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journal - Page 7

  • Virginia 1919-1922

    Dans le deuxième tome de son Journal, Virginia Woolf commence en janvier 1919, peu avant ses 37 ans, à « dresser un bilan de (ses) amitiés et de leur présente condition, ainsi que du caractère de (ses) amis », pour celle qui à 50 ans « s’installera pour composer ses mémoires à partir de ces cahiers ». Combien sont-ils ? Il y a ceux de Cambridge, « associés à Thoby » (son frère décédé) ; ceux de l’époque Fitzroy Square (où elle a emménagé après le mariage de sa sœur) ; ceux qu’elle appelle les « têtes-de-loup »... Elle cite des noms, en écarte d’autres provisoirement.

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    Lytton Strachey par Vanessa Bell (1911)

    Lytton Strachey, qui a publié l’année précédente Eminents Victoriens, est en tête de liste. Celui qui « caressa un instant l’idée de l’épouser » (appendice) est un ami intime depuis la mort de Thoby. Ils passent parfois des mois sans se voir, ne s’écrivent plus comme au début quand ils avaient tout à découvrir l’un de l’autre, mais elle note : « quand nous nous voyons enfin, nous n’avons pas à nous plaindre » ou « rien n’est plus simple et plus intime qu’une conversation avec Lytton. » Elle l’admire, estime qu’il vaut mieux que ses livres – en s’accusant d’être jalouse, peut-être, de sa célébrité.

    Virginia sait décrire à merveille le temps qu’il fait. Le 30 janvier : « Le froid est tel aujourd’hui que je me demande si je vais pouvoir continuer mon analyse. Un jour pareil, il faudrait être d’émeraude ou de rubis massif pour produire une flamme, au lieu de se dissoudre en atomes gris dans la grisaille universelle. » Le bilan des amitiés reste en plan, elle ne revient à son Journal qu’à la mi-février : elle a couru les agences de placement pour trouver une cuisinière, mais se doit de mettre par écrit « un de (ses) Grands Jours ».

    Le voici : la veille, à l’exposition du peintre Sickert « la plus agréable et la plus vraiment picturale d’Angleterre » –, elle a rencontré Clive Bell qui l’a présentée « au jeune Nevison » (un peintre) avant de l’emmener en tête à tête au restaurant : « Nous avons causé ; vibré à l’unisson ; joué aux tourtereaux » – « comme un duo d’instruments à cordes ». Clive n’apprécie guère son roman La traversée des apparences, mais loue excessivement « La marque sur le mur » (nouvelle imprimée par la Hogarth Press en 1917) et ils ressortiront sur Regent Street au crépuscule, très gais.

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    La Giuseppina, the Ring, par Walter Sickert (1903-1905)

    Son amitié pour Katherine Mansfield, depuis le début, « repose presque entièrement sur des sables mouvants » : Virginia se sent proche d’elle, éprouve une affection mêlée de curiosité envers cette rivale en écriture, dont la mauvaise santé perturbe souvent leur correspondance et leurs rendez-vous. Au retour d’un thé chez Nessa & Clive à Gordon Square, fin mars, en repensant au passé, elle écrit : « Peut-être sommes-nous tous plus heureux ; et en tout cas plus sûrs de nous-mêmes, et par conséquent plus tolérants les uns envers les autres. » Quand elle perçoit un changement chez quelqu’un qui a pris une décision, franchi un certain stade, elle repense à l’expression de Conrad : « Conrad ne dit-il pas qu’il y a une certaine ligne d’ombre entre la jeunesse et l’âge adulte ? »

    Nuit et Jour est prêt pour la publication. Chaque fois, c’est la même crainte de n’être pas aimée, que son texte ne soit pas apprécié, elle se sait susceptible et vulnérable. Le Journal reprend les commentaires, positifs ou non. Son écriture est plus fluide, ses pages plus longues. Elle développe davantage, n’écrit plus tous les jours, saute une semaine parfois : « Jeudi 10 avril. Un grand trou. Comment le justifier, je ne le vois guère. Je me suis donné beaucoup de peine pour un article sur les romans, destiné au Times, et peut-être est-ce ce qui m’a fait passer toute envie de me servir de mes doigts ; et puis, ces derniers jours, j’ai été totalement plongée dans Defoe – et pour écrire ceci, je vole dix minutes à Roxana. Il me faut lire un livre par jour, de façon à me mettre à mon article samedi – telle est la vie de l’écrivassière. »

    « Quelle sorte de journal aimerais-je écrire ? Il devrait être comme un tissu lâche qui ne ferait pas négligé, assez souple pour épouser toutes les choses graves, futiles ou belles qui me viennent à l’esprit. J’aimerais qu’il ressemble à un vieux bureau profond, ou à un vaste fourre-tout dans lequel on jette une masse de choses dépareillées sans les examiner. » En tout cas, pas de censure, elle est bien décidée à « aborder absolument n’importe quel sujet ».

    Magnolia en fleur. Foule de près « détestable ». Près de vingt ans que sa mère est morte. Au retour d’Asheham, où leur bail cessera en septembre : « Ah, comme nous avons été heureux à Asheham ! ce fut un moment d’harmonie parfaite. » A une soirée, la toilette d’Ottoline, « rayée de vert et de bleu comme la mer de Cornouailles ». Et le bonheur en mai quand Lytton vient prendre le thé et la complimente : « il n’y a pas de meilleur critique vivant que moi », « j’ai inventé une prose nouvelle », « j’ai renouvelé la phrase » !

    Parfois, la dépression guette : « Il y a dans le courant de la vie un flux et un reflux, qui l’explique ; mais quant à ce qui provoque ce flux et ce reflux, je ne sais. » Je ne reviens pas sur les circonstances de l’acquisition de Monk’s House (voir Le jardin des Woolf), la vie dans leur nouvelle demeure et les aménagements occuperont bien des pages du Journal. Pourtant quelque chose manque, elle en est consciente : « N’envierais-je pas à Nessa sa maisonnée débordante ? Peut-être, par moments. Julian commence à porter ce qui est presque de vraies culottes de garçon ; tout est florissant et humain là-bas. Peut-être ne puis-je éviter de remarquer un contraste qui m’échappe totalement lorsque je suis en plein travail. »

    Le travail ne manque pas aux Woolf et cela leur plaît : articles, critiques, revues, conférences, impression, il leur faut beaucoup travailler pour maintenir leur train de vie (leurs maisons, un minimum de domesticité, la presse) et être « le couple le plus heureux d’Angleterre ». Mais ce qui importe avant tout à Virginia, c’est la création : elle a tant de plaisir à écrire La Chambre de Jacob ! Viendra le moment où elle mettra le frein au travail de critique, trop contraignant ; elle s’en libérera. Un jour d’été, elle note deux résolutions : « premièrement, exercice modéré au grand air. Deuxièmement, lecture de bons livres. C’est une erreur de croire que la littérature peut se faire à partir d’une matière vive. Il faut sortir de la vie. »

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  • Pris le thé

    « Nous rentrons à l’instant après avoir pris le thé avec Barbara et Saxon dans son studio. (…)

    Woolf Affiche Omega.jpgLe couple dans cet intérieur offrait une illustration, presque trop parfaite pour mon goût, de l’esprit post-impressionniste. Il n’était jusqu’au chat noir et blanc qui semblait décoré par l’Omega. Chaux blanche dans laquelle se voit la marque du pinceau, un pilier rayé, tissu Barnet pour les sièges, et chiens de porcelaine pour le manteau de la cheminée, coton à carreaux partout où l’on pose le regard ; et, pour l’œil critique, une ou deux choses d’un goût équivoque ou des retours à un stade antérieur, par exemple un collier de perles attaché à un clou. Toutefois en rentrant à la maison j’ai trouvé ma chambre bien laide. La conversation a été posée, appropriée, mais pas intarissable. Je ne pense pas que Saxon (qui venait de se laver la tête) ait eu quoi que ce soit à dire ; et son comportement est un peu revêche et caustique en ce moment. Il m’a fait penser à une poule qui a pondu un œuf – mais un seul. Hampstead ne nous a pas plu. La vulgarité de Richmond est toujours un soulagement ensuite. »

    Virginia Woolf, Journal (Dimanche 7 avril 1918)

  • Femme-plume

    Puisque je ne suis pas arrivée à présenter en un seul billet le premier tome du Journal de Virginia Woolf (400 pages), voici la suite. Elle qui avoue son « snobisme accablant » en certaines circonstances doit faire face aux réalités : le mauvais travail de l’apprentie à l’atelier d’impression, pourtant si gentille ; les coups de canon qui obligent toute la maisonnée à descendre se réfugier en pleine nuit dans le couloir de la cuisine.

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    Woolf, Virginia. Bell, Anne Olivier. (Edit.). THE DIARY OF VIRGINIA WOOLF. COMPLETE IN FIVE VOLUMES.
    London: The Hogarth Press, 1977-1984. (Source : TBCL) (Dessins de Duncan Grant)

    Un thé à Gordon Square avec Nessa, Clive et Mary (sa nouvelle compagne) est « une petite fête (…) animée et riche d’informations de la dernière heure ; d’un intérêt sincère pour toute forme d’art ; et pour les êtres aussi. » Une note en bas de page signale que Kitty Maxse, rencontrée en cherchant du charbon, épouse du propriétaire-rédacteur de la National Review, l’a inspirée « dans une certaine mesure » pour le personnage de Mrs Dalloway.

    Si Virginia Woolf sait donner des coups de griffe, elle sait aussi reconnaître les qualités de ses amis, révèle ses critères d’appréciation : Lytton Strachey, « l’un des plus souples de (leurs) amis », « le moins figé par des conventions et autres emplâtres », possède au plus haut point « le don de s’exprimer ». Leonard et elle sont plutôt soulagés de passer Noël seuls à Asheham, où elle lit mieux qu’à Londres.

    1918 fait entendre des « bruits de paix » tous les trois mois ; le rationnement, les restrictions se font de plus en plus sentir. Le Club 17 devient le point de chute à Londres des jeunes de Cambridge, des membres de Bloomsbury, de leurs connaissances : on y lit la presse dans un fauteuil, on y prend le thé, on s’y retrouve autour du feu, comme en famille. Portraits, ambiances, potins, mentalités opposées (Cambridge vs Oxford). Un texte de Mansfield la déçoit – « petit talent de plume ». Aux conférences de la Guilde des femmes, le niveau n’est pas haut, la voilà qui dépeint les spectatrices comme des « anémones de mer gris pâle » avant de reconnaître que leurs soucis au quotidien les rendent excusables.

    Un peu après ses 36 ans, Virginia tombe malade, le médecin la trouve trop maigre, on lui arrache une dent, elle se sent grippée. Elle va se reposer deux semaines à Asheham et quand elle en revient, note son principal grief : « avoir été divorcée de (sa) plume, coupée de tout un fleuve de vie ». Elle se rend le 9 mars à un « rally » de suffragettes pour célébrer la récente extension du droit de vote aux femmes de plus de trente ans, s’y ennuie, déplore le manque d’éloquence, la « vaine agitation ». Sa grande affaire, en fait, c’est son roman (Nuit et Jour) qui devient très absorbant, elle a déjà dépassé les cent mille mots. Alors les visiteurs deviennent un fardeau.

    Il y a de merveilleuses pages dans ce Journal de 1918 qui ne se résument pas : sur six pommes dans un tableau de Cézanne ; sur la passion de Katherine Mansfield pour l’écriture – « du vrai roc » ; sur le mois de mai « opulent, extasié, magnifique », les floraisons et la lecture dans le jardin d’Asheham ; sur Carrington, « remuante et active »…

    Du nouveau cahier qu’elle commence à la fin de juillet, elle prédit que « s’il ne meurt pas pendant l’été, où les soirées n’incitent pas à écrire, il devrait prospérer en hiver. » Elle y note aussi des contrariétés : le charbon qui manque (vont-ils finir par vivre au Club 17 ?) ; les fiançailles de son amie Ka avec Arnold Forster où elle ne voit « qu’une union de convenances et de commodité » ; une fâcherie avec Clive qui l’accuse : « Lorsqu’on a une intimité avec toi, il faudrait cesser d’en avoir avec qui que ce soit d’autre. Tu parles des gens comme moi je peins des vases. »

    Faisons un bond jusqu’en septembre, pour ce que Virginia appelle une « parfaite partie de plaisir » à Brighton : bouquinistes, bonbons, déjeuner, promenade, thé, vitrines, « des folies dans quelque papeterie » et retour. Leonard Woolf, après bien des tractations, est nommé rédacteur en chef de l’International Review. Il faudra attendre le onze novembre pour que soit proclamé enfin l’armistice et aussitôt, remarque-t-elle, un changement remarquable se produit dans les esprits : « Nous revoilà devenus une nation d’individus. »

    Le Journal de Virginia Woolf est truffé d’impressions de lecture, en général brèves, comme un bout d’essai en vue de la critique à écrire. Mais le grand intérêt de cette version intégrale apparaît dès ce premier tome : c’est le Journal d’une femme pour qui tout ce qu’on vit et ressent est appelé à devenir phrases et textes – d’une femme-plume.

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  • Nuage de rouge

    woolf,virginia,journal,tome i,1915-1918,littérature anglaise,culture« La journée d’aujourd’hui a été parfaitement douce, très calme, et nous avons juste eu le temps, après avoir imprimé une page, d’aller au bord du fleuve pour voir toute chose se refléter parfaitement, exactement dans l’eau. Le toit rouge d’une maison avait son propre petit nuage de rouge dans le fleuve, les lampadaires du pont dessinaient de longs traits jaunes – une grande paix, comme au cœur de l’hiver. »

    Virginia Woolf, Journal (22 novembre 1917)

     

    Vanessa Bell, Charleston Farm

  • Virginia 1915-1918

    Dans sa préface au tome I du Journal (intégral) de Virginia Woolf (traduit de l’anglais par Colette-Marie Huet), son neveu Quentin Bell affirme que « considéré dans son ensemble, il constitue un chef-d’œuvre », non sans soulever la question de sa véracité. Virginia Woolf, écrit-il, « passait pour malveillante, bavarde et encline à se laisser emporter par son imagination ». Dans sa correspondance, elle inventait pour amuser, sachant qu’on ne la croirait pas. Dans son Journal, « elle n’est sincère que vis-à-vis de son humeur du moment où elle écrit », au risque de se contredire. D’où l’image assez fidèle qu’elle y donne d’elle-même et de son entourage, de sa vie et de son époque.

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    Asheham House, près de Lewes, Sussex par Frederick James Porter (1883-1944)

    2 janvier 1915, journée type : conversation au petit déjeuner, « griffonnages » pour Leonard Woolf et elle, déjeuner et lecture des journaux, promenade avec le chien, achat de provisions, thé, soirée de lecture. Bien que très attachée à son mari (juif), Virginia déclare qu’elle n’aime ni la voix ni le rire des juifs, avant de faire un portrait incisif de Flora, la plus jeune sœur de Leonard. Antisémitisme peut-être, critique de sa belle-famille sûrement, dont elle déplore l’« extrême laisser-faire ».

    Virginia Woolf n’est pas un ange. Le Journal comporte des remarques choquantes, comme après une promenade où ils ont croisé « une longue file d’idiots », « de pitoyables débiles » : « Il est bien évident qu’on devrait tous les supprimer. » De leur éducation, les Stephen ont gardé certains principes tout en se rebellant contre les conventions, ce sont de fervents adeptes de la liberté intellectuelle.

    Nessa (Vanessa), la plus bohème, écrit à sa sœur que « la propreté est une idole à laquelle il faut se garder de rendre un culte » – voilà pour les tâches ménagères, largement confiées aux domestiques (qui ont leur place dans le Journal). Le travail humain a peu de valeur aux yeux de Virginia, « sauf dans la mesure où il rend heureux ceux qui l’exécutent. Ecrire à présent m’enchante uniquement parce que j’aime le faire, et me fiche comme d’une guigne, en toute sincérité, de ce qu’on peut en dire. »

    Le jour de ses 33 ans, avec Leonard qui s’est montré très attentionné pour son anniversaire, ils décident trois choses : « prendre Hogarth » (leur future maison), acheter une presse à imprimer, acheter un bull-terrier. Le projet d’imprimer eux-mêmes les excite fort, et en prime, elle a reçu des bonbons qu’elle adore. Mari et femme sont très différents, note-t-elle un autre jour : « Tout ce que je peux dire c’est que j’explose, tandis que L. brûle en dedans. Enfin nous nous sommes brusquement réconciliés (mais la matinée était perdue) et nous avons fait une promenade dans le parc après le déjeuner. »

    Fin février 1915 survient la grande crise qui a fait craindre pour sa raison (voir les commentaires d’un précédent billet), le Journal abandonné ne reprend qu’à l’été 1917 dans un petit carnet, le « Journal d’Asheham ». Dans leur maison de campagne (louée de 1912 à 1919 pour les week-ends et les vacances), Virginia se limite à quelques notes factuelles : la cueillette des champignons, une de leurs activités favorites, le temps qu’il fait, les promenades, visites, pique-niques… Après le mauvais temps en août, elle note le 3 septembre un « jour parfait ; complètement bleu, sans nuage ni vent, comme installé une fois pour toutes. » La guerre continue : des prisonniers allemands aident à la ferme, on entend le canon, on lit les nouvelles.

    En octobre 1917, les Woolf rentrent à Hogarth House. Dans son nouveau cahier, Virginia décide qu’elle y écrira après le thé, « sans se gêner », Leonard aussi, à l’occasion. Quelques jours plus tard, « un coup terrible » : dispensé du service militaire à cause d’un tremblement nerveux congénital, il est « appelé » et doit repasser une visite médicale, obtenir des certificats (il sera jugé inapte). La Hogarth Press débute, avec l’impression de Prélude de Katherine Mansfield qu’elle trouve vulgaire « de prime abord » (des traits communs), mais « si intelligente et impénétrable qu’elle mérite l’amitié. »

    Virginia se réjouit de l’arrivée de Tinker, « une bête solide, active et effrontée, brune et blanche, aux grands yeux lumineux » (qui se révèlera un chien turbulent et encombrant, mais fort regretté quand il sera perdu). La même semaine, on leur a offert un chat de l’île de Man. Les gros chèques « ou passablement gros » qu’ils touchent à présent pour leurs articles de critique la réjouissent, ils ont remboursé leurs dettes. Conférences, rencontres, expositions, thés – et encore des raids, un Zeppelin dans le ciel – voilà tout ce qu’elle note, sans compter les lettres reçues, écrites, le réconfort que lui prodigue son amie Ka (Katherine Cox).

    Le 2 novembre, Virginia décrit longuement son séjour à Charleston (avant la guerre, sa soeur s’est séparée de Clive Bell, le père de ses deux fils, et vit là avec le peintre Duncan Grant). Intelligence tenace et rapide, amour du fait concret, Nessa lui donne l’impression « d’une nature fonctionnant à plein ». Mais Virginia est heureuse de retrouver ensuite sa maison, sa vie véritable avec L., ses échappées dans Londres pour faire réparer sa montre ou se rendre aux ateliers Omega, s’acheter un manteau abricot – « un après-midi de Bloomsbury ».

    Il suffit que son mari se montre irascible ou sans entrain pour qu’un sentiment de déconfiture l’envahisse, « vague après vague, tout le long du jour » : « Nous avons convenu que, vue sans illusions, la vie est une affaire épouvantable. Les illusions ne reviendraient plus. Pourtant, vers huit heures et demie, elles étaient là, au coin du feu et menèrent joyeux train jusqu’à l’heure du coucher, où quelques gambades terminèrent la journée. »

    Quand on lui demande moins d’articles ou de critiques, Virginia avance dans son roman dont elle parle peu. Elle préside aussi la Guilde des femmes (réunions mensuelles, conférences) et travaille à l’impression, note les ennuis techniques. Se rend à une soirée chez Ottoline « toute velours et perles comme à son habitude » ou va dîner chez Roger Fry où elle parle avec Clive Bell de l’art d’écrire « avec des phrases, pas seulement avec des mots », en se basant non sur la structure mais sur la « texture ».

    (A suivre)

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