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« Le Brenner, arrêt pour changer de locomotive ; l’engin écarlate des chemins de fer autrichiens ronronne déjà sur la voie de dégagement. J’ai toujours aimé cet endroit. Les gares des grandes lignes me plaisent ; elles ne cherchent pas à se faire passer pour ce qu’elles ne sont pas. Au Tyrol du Sud, le Brenner, avec ses auberges pour routiers et ses chasse-neige déjà prêts au mois d’août, est le lieu qui échappe mieux qu’un autre à la préciosité monotone des villages de la région. Ortisei, Caldaro, Dobbiaco, Castelrotto : je ne les aime plus. Trop de saunas, trop de géraniums aux balcons. Au col du Brenner, en revanche, je me sens bien. Tout est resté pareil, imprégné de légende. Avec la vieille route de Goethe, qui serpente sur les deux versants, extraordinairement vide grâce à la proximité de l’autoroute.
Les maisons des cheminots sont restées les mêmes, à la lisière de la forêt. Nous y venions en vacances, quand j’étais petit, et le matin je partais cueillir des champignons avec un cheminot originaire de la Romagne, Secondo Zanarini. C’était un grand gaillard, toujours très ému avant de cueillir avec le plus grand soin un bel exemplaire d’oronge, de bolet ou de cèpe. »
La légende des montagnes qui naviguent (2007, traduit de l’italien par Béatrice Vierne, 2017) de Paolo Rumiz correspond à ce que j’écrivais ici pour conclure ma première lecture du journaliste et écrivain-voyageur italien (né en 1947) : « Ni cours d’histoire ni cours de géographie, Aux frontières de l’Europe est une succession d’expériences et surtout de rencontres. Raconter, écouter, apprendre, comprendre. « Chemin faisant. » »
Cette fois, le « fils de ce vent qu’on appelle labora» a entrepris dans les Alpes et dans les Apennins, « le cœur du monde euro-méditerranéen », une « traversée en zigzag de huit mille kilomètres, soit la distance de l’Atlantique à la Chine », entre le printemps 2003 et l’été 2006. En terminant le dernier chapitre sur les Alpes (Du Grand Paradis à Nice), j’ai déjà envie de vous en parler avant d’entamer la lecture de la seconde partie.
Une carte est utile pour suivre ce voyage de l’est vers l’ouest. Le récit commence en Croatie sur un bateau, « dans la baie de San Giorgio dans l’île de Veglia – en croate, la baie de Sveti Juraj dans l’île de Krk ». La première destination : le Montemaggiore ou l’Ucka. « Tout à coup, dans la bourrasque, tout devint clair. Les comptes étaient bons, nos chœurs de montagnards chantés en mer devenaient une cosmogonie, la perception d’une genèse. Mais évidemment ! Nous étions en train de naviguer sur les Alpes ! »
Braudel parlait de la Méditerranée comme d’une « mer de montagnards », un espace où les bergers deviennent capitaines de vaisseau. Avec ses compagnons, Paolo Rumiz vagabonde « dans l’archipel du vent ». Il est de Trieste, « le seul endroit d’Italie d’où l’on peut voir les Alpes de l’autre côté de l’eau ». Embarquons donc pour la Croatie, l’Autriche, la Suisse, l’Italie, la France.
Eté 2003, « une chaleur à crever ». Avec un guide natif de Fiume, « une ville parfaite » où l’on peut escalader les Alpes le matin et le soir tremper ses pieds dans la mer, il cherche sur une carte « le commencement des Alpes » qui ne figure dans aucun guide. « Décollage à la verticale » sur un petit escalier qui mène aux pentes « envahies d’arbustes épineux qui avaient jadis été des vignes ». Une montée lente, « avec le plaisir clandestin d’une aventure à deux pas de chez nous, absolument seuls sur une route jalonnée d’antiques bornes » (la via Carolina, « grandiose et oubliée »).
Dans le bourg de Vrata, personne ne sait où elles commencent les Alpes. Une vieille dame en noir les envoie chez une amie, celle-ci chez la maîtresse d’école, qui les envoie chez un géographe, professeur à l’université de Zagreb, mais « géographe marin », leur dit-il – « Les Croates ne savaient pas qu’ils appartenaient à une nation alpine, donc nous fûmes obligés de leur expliquer. »
En 2005, Rumiz est au cimetière militaire de Redipuglia pour exaucer le vœu de Carlo Orelli, dernier témoin de la première guerre mondiale, qui venait de mourir à cent dix ans. Les fascistes ont construit ce cimetière en 1938 pour plus de cent mille soldats italiens morts au front durant la Grande Guerre. Puis le voilà à bicyclette à Caporetto en Slovénie pour nous parler des ours qui descendent jusque dans les jardins de la vallée, si nombreux (de quatre à six cents) qu’ils fuient en Italie, profitant des alpages abandonnés.
Ainsi se tisse peu à peu La légende des montagnes qui naviguent. A la description du chemin, des aléas du voyage, se mêlent l’histoire et l’actualité, les bergers et les chasseurs, les ours et les marmottes, les anecdotes, la réflexion sur l’évolution des modes de vie, la résistance des montagnards, la fuite en avant des promoteurs. Rumiz ne cache pas sa colère contre les dérives contemporaines, l’abandon des territoires et de leurs habitants au profit du tourisme et des loisirs, en Italie surtout, où tant de choses ne fonctionnent plus, où des villages se retrouvent privés d’eau, pompée au profit du ski d’été même là où les glaciers périssent du réchauffement climatique.
Comme en montagne, il faut prendre son temps pour avancer dans ce livre tant il est dense. L’érudition de l’auteur est telle que j’ai bientôt renoncé, pour ma part, à approfondir toutes les allusions géographiques, historiques et sociales qu’il y brasse, pour suivre simplement son rythme. Tous ces arrêts sur image du présent ou du passé ne sont pas des digressions, mais l’exploration de ce qui fait l’âme du monde alpin au début du XXIe siècle.
Le sel de l’aventure, ce sont les rencontres, fortes, parfois de hasard, parfois des rendez-vous : des gens racontent, se souviennent, témoignent. Comme ce vieillard « aussi heureux qu’un rongeur » avant l’hiver, accumulant tout ce qu’il peut même s’il suffirait de descendre au magasin : « Si je fais des provisions, je suis mieux à même d’affronter la saison du repos, de la lecture, du recueillement. »
L’homme au violoncelle vieux de plus de quatre siècles dans la forêt de Paneveggio – « Depuis toujours, les arbres qu’on écoute sont des arbres morts » – à la recherche du « sujet parfait » : il plante son instrument dans le tronc d’un bel arbre abattu pour écouter la résonance, puis dans un arbre vivant, émerveillé. RyszardKapuściński, « le plus grand reporter de l’après-guerre », si gentil avec tout le monde, remerciant sans cesse : « Si tu ne montres pas ton respect pour les autres, tu te fermes toutes les portes. »
De chapitre en chapitre, voilà Rumiz au Mont Rose puis au Mont Blanc, où l’on entendait à nouveau les ruisseaux après qu’on avait dévié la circulation des poids lourds à la suite de l’incendie dans le tunnel en 1999 (ils y sont revenus). Hommage à Ulysse Borgeat, ancien gardien du refuge du Couvercle et « papa des alpinistes ». Du Val d’Aoste à Nice, le dernier chapitre m’a particulièrement accrochée – résonances particulières à l’évocation d’une région que l’on a fréquentée. Une pause et on continuera : rendez-vous dans les Apennins.
« Sur le tournage, l’équipe a presque retenu sa respiration. Il régnait un silence que l’on n’obtient pas toujours d’emblée sur un plateau, témoigne Eric Toledano. On assistait à une mise à nu dans le cabinet que je comparerais à celle de scènes plus intimes, au cinéma, avec acteurs nus, au sens physique du terme, dans une relation sexuelle. Il y avait quelque chose de troublant sur la façon dont l’équipe réagissait. Ce qui nous fait espérer que le spectateur peut vraiment avoir le sentiment de rentrer dans l’intimité des personnages. »
Au moment où vous lisez ceci, la série « En thérapie » a pris fin sur Arte, après sept semaines. L’avez-vous suivie ? Je l’ai trouvée passionnante tout du long. Un article de La Libre avait retenu mon attention sur cette série française inspirée d’une série israélienne (19e adaptation internationale !), d’autant plus que ses réalisateurs, Eric Toledano et Olivier Nakache, dans leurs films que j’ai vus (Intouchable,Le sens de la fête, Hors normes), montrent notre société avec une belle humanité dans le regard.
Chaque jeudi depuis le 4 février, plus d’un million de spectateurs ont pris rendez-vous avec le Dr Philippe Dayan : peu après l’horreur au Bataclan en novembre 2015, celui-ci reçoit successivement une chirurgienne, un policier de la BRI, une jeune nageuse qui se prépare pour les jeux olympiques, un couple qui bat de l’aile. Le vendredi, le psy se rend lui-même chez Esther, une amie et la veuve de son ancien mentor, sa « superviseuse », pour y voir plus clair dans sa pratique.
Le plus épatant, avant tout, c’est le jeu des acteurs. Non seulement ils interprètent magnifiquement des rôles difficiles – en une séance de trente minutes, ils déploient toute une palette d’émotions et de réactions – mais ils ont beaucoup à dire, à jouer. Ce ne sont pas tout à fait des monologues, mais les interventions du psy sont brèves. Ce sont les patients qui parlent, se cherchent, se découvrent.
Voilà quelque chose de rare à la télévision : une série qui ne repose ni sur l’action ni sur les changements de décor, une succession de scènes avant tout verbales, où les corps parlent eux aussi ; une série qui nous met à l’écoute de ce qui arrive à travers le langage, verbal et non verbal, quand les traumatismes, inconscients ou refoulés, se fraient un chemin dans la parole.
Chaque fois, on retrouve le bureau du psy dans son appartement parisien, le canapé où s’installent les patients, le fauteuil d’où il les écoute, sa bibliothèque. Nous y entrons sans avoir pour autant l’impression d’un plan fixe, grâce aux jeux de la caméra qui montre les entrées et sorties, va d’un visage à l’autre – c’est à l’intérieur des personnages que tout bouge. Quelques séquences se déroulent ailleurs dans Paris.
Mélanie Thierry, que vous avez peut-être vue dans La Douleurd’après Duras, incarne Ariane, une jeune chirurgienne qui réagit aux tensions de son métier – opérer les blessés du Bataclan, ne pas réussir à sauver quelqu’un – en séduisant les hommes. Très vite, son désir se porte sur le psychothérapeute, qui n’en est pas à sa première expérience de transfert mais n’est pas insensible à son charme, elle le ressent.
Reda Kateb, qui joue Abdel, est aussi formidable – il m’avait fait forte impression dans le rôle de Malik, un responsable d’association, dans Hors normes (où Frédéric Pierrot (le psy) tenait le rôle d’un inspecteur). D’origine algérienne, cet homme de l’antigang, un as de la préparation des rituels d’intervention dans les situations dangereuses, a ressenti à l’intérieur du Bataclan quelque chose qui l’a déstabilisé. Il s’est bien gardé d’en parler avec le psychologue du service, de peur d’apparaître fragilisé.
Quant à Camille, la jeune nageuse interprétée par Céleste Brunnquell, elle crève l’écran, avec son regard et sa façon de parler franco. Au départ, elle n’est pas là pour une psychothérapie mais, à la suite d’un accident, pour une expertise psychologique réclamée par l’assurance médicale. Avec ses deux bras dans le plâtre, elle aussi, comme Abdel, résiste d’abord à l’analyse, réticente à livrer ce qui la perturbe intérieurement.
Le couple qui lui succède, Léonora et Damien, joués par Clémence Poesy et et Pio Marmaï, affiche ouvertement l’hostilité qui le mine. Elle est enceinte. Lui voudrait garder l’enfant, elle envisage d’avorter : ils ne sont que reproches l’un pour l’autre. Leur allure en dit long sur leurs différences, leurs différends. Mais il subsiste quelque chose de fort entre eux puisqu’ils se sont mis d’accord pour commencer ensemble une thérapie.
Frédéric Pierrot excelle dans le rôle pivot du Dr Dayan, plus fragile qu’il ne le paraît au début. Son épouse lui reproche de ne vivre que pour son métier et de les négliger, elle et leurs enfants. Son bureau de thérapeute est son refuge. Il s’en ouvre d’ailleurs auprès d’une collègue assez raide : Esther (Carole Bouquet) lui rappelle la déontologie de sa profession, les limites à respecter par rapport aux patients. On sent entre eux une sorte de contentieux, peut-être lié au mari d’Esther dont elle porte le deuil.
L’évolution à laquelle on assiste de semaine en semaine est fort accélérée – un tel travail sur soi demande plus de temps, peu importe. En thérapie met en valeur et le rôle du thérapeute et la manière dont le patient s’engage, en parlant, pour accoucher voire surmonter ce qui le mine. Si vous avez aimé cette série, dont une deuxième saison est en préparation, ou pas, n’hésitez pas à échanger ici : les commentaires sont ouverts.
Je referme Dévotion (traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Nicolas Richard, 2018) avec un sentiment ambivalent : Patti Smith n’y atteint pas la grâce de ses textes précédents, mais j’aime ce qu’elle raconte ici de l’écriture. C’est son véritable sujet, montrer pourquoi et comment elle écrit. Le choix des photographies qui accompagnent ses textes le montre clairement : en frontispice, une photographie de manuscrit ; trois pages de sa main pour terminer (« Ecrit dans un train »).
Vidéo : « Patti Smith sous influence française » (Entrée libre, 21/12/2018)
Le préambule l’annonce : « L’inspiration est la quantité imprévue, la muse qui vous assaille au cœur de la nuit. La flèche vole et on n’est pas conscient d’avoir été touché, on ignore qu’une multitude de catalyseurs, étrangers les uns aux autres, nous ont clandestinement rejoint pour former un système à part, nous inoculant les vibrations d’un mal incurable – une imagination brûlante – à la fois impie et divin. »
« Esprit, mode d’emploi » s’ouvre sur la bande-annonce d’un film, Risttuules : La croisée des vents, « le requiem de Martti Helde pour les milliers d’Estoniens déportés en masse dans les fermes collectives de Sibérie au printemps 1941. » Ces images font naître une « ligne mentale » vers « une forêt de sapins, un étang et une petite cabane en bois ». Quelque chose d’autre en sortira.
Elle lit Accident nocturne de Modiano, emporté au café du coin le lendemain matin. Voilà le fil conducteur de Dévotion : un voyage en France où elle est invitée par son éditeur français, des « rencontres avec des journalistes pour parler écriture. » Dans sa valise, un livre sur Simone Weil et Un pedigree de Modiano.
A Saint-Germain-des-Prés, les souvenirs d’un voyage avec sa sœur en 1969 – elles avaient vingt ans – se mêlent à ses promenades, sur les traces des écrivains français, déjà. Sur l’écran, dans sa chambre d’hôtel, elle regarde du patinage artistique, soufflée par une patineuse russe de seize ans d’une concentration absolue – « Dans mon sommeil, le génie combine, régénère. […] J’escalade le flanc d’un volcan sculpté dans la glace, la chaleur émanant du puits de dévotion qu’est le cœur féminin. »
Visite chez Gallimard. Marches dans Paris. Voyage avec un ami à Sète, où ils cherchent la tombe de Valéry. Sur une tombe ancienne, elle remarque le mot français « DEVOUEMENT » que son ami lui traduit par « Dévotion » (sic). Vous l’avez compris, le mot du titre fait son chemin dans le récit.
Patti Smith passe d’une chose à l’autre, traversée par des émotions de lectures ou de choses vues. « Le plus souvent, l’alchimie qui produit un poème ou une œuvre de fiction est dissimulée dans l’œuvre elle-même, voire incrustée dans les stries enroulées de l’esprit. » Ainsi naît « Ashford », un poème sur la tombe de Simone Weil. Ensuite vient « Dévotion », l’histoire d’une jeune fille remarquée par un homme dans la rue, qui la suit dans le tramway puis à pied jusqu’à un étang gelé près d’un bois, où il la regarde chausser des patins à glace et évoluer avec un art surprenant.
Ainsi commence cette nouvelle, l’histoire d’Eugenia, qui a grandi là tout près avec sa tante Irina. Peu avant ses seize ans, celle-ci l’a laissée seule. Plus rien ne compte pour elle que l’art de patiner. Elle en parle dans son journal intime où elle reconstitue aussi son passé : fille d’un professeur d’université, elle est née dans une maison « avec un superbe jardin dont [sa] mère s’occupait avec une grande dévotion. »
Avant d’être expulsés de leur village, pressentant le danger, ses parents l’ont confiée à la belle Irina, la jeune sœur de sa mère, qui allait quitter le pays avec un homme « deux fois plus âgé et très riche ». Après la mort de celui-ci, Irina et Eugenia se sont installées dans une maison reçue en héritage, à la lisière de la forêt. Eugenia, à son tour, est aimée par un homme « transpercé » par sa grâce, qui lui offre des cadeaux puis l’emmène avec lui. Un conte d’amour et de mort.
« Un rêve n’est pas un rêve » reprend la question : « Pourquoi est-on poussé à écrire ? » Patti Smith raconte en huit pages son voyage à Lourmarin, à l’invitation de Catherine, la fille de Camus, qui lui offre l’hospitalité. Un très beau cadeau lui est fait là, qui mène à une réponse. Ces pages-là sont superbes.
Dans Diacritik (un entretien où tout est révélé, je vous le déconseille si vous envisagez de lire Dévotion), Patti Smith résume son livre ainsi : « C’est quelque chose que j’ai aussi appris du Jeu des perles de verre de Hermann Hesse, qui est un de mes livres préférés. C’est un jeu d’interconnexions avec des étapes, des pierres de gué qui peuvent être des notes de musique, des mots, des images qui se développent et étendent la conscience et la sensibilité des joueurs, sans recours aux drogues… J’adore ces connexions et c’est vraiment le sujet de Dévotion. »