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communisme - Page 2

  • Libre Oulitskaïa

    Chercher Ludmila Oulitskaïa sur ce blog, ne pas l’y trouver, sentir le temps qui passe : aucun roman, juste une citation ! Ni Les pauvres parents, ni Sonietchka, qui l’a révélée en France, ni Sincèrement vôtre, Chourik, qui m’avait tant fait rire. Le chapiteau vert (Zeliony Chatior, 2010, traduit du russe par Sophie Benech, 2014) nous embarque pour près de cinq cents pages dans l’histoire de trois amis d’école : Ilya, Sania et Micha. Le roman s’ouvre sur la mort de Staline (1953) et se ferme sur celle du poète Brodsky (1996). 

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    « Un attachement aussi solide entre des êtres ne peut naître que dans l’adolescence. Le crochet s’enfonce alors en plein cœur, et le fil qui unit des gens liés par une amitié d’enfance dure toute la vie, sans jamais se rompre. » Cela se vérifie pour le trio qui se tient à l’écart des meneurs à l’école primaire, deux brutes. Micha, « le rouquin classique », est un orphelin juif recueilli par sa tante Guénia après la mort de son père à la guerre, il porte des lunettes – une cible idéale. Sania a plus de chance, il a toujours de l’argent pour acheter une glace, sa mère (radiologue) et sa grand-mère (prof de russe) encouragent son rêve de devenir pianiste malgré ses petites mains. Ilya, lui, veut gagner de l’argent pour s’acheter un appareil photo.

     

    Anna Alexandrovna, la grand-mère de Sania Steklov, les emmène dans les musées pendant les vacances d’hiver – « un choc pour Micha, qui était constitué par nature pour moitié de curiosité, de passion et de soif de connaissances scientifiques et autres, et pour moitié d’une ferveur créatrice indéterminée ». Ilya aussi est impressionné, plus que Sania, « familier des lieux ». Micha tombe amoureux de la vieille dame pour la vie et elle le lui rend bien, pressentant en lui un poète.

     

    Le jour de la rentrée, Sania s’interpose lors d’une bagarre pour protéger Micha et se fait méchamment couper à la main – un drame mais aussi un soulagement : il n’a plus à prouver ses capacités pianistiques, il peut passer des journées entières à écouter de la musique, pur plaisir. Sa grand-mère donne des leçons d’allemand à Micha, et un manuel d’anglais. Grâce à l’appareil-photo d’avant-guerre que lui offre son père, Ilya commence sa collection « d’instants de vie ».

     

    L’arrivée d’un nouveau professeur de littérature, Victor Iouliévitch Schengueli, surnommé « La Main » à cause de la moitié de son bras droit perdue à la guerre, va changer leur vie. Courtois et caustique, il récite des vers au début de chaque cours. Micha est fasciné, « presque le seul à avaler la poésie comme une cuillerée de confiture ». Bientôt ils forment le club des Amateurs de Lettres Russes, les Lurs, et suivent leur prof en promenade dans Moscou où il leur parle de Pouchkine, leur montre les endroits où ont vécu les écrivains ou leurs personnages. Apprendre à penser et à sentir aux gamins de treize ans est sa seule passion ; la guerre est à ses yeux « la chose la plus infâme ».

     

    Le jour de l’enterrement de Staline, Ilya se glisse partout pour photographier les rues bloquées par la foule, « un fleuve noir » où il risque de se faire étouffer – il y aura au moins 1500 personnes écrasées. Recueilli chez les Steklov, où Anna Alexandrovna le lave et le soigne, il donne à Sania l’occasion troublante de voir son corps nu et vigoureux.

     

    Passionnés par leurs vagabondages littéraires avec Victor, les garçons prennent conscience de ce qui compte le plus pour eux : pour Sania, la musique ; pour Micha, la littérature, « la seule chose qui aide l’homme à survivre » ; pour Ilya, la documentation photographique de son temps. Leur professeur voudrait écrire sur l’enfance et l’adolescence, temps de métamorphose – montrer comment se fait le passage vers une vraie vie adulte, « dotée de sens moral ».

     

    Quand la mixité amène des filles à l’école, l’une d’elles, Katia, tombe amoureuse de lui. « Quand vous aurez fini vos études » lui répond-il, sans savoir qu’il va l’épouser, après qu’elle lui a prêté le manuscrit du Docteur Jivago qu’elle tient de sa grand-mère, amie de Pasternak – « magnifique post-scriptum à la littérature russe ». Ils se marient, Katia est enceinte, et leur vie paisible avec la petite Xénia contraste avec l’évolution aberrante de leur pays. Le rapport de Kroutchtev dénonçant le culte de Staline circule en samizdat, la dissidence s’organise. La rumeur annonce le licenciement de Victor pour conduite immorale, il démissionne avant.

     

    Micha voulait s’inscrire en Lettres, mais les Juifs n’y étant pas admis, il opte pour l’Institut pédagogique. Ilya s’inscrit à l’Institut des techniques du cinéma à Leningrad, Sania en Langues étrangères. Au Festival de Moscou, ils font la connaissance de Pierre Zand, un Belge d’origine russe en reportage pour un journal de la jeunesse, il considère le communisme comme du fascisme. Ainsi commence leur « relation criminelle avec un ressortissant étranger », en plein triomphe de « l’amitié entre les peuples ».

     

    Au chapitre « Le chapiteau vert » entre en scène Olga qui « plaisait autant aux hommes et aux femmes qu’aux chiens et aux chats ». Fille d’un général et d’une écrivaine, étudiante en Lettres, elle se marie trop tôt avec un étudiant dont elle a un fils, Kostia. Mais elle se fait renvoyer pour avoir défendu un professeur accusé d’antisoviétisme. Son mari repart chez sa mère, ils divorcent. Son père retraité accepte qu’elle s’installe près de lui à la datcha avec son fils et qu’elle y reçoive Ilya Brianski, son nouvel ami qui a quitté son épouse et leur enfant handicapé mental. Il a laissé ses études pour la dissidence et gagne sa vie avec le samizdat. Olga tape des textes de Mandelstam, Brodsky… Ilya les fait relier et circuler. Traduction, petits boulots, officiellement « secrétaires », ils se débrouillent pour vivre, comme la plupart.

     

    Alors qu’ils reparaîtront dans les chapitres suivants, les destinées d’Ilya et d’Olga sont déjà racontées ici jusqu’à leur fin (il émigrera, elle tombera malade). A son amie Tamara, Olga raconte son rêve merveilleux : dans la queue pour entrer sous le chapiteau, elle reconnaît dans la queue plein de visages familiers, des vivants et des morts ensemble, et Ilya qui lui fait signe. Le roman jusqu’alors chronologique passe à une forme plus éclatée avec des retours en arrière, des digressions : on apprend que le général avait une maîtresse cachée, aux funérailles de la mère d’Olga, choses dont elle ne lui avait jamais parlé.

     

    Voici Sania étudiant en musicologie, Micha en professeur pour enfants sourds-muets, Olga entre Tamara, sa meilleure amie, et Galia, ancienne camarades de classe dont le mariage avec un agent du KGB chargé de surveiller Ilya va leur être fatal. Interrogé, harcelé, arrêté, Ilya va-t-il finir par jouer un double jeu pour s’en sortir ?  D’autres personnages attachants apparaissent, comme cette famille de Tatars chassée de Crimée et soutenue par Sakharov.

     

    Biologiste devenue romancière (privée de sa chaire de génétique pour avoir prêté sa machine à écrire à des auteurs de samizdat), Oulitskaïa, née en 1943, défend ici l’honneur des dissidents de l’ère soviétique. Dans la Russie de Poutine, ceux-ci, dit-elle, sont présentés comme des démons : « Les dirigeants actuels font tout leur possible pour rétablir les fondements idéologiques du pouvoir soviétique et discréditer la dissidence. » (Le Monde)

     

    Le chapiteau vert, fresque de la vie en URSS dans la seconde moitié du XXe siècle, montre courage et lâcheté, idéaux et difficultés quotidiennes, à travers des amitiés indestructibles. Un hommage à la liberté de pensée.

  • Montrer la voie

    Gürsel affiche nazim hikmet.jpg« Le vingtième siècle attendait beaucoup des écrivains, des poètes, des penseurs qui vibraient à l’unisson. Ils devaient écrire des livres, entonner des chants, montrer la voie, éclairer le peuple et, revêtus de l’habit d’« ingénieurs des esprits », fonder un nouvel ordre mondial. Jusque-là, les penseurs s’étaient contentés d’interpréter le monde, désormais ils avaient pour mission de le changer. Ils devaient sauver tout d’abord le pays, puis l’humanité tout entière. Et moi, presque cent ans plus tard, bien incapable de sauver l’humanité, je ne pouvais même pas me sauver moi-même. J’étais là pour un poète. En fait, j’essayais de rassembler les morceaux épars d’une vie. C’était comme reconstituer un puzzle. » 

    Nedim Gürsel, L’Ange rouge            Photo © Mademoiselle Istanbul

  • Ange rouge ou diable

    « A Nâzim Hikmet, annonciateur de « beaux jours » qui ne sont jamais venus » : la dédicace de Nedim Gürsel donne le thème de L’ange rouge (Şeytan, Melek ve Komünist, 2011, traduit du turc par Jean Descat). Traduction littérale : Diable, Ange et Communiste. « Dans ce roman, hormis Nâzim Hikmet et les personnages historiques, tout est fiction », précise l’auteur, né en Turquie en 1951. Il vit et enseigne à Paris. 

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    C’est à Berlin que se retrouvent les protagonistes : le premier narrateur est un biographe de Nâzim Hikmet (1902-1963), attiré là par un coup de téléphone anonyme. On lui a promis « d’importants documents concernant Nâzim Hikmet et le parti communiste turc ». Les souvenirs d’un précédent séjour à Berlin, avant la Chute du Mur, pour recueillir des informations sur le poète en exil, et ses vers quil garde en tête, viennent se superposer au nouveau visage de la ville réunifiée. « Il était dit que les faits se dérouleraient à l’ombre du poète. »

    A l’époque, il séjournait à la Maison des Ecrivains, sur les bords du lac de Wannsee. En se promenant, il avait découvert la tombe de Heinrich von Kleist et de sa maîtresse, Henriette Vogel. Mais ni les beautés de la nature ni le goût de l’art n’avaient empêché les nazis de préparer « la solution finale ». « Si vous êtes à Berlin, vous aurez beau faire, même si vous allez vous cacher dans un lieu de villégiature éloigné du centre de la ville, le souvenir de la violence ne vous quittera pas. » Même en compagnie d’Ipek, chanteuse de cabaret, sa maîtresse d’alors.

    Après quelques rendez-vous manqués, mais où il a été observé de loin, le biographe rencontre enfin son correspondant, un homme moustachu, qui refuse de donner son nom : « Vous n’avez qu’à dire le Communiste. Vous pouvez même ajouter le Traître. Ou bien l’Ange. Oui, c’est ça. Appelez-moi l’Ange. » 

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    C’est ainsi que le biographe entre en possession des notes que l’homme a prises, « pendant des années, pour le compte de la Stasi », sur Nâzim Hikmet qu’il accompagnait partout. Il ne veut rien en échange. Tout ce qu’il demande, c’est que son rapport soit publié tel quel, « sans rien ajouter ni retrancher ». Intitulée « Le poète et le diable », la deuxième partie reproduit ce rapport qui commence par l’annonce, en 1951, de la fuite de Nâzim Hikmet hors de Turquie. L’Ange, qui signe toujours du nom de « Diable », l’avait appris en écoutant Radio Bucarest, à l’époque où il était employé au service des émissions en langue turque de Radio Moscou.

    L’Ange rouge, Prix Méditerranée Etranger 2013, est donc un roman où s’entrecroisent le passé et le présent, les péripéties du communisme et la vie de Nâzim Hikmet. C’est ensuite Ali Albayrak qui raconte, « vieux fusil » homosexuel qui reste à Berlin pour vendre l’appartement de sa belle-sœur avant de rentrer à Istanbul, et qui aurait tant aimé être le fils de Nâzim Hikmet qu’il appelle « Şair baba » (papa poète). 

    « L'itinéraire de Nâzim Hikmet est emblématique de l’engagement communiste de cette génération » a déclaré l’auteur dans un entretien. En plus d’être un grand poète turc, il symbolise cette foi révolutionnaire qui a saisi tant d’hommes séduits par le communisme, et sa vie – la poésie, la révolution et les femmes – est éminemment romanesque. Nedim Gürsel a vécu comme lui la censure et l’exil. (Le poète n’a été réhabilité en Turquie qu’en 2009, 25 ans après sa mort) « Je ne partage ni l’engagement politique, ni l’optimisme de Hikmet, en ce qui concerne « les lendemains qui chantent ». Mais je partage, autant que je peux, c’est-à-dire rétroactivement, ses malheurs, et sa nostalgie de la Turquie. »

  • A autre chose

    « Comme si c’était un miracle que je puisse connaître ça par cœur, qu’une femme puisse s’intéresser à autre chose qu’à des liserons dans une haie, ou au sexe des messieurs, cet ambassadeur est peut-être intelligent, mais il se croit obligé de faire le coq parce que j’ai une robe légère et que je suis mariée, qu’eût valu une vie pour laquelle il n’eût pas accepté de mourir ? et Philippe qui ne se doutait pas que je connaissais le roman, il croit qu’il suffit de m’aimer, de m’épouser, et de me regarder comme un furieux parce que ce soir je n’ai pas
    mis de jupon, un mari moderne, j’en ai fait le tour,
    mort saturée de ce chevrotement fraternel, assemblée de vaincus où des multitudes reconnaissent leurs martyrs, ce monsieur Goffard a du culot, aucun respect pour son auteur, il lui vole le rôle, Malraux est beaucoup plus attentif aux gens que je ne l’imaginais, de l’allure, pas de tics, il joue beaucoup ce qu’il dit, sans prudence, légende sanglante dont se font les légendes dorées. »

    Hédi Kaddour, Waltenberg (chapitre 7)

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  • Le roman du siècle

    « Un homme rêve de retrouver une femme qu’il a aimée. Un maître espion cherche à recruter une taupe. Leurs chemins se croisent. Cela s’est passé au
    XXe siècle. »
    Ces quatre phrases au dos du roman d’Hédi Kaddour, Waltenberg (2005) respectent les conseils qu’y donne Kappler, le spécialiste de la phrase « mille-pattes », à son ami Lilstein pour les notes à rédiger dans l’action : « Apprenez, jeune Listein, parlez en dernier, dix mots par phrase, pas plus, et quelques phrases seulement. » C’est au chapitre trois, précédé comme les autres par quelques phrases d’annonce plus explicites, les personnages y sont nommés. Hans Kappler, écrivain allemand ; Lena Hotspur, cantatrice dont le nom changera ; Max Goffard, journaliste français ; Michaël Lilstein, espion allemand ; Henri de Vèze, ambassadeur de France – les pièces maîtresses de ce jeu d’échecs qui dure de 1914 à 1991, raconté dans le désordre en quatorze chapitres, sept cents pages étourdissantes.

     

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    L’amitié entre Hans et Max débute en 1914, après la charge de la cavalerie française à Monfaubert, « à l’assaut des rêves allemands ». Hans y voit mourir un compagnon, Max y caresse la tête d’un cheval qu’il a pris par la bride. Tous deux étaient partis au front « pour défendre la civilisation et la culture » contre la barbarie. Après la guerre, Kappler n’a plus envie que d’écrire huit heures par jour à Rosmar – il a abandonné son poste d’ingénieur aux chantiers navals – pour écrire « le roman d’une famille, un roman total, avec le retour du monde dans le roman ». Il lui faut retrouver Lena avec qui, depuis février 1913, il faisait une fois par semaine le voyage de Waltenberg pour sa leçon de chant. L’hôtel Waldhaus, « une folie Belle Epoque, entre château bavarois et rêve démesuré de chalet », au cœur des Alpes suisses, avance son aile nord de vingt mètres sur le vide d’un précipice, Hans refuse d’occuper une chambre de ce côté.

     

    En 1956, Lilstein, quarante-deux ans, est à Waltenberg pour deux rendez-vous importants : il cherche à dissuader Kappler de rentrer en RDA, ce qui n’est pas gagné ; il propose à un jeune Français, Max Goffard, en plein doute à propos du communisme, après Budapest, de travailler pour lui, d’échanger des informations. Lilstein l’incite à dénoncer le communisme publiquement, ce qui lui procurera une excellente couverture, et ainsi à préserver ses deux âmes : « l’âme désenchantée reste au service de l’âme rêveuse et l’aide à ne pas trop trahir ses rêves ».
    Lilstein a été la victime et des nazis et de Staline, il n’a jamais cédé sous la torture. Au Waldhaus, ce « communiste grinçant mais un vrai communiste » multiplie les digressions, détaille pour Max les délices de la Linzer Torte et lui confie des fragments de sa vie d’internationaliste. Sa propre mère, à qui le parti avait offert un joli deux-pièces à Moscou, y est morte d’une pneumonie, son médecin ayant reçu d’en haut l’ordre de ne pas lui donner de pénicilline – « et un jour vous découvrez que le cher parti a fait du pire avec votre meilleur ». 1956, « L’enfance d’une taupe ».

     

    La rumeur d’une taupe au sommet court à Paris en 1978. Max est à présent le secrétaire général du Forum annuel de Waltenberg, où ses rendez-vous avec Lilstein se tiennent désormais dans son appartement « conspiratif ». Ils fêtent le vingt-deuxième anniversaire de leur première rencontre en savourant une Linzer torte. A Moscou, de Vèze, cinquante-cinq ans, a rendez-vous avec Vassilissa, une mathématicienne, la nièce d’un maréchal membre du Comité central, donc on les laisse tranquilles. C’est lors d’un bal à l’ambassade de Grande-Bretagne que le maréchal lui a demandé de faire danser sa nièce et aussi de lui dire du mal des Occidentaux. La découverte d’un traître dans ses services va bientôt mettre de Vèze sur la touche.

     

    Lilstein avait dit à Max : « Morale de l’histoire, pour aller vite, jeune Français, lisez Gogol, comptez avec l’imprévisible, n’appliquez jamais aucune règle de façon trop stricte… » Au dîner de l’ambassade de France à Singapour, en 1965, Max joue le baron Clappique en présence de Malraux et le provoque : « cyanure et caramel, l’envers et l’endroit ». Au cours de cette conversation, où chacun tente d’impressionner l’autre, Max croit avoir trouvé la formule gagnante : « La Condition humaine, c’est la locomotive et le perroquet ! » ; la jeune femme à leur table le reprend : « la locomotive et le kangourou » – Max est bluffé, Malraux ravi. Mais quand Max-Clappique évoque les « lolitas de Mao », l’écrivain change d’humeur ; « près d’un demi-siècle d’amitié et ils sont en train de rompre ». L’ambassadeur est choqué, « on ne parle pas comme ça à Malraux ». La conversation repart :
    « Il faut des années à un écrivain pour écrire avec le son de sa propre voix, traverser la voix des autres… »

    Hédi Kaddour ramène donc le monde dans son roman, des intrigues politiques, des guerres, des manœuvres secrètes, et beaucoup d’idées, de réflexions sur la littérature et le style, de musique. Dans ce roman total que veut être Waltenberg (qui réussit à l’être), les femmes ont une place qui n’est pas limitée aux sentiments. On y décrit des tableaux, des porcelaines, on y skie, on y chante, on y perd sa chaussure en voulant caresser un pied sous la table, on y traverse une chaise peinte avec la jambe en grimpant dans un lit. On s’y connaît en vins, en musique, on y lit de grands textes. La belle Lena continue à faire rêver, même après sa mort. Certains personnages disent « je », à d’autres on dit « vous », de vrais ou faux monologues, le récit explose en facettes et en échos. Au bout du compte, le lecteur envoûté se demande s’il a bien
    tout vu, tout entendu, tout compris – il faudrait relire. Et aussi ce chef-d’œuvre de la littérature allemande, auquel on a pensé en le lisant : La montagne magique.