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essai - Page 14

  • S'embrumer de mots

    Petit éloge des brumes offre tout ce qu’il faut pour s’embrumer de mots et d’images, de livres et de lieux ; on y retrouve la prédilection de Corinne Atlan pour la culture japonaise qui lui a inspiré le bel Automne à Kyoto. Dans son avant-propos, elle rappelle que le mot « brume » désigne d’abord en latin le jour le plus court de l’année, le solstice d’hiver, puis toute la saison hivernale, les brouillards de mer, enfin le brouillard léger : « seule la distance de visibilité sépare la brume du brouillard ».

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    © Antoine

    Voici les trois parties de ce petit essai délicieux, pour vous mettre en appétit : « Apprentissage des brouillards », « Nuées du souvenir », « L’archipel des brumes ». Corinne Atlan remonte aux sources personnelles de sa « préférence pour le vague », le rêve en regardant les nuages, pour le fluide, le flou, « les paysages à demi réels des contes ». C’est peut-être cela qui lui a fait choisir le métier de traductrice – bien qu’« à la recherche des correspondances les plus exactes possible entre une langue et une autre » – et son pays d’adoption, « où la brume, les phénomènes évanescents, l’ombre et les rêves sont rois, et où pourtant les trains partent et arrivent à l’heure. »

    Beaucoup de lectures, de films, d’œuvres d’art, participent à cette évocation des brumes, avec un moment clé dans sa jeunesse, durant les vacances d’été en Normandie : la première fois qu’elle assiste à une aube, après une nuit où un cauchemar l’a tenue éveillée – « Je faisais l’expérience pour la première fois de ce lien entre la beauté du monde et l’envie irrépressible d’aller vers l’horizon. »

    Dix ans d’enseignement du français au Népal font surgir de sa mémoire, « brouillard percé de soudaines trouées et de longs corridors aux parois impalpables », des impressions de Katmandou, de marches dans la forêt sacrée de Shivapuri, la lecture d’écrivains voyageurs, le goût de la langue japonaise, sans savoir encore qu’elle en ferait un métier.

    « L’archipel des brumes », c’est le Japon où elle vit une bonne partie de l’année. Corinne Atlan partage avec les Asiatiques « le culte des montagnes » : « Au Japon comme en Chine, l’écriture même associe la montagne à la recherche de la vérité dans les solitudes sauvages, faisant des vallées le lieu des occupations humaines ordinaires. » Nuages et brumes y sont omniprésents dans la poésie, la peinture, la langue même liant « l’errance, les forêts, les montagnes, la pluie, les brumes et les larmes ».

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    © Casey Yee, Mononoke forest, Yakushima island

    J’ai particulièrement aimé les pages sur l’île de Yakushima, « île-brume, île-pluie », sur sa forêt millénaire où « on perd très vite tout repère » : « les énormes branches moussues aux formes fantasmagoriques, les fumerolles qui montent de l’humus, ce vert quasi surnaturel des mousses quand la pluie s’interrompt et qu’un rayon de soleil perce les futaies sombres, nous incitant à poursuivre toujours plus loin. »

    Dans le train qui la ramène à Kyoto, elle lit Oreiller d’herbe [sic] de Sôseki, le roman « à la fois « le plus brumeux » et le plus éclairant » qu’elle connaisse, réflexion sur l’art et ode à la brume. S’ensuit l’évocation de différents paysages de grands peintres japonais, des encres sur papier qui illustrent de façon sublime ce voile brumeux propre au climat japonais. Haïkus, cinéma, tout l’art nippon en est imprégné.

    Petit éloge des brumes est un texte précieux de Corinne Atlan, un inédit publié dans la collection Folio 2€ – qui donc en a parlé récemment, que je puisse l’en remercier ? « Nous qui pensons être faits de matière solide sommes traversés depuis notre venue au monde par une multitude de paroles, lectures, images, rencontres, influences et expériences qui nous fondent. Nous sommes en réalité de la même pâte malléable que les nuages et les brumes. »

  • Bâtir

    Bonnard-L-amandier-en-fleurs.jpg« C’est pourquoi tout humain pourvu de quelque conscience et dignité devrait apprendre à bâtir sa solitude, à l’habiter avec agrément, et aussi à la défendre contre tous les niveleurs de citadelle et rongeurs de liberté. Cette solitude peut paraître dure, intransigeante. Certes, elle est haute, même élancée, mais elle n’a rien de désolé : c’est comme un amandier qui, même seul et en temps de guerre, persiste à fleurir ; c’est comme une nef partant sur l’océan ; c’est comme une flèche légère se perdant dans l’azur. »

    Jacqueline Kelen, L’Esprit de solitude

    Pierre Bonnard, L'amandier en fleurs, 1947, Paris, Musée d''Orsay

  • L'Esprit de solitude

    Jacqueline Kelen a conquis un large public, en 2001, avec L’Esprit de solitude – une nourriture saine par ces temps qui nous confinent. Il ne faut pas nécessairement vivre seul pour entrer dans la voie qu’elle défend. L’essai s’ouvre sur une déclaration : « La solitude est un cadeau royal que nous repoussons parce qu’en cet état nous nous découvrons infiniment libres et que la liberté est ce à quoi nous sommes le moins prêts. »

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    Jean van Eyck, Le mariage des époux Arnolfini (détail)

    Magnifique prologue sur la solitude qui fait « tenir debout, avancer, créer ». Solitaire, Jacqueline Kelen l’est, « pour honorer la précarité humaine et ne pas démériter de l’Esprit ». Contre la société entêtée « à vouloir nier ou combattre la solitude – ce fléau, ce malheur – afin d’entretenir l’illusion d’un partage total et transparent entre humains, d’une communication étendue à la planète entière, allant de pair avec une solidarité sans faille. »

    C’est confondre la solitude avec l’isolement, c’est parler trop peu « de cette conduite de vie solitaire qui favorise la réflexion et affermit l’indépendance, de cette solitude belle et courageuse, riche et rayonnante, que pratiquèrent tant de sages, d’artistes, de saints et de philosophes. » On peut choisir la solitude : « Lorsqu’on vit seul, ce n’est pas manque de chance ni absence d’amour : c’est que justement jamais on ne se sent seul, que chaque instant déborde de possibles floraisons. »

    Relire, je l’observe à chaque fois, c’est redécouvrir les vibrations de la première lecture, s’arrêter aux passages cochés, en souligner d’autres auxquels on est plus sensible à présent. L’Esprit de solitude ne considère pas les situations douloureuses de l’isolement social, c’est une défense de « la vraie solitude – celle qui est à la fois remplie et légère, celle qui ouvre, rend disponible et relie ». « Habitare secum », habiter avec soi, « c’est le commencement de tout ». Ce peut être une épreuve, « invitation à se connaître, à surmonter le difficile […], dégager les couches qui obscurcissent notre véritable Moi. »

    Pour éclairer ce chemin de solitude, l’essayiste recourt aux mythes, distingue le « je » de l’égo et du moi. Elle constate avec justesse que « personne ne nous apprend à être seul » et que la famille ou l’école laissent trop peu de place au silence où l’enfant peut faire face à lui-même. « Or le solitaire n’est pas celui qui n’aime pas les autres mais celui qui apprécie certains autres, celui qui en tout fait preuve d’élection et cultive les affinités. […] Il préfère toujours la rencontre particulière à la dilution dans une collectivité. »

    « Le pacte de Mélusine » est un très beau récit pour illustrer le besoin de solitude dans la vie de couple. La jeune fille gracieuse que Raymondin rencontre à la Fontaine de Soif est une fée, il l’ignore. Mais il l’épouse en acceptant les conditions de Mélusine : ne pas s’enquérir de ses origines, lui laisser la journée du samedi pour elle seule. Le respectera-t-il ? En couple, il est essentiel « de se réserver de grands moments de solitude ou un lieu à part, afin de regarder l’autre différemment et le monde aussi. »

    La solitude est un chemin où l’on avance avec les années, une quête que racontent de nombreux textes fondateurs : l’Epopée de Gilgamesh, l’Odyssée, des récits bibliques, des mythes à travers lesquels Jacqueline Kelen nous conduit sur la voie de l’intériorité : « c’est le silence de soi, c’est une attention au monde, une gratitude aussi. » Le solitaire ne demande pas aux autres de le rendre heureux ni ne les accuse de ses propres insuffisances. Commentant l’histoire de Perceval, elle écrit : « moi seul puis poser la juste question ; moi seul puis m’étonner, m’émerveiller, chercher le sens ; nul ne peut le faire à ma place. »

    Penseurs, artistes, ermites, écrivains… On rencontre beaucoup de beaux exemples et d’explorations personnelles de la vie solitaire dans L’Esprit de solitude, des hommes et des femmes. Solitude érudite et fertile de Jacqueline Kelen : elle a écrit plus de septante ouvrages depuis 1987. Le dernier s’intitule Histoire de celui qui dépensa tout et ne perdit rien, sur la parabole du fils prodigue. Si vous avez un de ses autres titres à me recommander, je serai heureuse d’en prendre note.

  • Gestuellement

    Detambel couverture.jpg« Les livres se sont donné pour tâche d’inventer d’autres images, des images toutes neuves celles-là, et vivantes de la vie du langage vivant. Quand on la découvre, cette image littéraire neuve, quand on la flaire, la lit, la sent ou la reçoit, aussitôt notre bonheur se manifeste gestuellement, comme si cette image était un cadeau d’amant ou de mère. Les mains se frottent, les genoux se décroisent, on change de position, les sourires naissent sur des visages de vrais goûteurs, les nez se froncent et enfin on respire. »

    Régine Detambel, Les livres prennent soin de nous. Pour une bibliothérapie créative

  • Thérapie par le livre

    Des livres qui soignent… Je n’ose en faire mon titre pendant cette période si difficile, où nous sommes encore plus reconnaissants et redevables envers les personnes qui assistent et accompagnent tous ceux qui ont besoin de soins en tous genres, et pourtant... Régine Detambel, dans Les livres prennent soin de nous, promeut « une bibliothérapie créative ».

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    © J. B.

    Cet essai de 150 pages, avec un enfant qui chevauche une baleine de lettres sur la couverture, n’est pas un éloge de la lecture en général, bien que l’essayiste ait toujours « rêvé d’écrire un livre sur les livres, sur leur pouvoir, sur leur mission, sur les modifications, psychiques, et même physiques, qu’ils entraînent ou provoquent en nous » (Avant-propos). S’appuyant sur son expérience de romancière et de soignante en milieu hospitalier, elle propose une formation à la bibliocréativité « à destination des bibliothécaires, libraires ou soignants ».

    « Par la magie de l’interprétation, l’ouvrage poétique dénoue les nœuds du langage, puis les nœuds de l’âme, qui s’opposaient à la vie et à la force créatrice. La bibliothérapie ainsi comprise doit permettre à chacun de sortir de l’enfermement, de la lassitude, pour se réinventer, vivre et renaître à chaque instant dans la dynamique d’un langage en mouvement. »

    Régine Detambel critique la psychologie anglo-saxonne qui privilégie en général des livres « faciles à comprendre », de la psychologie grand public ou des ouvrages « d’auto-traitement ». Elle est du côté des médecins français qui prescrivent « de vrais livres », ciblés en fonction de leurs patients, pour le « miroir que nous tendent les romans » en rendant plus attentifs à la vie ordinaire. Elle rend compte de leur pratique et des raisons pour lesquelles ils choisissent telle ou telle œuvre. « Partout où je suis allé, un poète était allé avant moi. » (Freud)

    A Kansas City (Missouri), les étudiants admis en médecine reçoivent « une anthologie de textes littéraires consacrés à la maladie, au soin, à la vie et à la mort » parce que la littérature leur en apprendra plus sur le soin que les livres de pathologie « où l’on n’apprend que la médecine ». La bibliothérapeute offre « des mots, des phrases, un lexique suffisamment riches pour aider à mettre en forme aussi bien les états d’échec que les manifestations biologiques (…), ces bouleversements du corps qui attendent des verbes et des formes dans lesquels couler un récit explicatif donc apaisant ».

    Conseils et recettes ne suffisent pas contre le chaos : « Il y faut de la métaphore pour pouvoir offrir au sujet une représentation verbale de ces fictions biologiques qui le submergent, car les grands problèmes humains ne sont accessibles que métaphoriquement. » Régine Detambel relit la fameuse lettre de Sido à sa fille au début de La naissance du jour de Colette et la compare avec la véritable lettre de sa mère – une magnifique illustration de ce que veut dire « réinventer », « créer ».

    Le chapitre intitulé « Lire : une sculpture de soi » explique comment « le texte littéraire travaille à la restauration du lien avec autrui ». Si les exercices du corps, une alimentation saine et appropriée, des tâches pratiques nous sont nécessaires, ce que la plupart des gens admettent, les méditations et les lectures jouent aussi un rôle essentiel. Lire fait du bien, ainsi que « recopier », c’est-à-dire « lire de tout son corps ». Lire à l’écran est « un bain tiède » qui prive le lecteur du contact avec le papier, la peau du livre, la qualité esthétique de l’impression.

    « Nous avons besoin du récit pour vivre. » Une page, un paragraphe, un seul mot parfois peut nous capter. « Cette force étrange, c’est la métaphore. Elle seule touche au corps. Sans elle, un texte est un morceau de bois mort. » L’essai sort des sentiers battus, aussi par la qualité de son style. Régine Detambel s’appuie sur de nombreux exemples, littéraires et thérapeutiques, sur des expériences personnelles ; elle cite en abondance et à bon escient, renvoie à une bibliographie très étoffée sur le sujet (six pages).

    Les livres prennent soin de nous fait envisager la lecture d’une nouvelle manière. J’ai aimé cet approfondissement de ce que cela nous fait de lire, dans l’esprit comme dans le corps. Que les livres prennent soin de vous, de nous.