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L'Œuvre de Vermeer

L’historien d’art Daniel Arasse (1944-2003) nous aide à mieux regarder la peinture : à l’observer de plus près (Le Détail), à s’intéresser à l’histoire d’un tableau (Histoires de peintures). L’Ambition de Vermeer est un essai passionnant qui s’ouvre sur « Le mystérieux Vermeer », un excellent article de 1921 (repris en appendice) où Jean Louis Vaudoyer s’enthousiasme pour la « succulence de la matière et de la couleur » dans les trois Vermeer exposés alors au Jeu de Paume. Proust s’y rend : on sait ce qu’il en adviendra dans La Recherche, où Bergotte meurt après avoir admiré « le petit pan de mur jaune » dans la Vue de Delft.

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Vermeer, La leçon de musique (détail repris sur la jaquette du livre), Londres, collection royale

"Dans ses trente-quatre tableaux, Vermeer n'a peint que cinq miroirs.
Quatre d'entre eux ne laissent voir aucun reflet ;
seul celui de La leçon de musique porte un reflet visible.
Comme on peut s'y attendre, ce qui s'y voit est riche de signification." (p. 66)

Daniel Arasse étudie les « effets de peinture » de Vermeer (1632-1675) sur les spectateurs modernes. Dire de ce peintre hollandais qu’il est minutieux et descriptif est réducteur et même faux : « Vermeer peint flou ». Dire comme Proust qu’il était quasi inconnu n’est pas juste non plus : il était connu des peintres de son temps, mais absent d’une importante Histoire de la peinture hollandaise publiée au début du XVIIIe siècle, du fait que celle-ci s’appuyait, en ce qui concerne les peintres de Delft, sur une étude ancienne (de 1667) qui ne présentait que les artistes déjà morts.

De toute façon, pour l’auteur, « Les véritables documents qui permettent d’analyser les tableaux de Vermeer sont ces tableaux eux-mêmes ». Vermeer peignait trois à quatre tableaux par an, qui entraient dans des collections privées. Son prestige social se limite de son vivant à Delft, ville de province où il est nommé syndic de la guilde de Saint Luc. Il ne cherche pas à multiplier les toiles, les variantes, il vit à l’écart du marché de l’art. Mort en 1674, « accablé de dettes » à cause de la guerre, il laisse onze enfants.

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Johannes Vermeer, La lettre d'amour, Amsterdam, Rijksmuseum

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Gabriel Metsu, Jeune femme lisant une lettre, Dublin, National Gallery

Il n’a peint aucun d’entre eux. La peinture de Vermeer est sans rapports avec sa vie, elle est, explique Arasse, l’expression d’un besoin individuel de combiner, moduler et varier la disposition d’un nombre limité d’éléments. « Son Ambition n’est ni commerciale ni sociale, elle se joue dans la peinture même, une ambition proprement artistique au sens où c’est l’art même de la peinture qui est l’objet de la visée du peintre. » Né dans une famille calviniste, Vermeer s’est converti au catholicisme pour épouser Catharina Bolnes en 1652. Ils ont vécu dans un quartier catholique de Delft.

Les scènes d’intérieur sont courantes dans la peinture hollandaise. Vingt-cinq des trente-quatre peintures de Vermeer (plus une si l’on inclut Jeune femme au chapeau rouge dont l’attribution est contestée, Arasse y consacre un appendice) sont des scènes d’intérieur. L’essayiste y ajoute un corpus secondaire de dix-huit « tableaux-dans-le-tableau », dont des copies d’œuvres appartenant à la belle-mère de Vermeer. La pratique des « tableaux-dans-le-tableau » est répandue alors, mais la subtilité avec laquelle le peintre les insère dans ses compositions mérite d’être étudiée.

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Vermeer, L'art de la peinture, Vienne, Kunsthistorisches Museum

Le tableau-dans-le-tableau est « appel de sens » et Vermeer veille à la polysémie, à l’indécision du sens, en évitant de le rendre trop lisible. Arasse compare La lettre d’amour de Vermeer et Jeune femme lisant une lettre de Gabriel Metsu : celui-ci « narrativise » la scène, Vermeer en « suspend » le déroulement. Tous les éléments entrent en jeu, par exemple la présence ou non du chien, l’abandon du dé à coudre chez Metsu, la lettre encore scellée chez Vermeer. L’analyse est passionnante, facilitée par le recours aux illustrations au milieu du livre (N/B) et à quelques planches au début (en couleurs, avec des détails en gros plan).

La peinture est pour Vermeer « cosa mentale ». Daniel Arasse en fait la brillante démonstration à travers l’étude en profondeur d’un de ses deux plus grands tableaux, L'art de la peinture (120 x 100 cm), conservé chez le peintre jusqu’à sa mort et même après. Une jeune femme y sert de modèle pour Clio, la muse de l’histoire, devant une carte géographique des dix-sept provinces des Pays-Bas, Nord et Sud, avant leur séparation. Sur la bordure supérieure de la carte, on peut lire « Nova … Descriptio ». Le peintre se montre de dos, son visage est invisible.

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Vermeer, La Dentellière, Paris, Musée du Louvre

Le spectateur est souvent en légère contre-plongée par rapport aux figures du tableau, ce qui produit un effet de rapprochement et le fait entrer dans la « clôture d’un espace privé ». La présence d’objets au premier plan renforce encore le caractère intime de ce qui est montré à l’arrière. La Dentellière, la plus petite toile de Vermeer (24 x 21 cm), illustre non seulement la manière dont le peintre veille au flou – pas de ligne apparente pour le contour – mais aussi les « gouttes de couleur » pour mettre de la lumière sur les textures.

A l’opposé des effets de clair-obscur chez Rembrandt, Vermeer peint une lumière qui relie le visible et l’invisible. Il « invite celui qui regarde à partager l’inaccessible intimité de ses tableaux, au prix d’une énigmatique expérience : la présence d’un tableau de peinture. »

Commentaires

  • je suis une fan de Vermeer ET de D Arasse aussi cet essai est dans ma biblio au rayon Art !
    Cet homme a le don de rendre clair les choses, d'attirer notre attention, d'élargir notre point de vue ce n'est que du plaisir
    j'ai un superbe livre de lui sur Léonard de Vinci seul problème sa taille et son poids que le rendent illisible dans un fauteuil :-(((

  • Oui, il nous fait regarder des choses auxquelles nous n'avons pas encore prêté attention et ses analyses sont rigoureuses, c'est formidable.

  • Tout à fait. L'lllustration de "La Dentellière" n'est pas assez bonne ici pour voir ces fils bien droits entre ses mains, mais tout de même assez pour observer la manière dont il rend l'écheveau de fils rouges posés à côté d'elle, par exemple.

  • Un homme, Arasse, qui avait le génie de l'analyse ET celui de la transmission au plus grand nombre ! J'ai adoré ses analyses de Vermeer.

  • Aussi ai-je bien l'intention de le lire plus avant.

  • Ton billet donne grande envie de poursuivre, Arasse déjà rencontré dans plusieurs blogs sans l'avoir jamais lu...Merci beaucoup.
    Si cela t'intéresse, une conférence sur Vermeer par le conservateur du musée de Louvre. https://www.youtube.com/watch?v=FHEwVxCbslI

  • Merci pour le lien vers cette conférence, Colo.

  • En ces temps de non déplacement, on peut se rabattre sur ces livres intelligents!

  • Exactement, Keisha, ne nous en privons pas.

  • "Mieux regarder la peinture", oui, cela s'apprend; tu le sais, je vis avec un peintre et j'éduque sans cesse mon regard, il aiguise mon esprit, mon attention; il n'est jamais trop tard!!
    Bref, ceci est formidable: merci; jamais on ne dit assez merci. Chez toi- c'est souvent!

  • Tu vis au plus près de la création, formidable. Un ami peintre m'accueillait volontiers dans son atelier et j'y ai beaucoup appris, beaucoup écouté, regardé. Merci pour tes mercis, Anne.

  • Merci pour cet article qui me permet de noter le nom de Daniel Arasse et nous offre cette promenade parmi les toiles de Vermeer. J'ai eu la chance de revoir il y a peu au Louvre La Dentellière, quelle délicatesse. Alors que les musées sont fermés, ce type d'articles fait du bien.

  • Bonsoir, Marilyne. Quand j'allais montrer cette toile à mes élèves de rhétorique, au Louvre, elles étaient étonnées de son petit format. Elles avaient fort envie de voir cette peinture dont nous avions parlé l'année précédente, autour de la lecture de "La dentellière" de Pascal Lainé.
    Comme lors du premier confinement, je me tourne vers les livres d'art et les catalogues, en attendant de retourner aux expositions.

  • Avec plaisir, Anne. Ne nous privons jamais du beau.

  • Merci Tania pour cet article riche et passionnant ! Je n'avais jamais remarqué que Vermeer n'avait pas peint ses enfants. Tu expliques bien, par les mots d'Arasse, pourquoi.
    Belle fin de journée Tania et bises.

  • Je n'y avais même pas pensé, ne connaissant pas grand-chose de sa vie privée. Nouvelle journée lumineuse ici, de la lumière chez toi aussi, j'espère.

  • Merci Tania pour cet article. L'historien de l'art britannique Andrew Graham-Dixon est en train d'écrire un livre sur Vermeer. Il contiendra de nouvelles recherches sur l'artiste, sa famille et son riche mécène. Il a également réalisé un documentaire sur Vermeer que vous pouvez regarder sur youtube.com Voici le premier des quatre liens: https://www.youtube.com/watch?v=7-xGKQVrBdA

  • Merci pour l'annonce et le lien, Jane. J'ai retrouvé votre billet sur la "Jeune femme au chapeau rouge" : https://thebluelantern.blogspot.com/2017/12/luminance_25.html

  • Je ne connais pas si bien que ça Vermeer, à part bien sûr ses tableaux les plus célèbres. Il me semble que j'ai un texte de Daniel Arasse chez moi, mais je ne sais plus lequel. Je vais partir à sa recherche.

  • Même si Vermeer a peint assez peu de toiles, nous connaissons surtout les plus célèbres, souvent reproduites ou citées. Je ne connaissais pas du tout ses premières oeuvres comme "Diane et les nymphes", par exemple. Bonnes recherches dans ta bibliothèque.

  • Les tableaux de Vermeer sont extraordinaires, son sens des détails dans de si petits formats est tout à fait génial, c'est un artiste unique !
    Ses tableaux sont une invitation à entrer dans une vie intérieure, il cherche à en montrer la magnifique lumière. Merci Tania pour ce beau billet. Bises. brigitte

  • Extraordinaire et unique, nous sommes d'accord, Brigitte. Bon week-end, bises.

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