapitre de Trois Guinées est terminé, mais Leonard ne se sent pas bien. « Prélèvement parfaitement normal. » (11 janvier). Soulagement après des semaines d’anxiété.

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    Couverture originale de Vanessa Bell

    Au printemps 1938, Hitler envahit l’Autriche. La menace de guerre se précise. Virginia se dépêche de relire les épreuves de son essai pour qu’il puisse être publié à la date prévue. Puis elle s’attaque à la biographie de Roger Fry (« Roger » dans le Journal), et pour se détendre, va marcher « dans la City ». Toute sa vie, la marche la soulage des tensions quelles qu’elles soient, elle en a besoin.

    En avril, elle mentionne pour la première fois un nouveau projet : « j’ai recommencé à bâtir » : « Pointz Hall » deviendra Entre les actes (son dernier roman). « Maintenant, je puis de nouveau me lancer, et même j’en meurs d’envie. Ah ! S’enfermer en soi-même, être seule, submergée ! » « De tous mes accouchements, voici le plus facile. »

    Après la mort de lady Ottoline, son mari Philip Morrell tient à ce que Virginia vienne choisir une bague chez son amie, ce qui la gêne fort, lui donne « l’impression d’être un vautour ». Mais il insiste, elle repart avec « la grosse bague verte et les boucles d’oreille en perle, le châle et l’éventail. Une sorte d’éclat de rire à l’adresse de moi-même. Voilà que je m’enrichis aux dépens d’Ottoline ! » – « Suis rentrée à pied avec mon écrin de chagrin, le châle et l’éventail, ultimes cadeaux d’Ott. »

    Voyage en Angleterre et en Ecosse en juin. Au retour, elle reprend « Roger », « effroyable et minutieux travail de routine ». L’été à Rodmell lui plaît, sauf le dimanche : « Les chiens, les enfants, les cloches. Voilà maintenant que sonne l’angélus. Je ne peux m’installer nulle part. » Peu de jours passent sans qu’on ne parle de guerre, sans qu’on s’informe des rencontres et des déclarations politiques. On s’y prépare concrètement (sirènes en cas de raid, masques à gaz), mais Leonard et elle décident de ne plus aborder le sujet entre eux, pour garder leur calme.

    Combien de fois n’écrit-elle pas dans son Journal que c’est peut-être le dernier jour de la paix ! Vivre à la campagne leur semble de toute manière préférable. Et puis soudain un accord semble éloigner la menace, l’Europe croit pouvoir échapper à la guerre. Sinon ils vivront de leurs récoltes : « nous devrons vivre de pommes, de miel et de choux ». Virginia note les persécutions contre les Juifs, « mais seulement de l’autre côté de la Manche ».

    Sur le plan littéraire, plus elle avance, plus elle se compare à ses contemporains, plus elle se sent « fondamentalement un outsider », elle qui écrit « à contre-courant ». Un soir en rentrant du théâtre, ils parlent de la mort. Leonard, qui en avait été tout un temps obsédé, « s’était appris à lui-même à n’y plus penser. » « Je lui ai dit que s’il mourait, je n’aurais plus envie de vivre, mais que jusque-là je trouvais la vie intéressante. Il a acquiescé : « Oui, je le pense aussi. » Donc nous ne pensons pas à la mort. » A la fin de l’année 1938, Virginia note s’être découvert « un très bon système » de vie : « mettre l’accent sur le plaisir, non sur le devoir. »

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