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journal - Page 6

  • Virginia 1931-1933

    1931. Virginia Woolf note plusieurs résolutions dans son Journal : « D’abord, n’en prendre aucune. Ne pas s’engager. / Ensuite, défendre ma liberté et me ménager ; ne pas m’obliger à sortir, mais rester plutôt seule à lire tranquillement dans l’atelier… / Mener Les Vagues à bonne fin. » Un jour en prenant son bain, elle a l’idée d’écrire une suite à Une chambre à soi, un livre « qui traiterait de la vie sexuelle des femmes » ; cette perspective l’excite tellement – il pourrait s’appeler « The Open door (La porte s’ouvre) » – qu’il lui faudra plusieurs jours pour continuer Les Vagues et cesser d’y penser obsessionnellement (ce sera Trois Guinées).

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    Virginia Woolf et sa nièce Angelica Bell, 1932

    Après avoir reçu Aldous et Maria Huxley de passage en Angleterre, elle se sent peu de chose en comparaison avec ces voyageurs infatigables (Indes, Amérique, France, projet de voyage en U.R.S.S.), s’autocritique. « Mes vantardises me nuisent ; ce que je suis en réalité demeure inconnu. » Elle attribue ses remous intérieurs aux Vagues qu’elle vient enfin de terminer.

    Puis Arnold Bennett meurt (d’une fièvre typhoïde « contractée en buvant l’eau d’un robinet à Paris » indique une note en bas de page), quelqu’un qu’elle jugeait « authentique », même s’il la dénigrait : « Un élément de la vie, et même de ma propre vie, pourtant si éloignée de la sienne, disparaît. C’est cela qui m’affecte. » Plusieurs décès sont rapportés dans ce volume 5 du Journal, et chaque fois, elle en ressent l’onde de choc.

    Pour leur voyage en France en avril 1931, les Woolf ont du temps très humide et froid. Virginia commente les étapes, les paysages, observe les gens. Heureusement, ils ont une « délicieuse journée de printemps » pour visiter le château de Montaigne – « Au-dessus de la porte : Que sçais-je ? »

    En mai : « Un quart d’heure. Oui, et que dire en un quart d’heure ? Le livre de Lytton : très bon. C’est le genre où il excelle. » (Portraits en miniature et autres essais) En juin : « Un été du genre sombre. Le nuage qui planait sur La Rochelle en avril plane encore sur Londres. Malgré cela et grâce à mes bonnes résolutions, j’ai mené une vie pleine d’imprévus et plus stable que d’ordinaire. »

    Le travail de correction des Vagues avance, interminable. Le 17 juillet : « j’ai, une fois de plus et pour la dix-huitième fois, recopié les phrases du début. L. lira le manuscrit demain et j’ouvrirai ce cahier pour consigner son verdict. » Elle l’appréhende, le livre lui a coûté beaucoup d’efforts. Puis le soulagement : « C’est un chef-d’œuvre », a dit Leonard, même s’il trouve les cent premières pages très difficiles.

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    Les vacances à Monks House (août et septembre) sont bien méritées. Là-bas, elle devra encore corriger les épreuves. Et puis supporter la tension habituelle des critiques, qu’elle redoute. Un jour : « Oh ! mais ce matin je suis comme une abeille dans le lierre en fleur ; ne puis écrire tant je suis contente. » John Lehmann a aimé son livre – son avis la rassure – et ce sera ainsi tout l’hiver ; tantôt elle se sent « une corde de violon bien tendue », tantôt « tremblante de plaisir ». « Bon, continuons ce journal égocentrique », ironise-t-elle en octobre. Les Vagues battront le record de ses ventes (9400 exemplaires en décembre).

    La fin de l’année est assombrie par de mauvaises nouvelles de Lytton Strachey, très malade. Virginia Woolf enregistre les hauts et les bas, espère qu’ils pourront à nouveau rire ensemble. En janvier 1932, elle aura cinquante ans : « et parfois j’ai l’impression d’avoir déjà vécu deux cent cinquante ans, et parfois que je suis encore la passagère la plus jeune de l’autobus. » Le 22 : « Lytton est mort hier matin. (…) Le sentiment que quelque chose s’est éteint, a disparu, c’est cela qui m’est si intolérable : l’appauvrissement. »

    Après avoir terminé sa Lettre à un jeune poète : « Ecrire me devient de plus en plus difficile. » En travaillant pour le second Manuel de lecture, elle note dans son Journal qu’elle ne peut indéfiniment « essorer (ses) phrases pour les débarrasser de leur eau ». La mort de Lytton amène toutes sortes de réflexions sur l’écriture, la célébrité. On ne lui a pas fait de funérailles (par refus des conventions). « Et nous continuons… »

    En mars, les Woolf rendent visite à Carrington à Ham Spray. Après qu’ils sont montés à l’étage pour regarder la vue que Lytton avait de la fenêtre, Carrington éclate en sanglots. Ils l’invitent à venir les voir, elle répond : « Oui, je viendrai… ou peut-être que non. » Le lendemain, elle se tire dessus et meurt quelques heures plus tard. 24 mars : « Je suis heureuse d’être en vie et triste pour les morts ; je ne comprends pas pourquoi Carrington a mis fin à tout ceci. »

    En avril, ils vont en Italie puis en Grèce, ce sont leurs meilleures vacances depuis des années : « J’ai besoin de me faire cuire au soleil, besoin qu’on me ramène à ces gens bavards, amicaux, simplement pour vivre, pour parler ; non pour lire et écrire. » De retour à Londres, la dépression la reprend puis la lâche et la laisse « fraîche et tranquille ».

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    On pourrait faire la liste de ses « Je n’aime pas… » : « … dîner chez Clive », « … les vieilles dames qui s’empiffrent ». Si elle le note rarement, l’état du monde l’inquiète, Maynard dit que l’Europe est « au bord de l’abîme ». Virginia aspire aux « vacances de fin de semaine, tous les quinze jours », à Rodmell. Elle est sujette à des évanouissements, doit se reposer. « Immunité », voilà ce qu’elle souhaite : « un état d’exaltation calme, désirable » qu’elle pourrait atteindre plus souvent, à condition de ne pas trop en faire.

    Une autre disparition, en août, l’amène à cette conclusion : « ne pas laisser nos amis s’éloigner ». Mais elle se sait souvent morose, irritable, aspirant à la solitude. Une belle journée, et le moral remonte. Le 2 octobre : « Je ne crois pas que l’on vieillisse. Je crois que l’on modifie son aspect face au soleil. De là mon optimisme. Et pour me transformer maintenant, être plus pure, plus saine, il faut que je me débarrasse de cette vie facile et improvisée : les gens, la critique, la renommée ; toutes ces écailles brillantes pour rentrer en moi-même, me concentrer. »

    Ainsi naît un nouveau projet, The Pargiters (Les années) : « Il devra tout englober : sexualité, éducation, manière de vivre, de 1880 à nos jours ; et mettre à franchir les années toute l’agilité et la vigueur du chamois qui bondit par-dessus les précipices. » 1932 s’achève avec l’achat d’une nouvelle voiture (Lanchester) et une humeur épicurienne : « Si l’on ne se détend pas un peu pour faire le point et dire à l’instant présent, à cet instant même qui passe : Attarde-toi, tu es si beau ! qu’y aura-t-on gagné à l’heure de mourir ? Non : Arrête-toi, instant qui passe. Personne ne le dit assez souvent. On se hâte toujours. Je vais maitenant rentrer pour voir L. et dire à l’instant qui passe : Attarde-toi. »

    1933. Virginia Woolf, en écrivant Flush (le chien de la poétesse Elizabeth Barrett Browning), ne cesse d’imaginer The Pargiters. Elle voit du monde, étudie l’italien. Fin avril, elle décrit Bruno Walter qui leur a parlé « d’un certain poison » nommé Hitler. En mai, ils retournent en Italie, visitent Sienne. En juillet, elle parle de ses « variations d’humeur, dont beaucoup sont laissées sous silence », et du « désir de mort  comme autrefois ». Serait-ce de vivre dans deux mondes à la fois, « le roman et la vie réelle » ? Son bonheur est volontaire et elle insiste souvent sur leurs jours heureux, mais la vie reste fragile.

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  • Heures

    woolf,virginia,journal,tome 3,1928-1930,littérature anglaise,culture« Pendant ma promenade, je me suis dit que je commencerais par le commencement. Je me lève à huit heures et demie et traverse le jardin. Ce matin, le temps était à la brume, et j’avais rêvé d’Edith Sitwell. Je me débarbouille et je vais m’attaquer au petit déjeuner qui est servi sur la nappe à carreaux. La chance aidant, j’aurais peut-être une lettre intéressante ; aujourd’hui, il n’y en avait aucune. Ensuite je prends un bain et je m’habille, puis je viens ici pour écrire ou corriger pendant trois heures, étant interrompue à onze heures par Leonard qui m’apporte du lait et parfois les journaux. A une heure, déjeuner (aujourd’hui petits pâtés rissolés et flan au chocolat.) Après déjeuner, court moment de lecture et cigarette et vers deux heures je chausse de gros souliers, je prends Pinker en laisse et je sors. Cet après-midi j’ai gravi la colline d’Asheham pour m’asseoir une minute ou deux au sommet et puis je suis rentrée en longeant la rivière. Thé à quatre heures environ. Puis je viens écrire quelques lettres ici, suis interrompue par le courrier (qui contient une nouvelle proposition pour des conférences) ; ensuite je lis un livre du Prélude et la cloche ne tardera pas à sonner. Nous dînerons et puis nous écouterons de la musique ; je fumerai un cigare ; nous lirons (du La Fontaine, ce soir, je pense), puis les journaux… Ensuite, au lit ! »

    Virginia Woolf, Journal (Jeudi 22 août 1929)

  • Virginia 1928-1930

    Le tome 4 du Journal de Virginia Woolf traverse trois années plutôt prospères et en tout cas heureuses, comme elle le répète souvent. Elle termine d’écrire Orlando en mars 1928 – « trop long pour une farce et trop frivole pour un livre sérieux » – avec un grand désir de soleil, de vin et de « rester assise à ne rien faire », ce qu’elle pourra faire à Cassis, où elle rejoint sa sœur qui y migre à présent chaque hiver. Au retour, elle « consigne » drôlement la réception de son prix Femina en mai pour La promenade au phare : « une abomination », mais le succès du roman lui permet l’acquisition d’une automobile qu’elle surnomme « le Phare ».

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    Lenare, Portrait of Virginia Woolf, 1929 (The Red List)

    Le retour de Nessa en juin réjouit Virginia : « Nessa m’est nécessaire – comme je ne le lui suis pas. Je cours vers elle comme un petit kangourou vers sa mère. C’est aussi qu’elle est pleine d’entrain, solide, heureuse. » Souvent elle note l’importance d’avoir des enfants, même si elle n’a plus envie d’en avoir pour pouvoir donner libre cours à ses pensées sans être dérangée – « la seule vie qui soit passionnante est la vie imaginaire ».

    L’été à Monk’s House amène une nouvelle idée de roman qu’elle appelle d’abord « Les Phalènes » (Les Vagues) et d’agréables visiteurs avec qui boire le thé au jardin. Les arbres accrochent toujours son regard, ou les corneilles en lutte contre le vent – « Je suis fascinée par le spectacle des choses » – et elle se demande « Avec quels mots rendre tout cela ? » Mais elle déteste les visites de Mrs. Woolf, sa belle-mère, « cette tyrannie qu’exerce la mère – ou le père – sur la fille, leur droit à « ce qui leur est dû » étant une des choses les plus fortes du monde. Et après cela, on se demande pourquoi les femmes n’écrivent pas de poésie. » (A l’anniversaire de son père, qui aurait eu 96 ans, elle note : « Mais, Dieu merci, il ne les a pas atteints. Sa vie aurait absorbé toute la mienne. »)

    La perspective de passer sept jours en Bourgogne « seule avec Vita » en septembre l’effraie, mais au retour, après avoir écrit beaucoup de lettres à Leonard, elle n’en dit que ceci dans son Journal : « Nous ne nous sommes pas mutuellement percées à jour ». Un autre texte l’occupe, d’abord en vue de conférences sur « Les femmes et le roman » à de jeunes femmes. Je leur ai dit de boire du vin et d’avoir une chambre à soi « affamées, mais intrépides, intelligentes, ferventes, pauvres et destinées par bancs entiers à devenir institutrices » (d’où le titre définitif). Elle aura bientôt sa propre chambre, grâce à la vente d’Orlando « étonnamment rapide », plus de 6000 exemplaires déjà en décembre ; elle se fait ouvrir un compte en banque personnel et peut dépenser son argent « librement », à 46 ans.

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    1929 commence bien avec un article élogieux du Manchester Gardian : « Orlando est reconnu pour ce qu’il est : un chef-d’œuvre. » Rien dans le Times sur l’exposition de Nessa – « Et voilà que je pense à part moi : Ainsi, de mon côté, je possède quelque chose, à défaut d’enfants, et je me mets à comparer nos vies. » Sans cesse, elle revient sur ce lien profond avec sa sœur, et leurs vies différentes. « Et même, si je me vois laide dans le miroir, je me dis : très bien, au-dedans de moi je regorge plus que jamais de formes et de couleurs. »

    Dans « Les Phalènes », elle veut « reproduire l’instant dans sa totalité, quoi qu’il puisse inclure (…) une combinaison de pensée, de sensation, plus la voix de la mer. » Elle y pense longuement, avant de se mettre à l’écrire, par fragments : « un esprit en train de penser », « des îlots de lumière », « le vol fluide des phalènes ». « On pourrait appeler cela : « autobiographie ».

    Les démêlés avec Nelly et Dottie – elle rêve de ne plus avoir de domestiques à demeure – sont parfois cocasses, comme quand Virginia Woolf se scandalise à l’idée que Nelly désire comme elle la victoire des travaillistes aux élections – « Je crois qu’être gouvernés par Nelly et Lottie serait un désastre. » Durant leur séjour à Cassis en juin (« jamais connu de vacances aussi chaudes »), elle est tentée par l’achat d’une maisonnette, « une petite île » qui représenterait « chaleur, silence, détachement total de Londres », mais elle y renoncera.

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    Créer, voilà ce qui lui importe avant tout dans cette vie « transitoire ». Et elle est heureuse d’être à présent dégagée des soucis matériels. Mais elle a besoin aussi « d’illusion humaine » : « inviter quelqu’un demain soir, après dîner, pour me lancer une fois de plus dans cette stupéfiante aventure qu’offre l’âme des autres… dont je connais bien peu de chose. Serait-ce l’affection qui nous mène ? »

    Parfois elle plonge dans son « grand lac de la Mélancolie » d’où seul le travail la sort : « Aussitôt que je cesse de travailler, je sombre de plus en plus profond. » Ou un achat personnel, que ce soit une robe ou un canif. Et la construction de son pavillon à Monk’s House, transformé « en palais confortable ». Elle se réjouit de l’arrivée d’un fourneau à pétrole où cuisiner et réchauffer « sans produire d’odeur ni de résidu, et sans causer d’agitation », « en toute liberté ».

    A quoi lui sert ce Journal ? A écrire des choses qu’elle ne raconte même pas à Leonard, à cerner de près les sentiments – « Il est probable que je ne dis pas tout, si bien que ce que je fais là équivaut, somme toute, à me confier. » « Oui, il est bien vrai que coucher quelque chose par écrit, c’est s’en débarrasser. »

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    Virginia Woolf et Ethel Smyth (New York Public Library) 

    En 1930, les Woolf envisagent de s’installer à Monk’s House dès le mois d’avril. Les Vagues sont en plein élan : « Pas de vacances ; pas de pause, si possible, avant que tout soit terminé. Puis repos. Et ensuite récrire le tout. » A 48 ans, elle fait ses comptes et constate qu’elle gagne à peu près le salaire d’un fonctionnaire, elle qui s’est contentée de si peu pendant tant d’années. Grippée, en février, elle note : « Une ou deux fois j’ai senti dans ma tête cet étrange bruissement d’ailes qui me vient si souvent quand je suis malade. » « Quelque chose se produit dans mon cerveau. Il se refuse à continuer d’enregistrer des impressions. Il se ferme. Je deviens chrysalide. »

    Mais Virginia Woolf donne aussi de formidables portraits comme celui de « Snow », une amie et correspondante fidèle, dont elle déplore la vie gâchée. Quel contraste avec Ethel Smyth invitée à prendre le thé, plus âgée qu’elle ne pensait (71 ans), fantasque et pleine de bon sens, parlant sans discontinuer, « une femme de qualité et d’expérience, qui connaît la vie ». Celle-ci lui dit que « n’ayant eu personne pour l’admirer, elle écrira peut-être de la bonne musique jusqu’au bout » ! Le début d’une amitié indéfectible. Ou encore le portrait de Yeats, rencontré chez Ottoline.

    Seules les Œuvres romanesques de Virginia Woolf (deux tomes) ont été publiées dans La Pléiade en 2012. J’espère qu’on y trouvera un jour ses essais rassemblés, et aussi ce Journal pour lequel on aimerait disposer d’un index. Rendez-vous pour la suite dans quelque temps – rien ne presse, et il lui faudra bientôt affronter les années de guerre. Elle conclut, le 30 décembre 1930 : « Mais tout de même, je suis allée à Lewes, et les Keynes sont venus pour le thé, et, m’étant remise en selle, le monde reprend ses proportions ; moi, c’est le fait d’écrire qui me donne mes proportions. »

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  • Virginia 1923-1927

    Le Journal de Virginia Woolf de 1923 à 1927 éclaire la création de ses œuvres célèbres : Mrs. Dalloway (qu’elle appelle longtemps Les Heures) et La Promenade au Phare – et puis Orlando, inspiré par Vita Sackville-West, qui prend forme comme une histoire amusante à écrire, une détente par rapport aux essais. Le Journal aborde tant de sujets que je m’en tiendrai aux signets glissés çà et là dans ce volume trois.

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    Quelques jours après la mort de Katherine Mansfield, Virginia décrit sa réaction : « A cela, j’ai ressenti – quoi au juste ? Un brusque soulagement ? Une rivale de moins ? Puis de la confusion à constater si peu d’émotion. Et peu à peu un vide, une déception ; et enfin un désarroi auquel je n’ai pu me soustraire de tout le jour. Lorsque je me suis mise au travail, il m’a semblé qu’écrire n’avait aucun sens. Katherine ne me lirait pas. Elle n’était plus ma rivale. Puis un sentiment plus généreux me vint : Ce que je fais là, je le fais mieux qu’elle ne l’eût fait, mais où est-elle, elle qui faisait ce dont moi je suis bien incapable ! »

    En mars, Leonard Woolf devient directeur littéraire de La Nation : inattendu, et une sécurité financière bienvenue. A la fin du mois, ils se rendent en France puis en Espagne où ils séjourneront une semaine en Andalousie chez Gerald Brenan, un voyage d’un mois pendant lequel Vanessa s’installe avec sa famille à Monk’s House.

    Le reproche fait à Virginia par certains de ne pas savoir créer de personnages la préoccupe : a-t-elle le pouvoir d’exprimer la réalité ? n’écrit-elle que sur elle-même ? « J’aurais beau répondre à ces questions dans le sens le moins favorable, il ne m’en resterait pas moins cette fièvre d’écrire. » – « Pour en revenir aux Heures, je prévois que ce sera une lutte terrible. Le thème est si étrange et si puissant ! » (Elle veut y exprimer la vie et la mort, la raison et la folie, critiquer le système social.)

    Une autre fièvre la prend : « il nous faut quitter Richmond pour nous installer à Londres ». Elle voudrait en convaincre Leonard. A quarante ans passés, ses talents « ne vont plus se recharger d’eux-mêmes », la vie en banlieue ne la satisfait plus, elle a l’impression de « passer à côté de la vie ». Leonard « détient le vieil obstacle inébranlable : (sa) santé. » Virginia imagine tout ce qu’elle pourrait faire si elle n’avait pas chaque fois un train à prendre pour aller en ville et s’aventurer « parmi les humains ».

    « Aller toujours de l’avant, voilà mon principe pour vivre, et je m’efforce de le mettre en pratique, quoiqu’en paroles plus qu’en actions, je l’avoue. Ma théorie est que, lorsqu’on atteint quarante ans, on accélère le pas ou on ralentit. Inutile de dire ce que je préfère. »

    Un jour d’octobre, « à des fins psychologiques », elle raconte « un soir de pluie et de vent » où elle n’a pas trouvé Leonard à la gare. Folle d’angoisse, surtout après l’arrivée du dernier train qu’il était censé prendre, incapable d’attendre, elle décide de se rendre à Londres. A peine le billet acheté, voilà Leonard, « plutôt gelé et d’assez mauvaise humeur » – elle va se faire rembourser et pendant qu’ils rentrent, elle se dit : « Dieu merci, c’est fini. J’en suis sortie. Terminé. » L’expérience a été si étrange et intense qu’elle en souffrira quelques jours, elle a senti « comme une menace latente ».

    3 janvier 1924 : « Demain je monte à Londres, à la recherche d’une maison. » Le 9, elle signe un bail de dix ans pour le 52, Tavistock Square : « Londres, tu es le joyau des joyaux, le jaspe de la gaieté. »* – musique, conversations, amitiés, panoramas de la ville, livres, éditions, un je ne sais quoi d’essentiel et d’inexplicable, tout cela est maintenant à ma portée, alors que j’en ai été privée depuis août 1913, lorsque nous avons quitté Clifford’s Inn pour une série de catastrophes qui faillirent mettre fin à mon existence et qui, j’ose le penser, auraient fait le malheur de Leonard. » (* William Dunbar, Hommage à la Cité de Londres)

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    Tavistock Square

    Les Woolf se réinstallent à Bloomsbury à la mi-mars, dans cette grande maison de quatre étages où ils occupent les deux derniers, des avocats louant le reste, et la Hogarth Press le sous-sol. 5 avril : « Pourquoi tant aimer cette ville ? Elle est pourtant cruelle et son cœur est de pierre. » Les commerçants ne les connaissent pas, il faut s’habituer au bruit. Le Journal en pâtit, les notes s’espacent. Et puis, l’euphorie revient : « Londres vous ensorcelle. J’ai l’impression de poser le pied sur un tapis magique, de couleur fauve, et d’être aussitôt transportée en pleine beauté, sans même bouger un doigt. Les nuits sont étonnantes, avec tous ces portiques blancs et les larges avenues silencieuses. »

    Les Heures l’accaparent – « Et j’apprécie de pouvoir l’écrire à Londres, un peu parce que, comme je l’ai dit, toute animation me soutient, et parce qu’avec mon cerveau d’écureuil en cage, c’est une bonne chose que d’être empêchée de tourner en rond. Et puis je gagne infiniment à rencontrer des êtres humains quand je veux, sans attendre. Je puis entrer ou sortir en flèche, échapper ainsi à ma stagnation. » – « Leonard n’apprécie pas tellement que je me poudre le nez et que je dépense pour ma toilette. Tant pis ! J’adore Leonard. »

    Vita et elle sont de plus en plus proches. Son père l’invite à Knole en juillet – « Sa Seigneurie habite au cœur d’un énorme gâteau. » « Tous ces ancêtres et ces siècles, tout cet argent et cet or ont produit un corps parfait. Vita fait penser à un cerf ou à un pur-sang – sauf le visage, avec sa lippe ; elle n’est pas non plus d’une intelligence très vive. Mais pour ce qui est de son corps, il est parfait. » Virginia trouve sa nouvelle Séducteurs en Equateur « assez intéressante. Il est vrai que j’y vois mon propre visage. » « Oui, je l’aime bien, je la prendrais bien dans ma suite de façon permanente (…) »

    Mrs. Dalloway se termine – « Elle était là. » Au printemps 1925, les Woolf se rendent à Cassis. Au retour, Virginia replonge dans le courant, écrit, lit : « Ce qu’il y a de remarquable chez Proust, c’est cette combinaison d’extrême sensibilité et d’extrême acharnement. (…) Il est aussi solide qu’une corde de violon et aussi subtil que la poussière des ailes du papillon. » Certaines préoccupations reviennent. La mort : « J’aimerais quitter la pièce tout en parlant ; inachevée, une phrase banale resterait en suspens sur mes lèvres… » L’argent : « J’ai entrepris de gagner trois cents livres avec ma plume cet été, de quoi installer une salle de bain à Rodmell et un fourneau bouilleur. » Le succès de Mrs. Dalloway la rend plus dépensière : robe, collier de verroterie, nouvelles bottines pour se promener dans la campagne.

    Un mal de gorge, un rhume, et elle se réfugie « au plus profond de (sa) vie, c’est-à-dire de cette entière confiance entre L. et (elle) » où reprendre des forces. En décembre, elle s’impatiente : aucun signe de Vita. Le 21, après trois jours à Long Barn avec Leonard : « J’aime Vita. J’aime être avec elle, j’aime son opulence (…) Bref, elle est ce que je n’ai jamais été : une vraie femme. » Vita fera naître Orlando, « jeune noble ».

    Elle lui écrit si souvent que le Journal de 1926 ne commence que le 19 janvier, et le nouveau cahier, le 8 février, toujours en vue de ses mémoires – « A soixante ans j’entreprendrai d’écrire ma vie. » Virginia Woolf travaille à La promenade au phare : « j’écris maintenant plus vite et plus librement qu’il ne m’a jamais été donné de le faire dans toute ma vie ».

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    Le Journal de 1927 sera encore plus court, et aussi ses cheveux coupés : « J’ai pour la vie les cheveux courts. » Voyages à Cassis, en Italie. L’enthousiasme de Nessa pour La promenade au phare l’émeut : « Elle dit que c’est un portrait étonnant de notre mère ; par un portraitiste suprême. » Virginia se réjouit d’être enfin prise au sérieux, de peut-être devenir « un écrivain célèbre ». Elle dispose de son « premier argent personnel » et les Woolf, de leur première automobile. « Un automne très heureux. »

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