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  • Je ne sais pas

    Schlink_Die-Enkelin.jpg« Kaspar sentait comme Sugrun était fière de répondre à chacune de ses questions, de parer chaque objection. Il était fatigué. Cette fille qui s’échauffait, son ignorance, sa prétention hors d’atteinte et son propre désarroi dans ce dialogue l’avaient fatigué. Que lui dire, comment l’atteindre ?
    « Il y a des choses pour lesquelles tu es forcée de te fier à d’autres. Quand tu es malade, le médecin en sait plus que toi, et quand la voiture tombe en panne, le mécanicien. Mais ne te fie pas aux autres quand tu peux toi-même accéder aux faits. Rencontre des étrangers, des musulmans et des Juifs, avant de porter un jugement sur eux. Du reste, tu en connais déjà un.
    – Un Juif ?
    – Ton professeur de piano vient d’Egypte. Ses parents étaient monarchistes et se sont enfuis avec lui lorsque le roi a été détrôné. » Kaspar eut un petit rire. « Peut-être est-il musulman, je ne lui ai pas posé la question. Tu peux l’interroger, et si c’est oui et qu’il va à la mosquée, tu pourrais lui demander une fois de t’y emmener.
    – Tu veux dire à la mosquée ?
    – Pourquoi pas ?
    – Je ne sais pas. »
    Elle dit cela en hésitant, comme si tout d’un coup il y avait beaucoup de choses qu’elle ne savait pas […] »

    Bernhard Schlink, La petite-fille

  • Sa place dans la vie

    Avec La petite-fille, son dernier roman, Bernhard Schlink confirme l’attention particulière qu’il porte aux personnages féminins (Le Liseur, Olga). L’histoire est racontée du point de vue de Kaspar, un libraire. Rentré chez lui à pied, comme d’habitude en traversant le parc, il se réjouit comme chaque fois de monter le large escalier de son immeuble art nouveau et d’ouvrir à l’étage noble la porte « au vitrail de fleurs multicolores ».

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    Il s’attend au désordre de Birgit, sa femme qui boit trop et qu’il trouve souvent dans leur lit, mais cette fois elle n’y est pas, ni dans la chambre de bonne, son endroit pour écrire. Il la trouve dans la baignoire, sous l’eau, morte, les yeux fermés. Et la boîte de valium vide dans la poubelle. Dépressive depuis des années, ce qu’elle niait – « Il y avait des gens mélancoliques, il y en avait toujours eu, c’était son cas » –, elle n’était pas à l’aise dans les soirées où les sujets sérieux étaient traités avec une « légèreté superficielle ».

    « Ce n’est que tardivement, après la réunification, lorsqu’il connut de plus près des libraires de Berlin-Est et du Brandebourg, qu’il comprit que Birgit était une enfant de la RDA, du monde prolétaire qui, avec une ferveur prussienne et socialiste, voulait devenir bourgeois et prenait culture et politique au sérieux, comme la bourgeoisie l’avait fait jadis et l’avait oublié depuis. »

    Pendant des semaines, Kaspar souffre trop pour toucher à quoi que ce soit. Un jour, un éditeur lui écrit pour se renseigner sur le manuscrit d’un roman, achevé ou non, qui « traitait de la vie comme d’une fuite » et aussi des poèmes que Birgit lui avait montrés dans un cahier en cuir, quand ils s’étaient rencontrés à un stage de yoga. Kaspar n’en connaît pas l’existence et se met à fouiller dans les papiers gardés par Birgit. La plupart concernent la RDA.

    Birgit et lui avaient fait connaissance en 1964, durant un stage de Kaspar à Berlin. Voulant connaître l’Allemagne tout entière, Kaspar s’était inscrit à la Freie Universität de Berlin-Est et promené à l’Est pendant une rencontre de la jeunesse allemande. Sur une place où cela discutait fort, il avait remarqué une jeune fille en chemise bleue, « vive, rayonnante » – un coup de foudre. Il lui avait proposé d’émigrer en RDA pour rester avec elle, mais Birgit avait choisi l’inverse : sortir de RDA pour vivre avec lui. Le 16 janvier 1965, elle avait atterri à Tempelhof et leur vie commune avait commencé.

    Ne trouvant pas de manuscrit, Kaspar cherche dans l’ordinateur de sa femme et découvre un long texte intitulé « Un Dieu sévère » qui commence ainsi : « Que serais-je devenue si j’étais restée ? Si je n’avais pas rencontré Kaspar […] ? » Birgit y parle de ses parents, de son enfance dans un « pays nouveau », de ses rêves de jeune fille, de son amour pour Leo dont elle a eu une fille. Leo Weise (directeur puis premier secrétaire au Parti socialiste) voulait la prendre chez lui, sa femme en serait heureuse, mais Birgit avait préféré confier le bébé à son amie Paula pour qu’elle le dépose sur le seuil d’un hôpital ou d’un presbytère. A présent que sa fille avait grandi, Birgit souhaitait la retrouver, lui expliquer. Jamais elle n’a eu le courage d’en parler à Kaspar.

    Bouleversé, l’homme qui a toujours respecté la part secrète de sa femme, décide de continuer ses recherches. Ce n’est qu’au milieu du roman qu’il rencontre Svenja, la fille de Birgit, mariée avec Björn Renger, et leur fille Sugrun. Chez eux, Kaspar reconnaît au mur une photo de Rudolf Hess et un texte nationaliste – ce sont des fermiers « völkisch », obsédés par l’identité et les racines du peuple allemand. La seule chose qui intéresse Björn, c’est l’héritage éventuel. Une fois connue la part qui leur reviendra, à des conditions inventées par Kaspar, celui-ci obtient que sa petite-fille par alliance puisse venir chez lui pendant les vacances.

    Aménager le bureau de Birgit en chambre pour Sugrun, prévoir des activités et des livres qui lui plairaient (elle aime lire), ce n’est pas le plus difficile. Ses parents attendent de Kaspar qu’il préserve « l’âme allemande » de leur fille élevée dans les idées d’extrême-droite et méfiante. A soixante et onze ans, Kaspar est heureux de faire plus ample connaissance avec sa petite-fille de quatorze ans qui a l’air de savoir ce qu’elle veut et se montre très débrouillarde.

    En découvrant le piano de Birgit, Sugrun est fascinée. Elle aime la musique allemande et ne résiste pas quand Kaspar lui propose de prendre des leçons de piano avec un ami – il pourrait lui envoyer un clavier électrique pour continuer à s’exercer chez elle. Le soir, quand Sugrun monte se coucher, il met de la musique qu’elle peut écouter de sa chambre. A la librairie, il lui laisse toute liberté pour explorer les rayonnages, ce qu’elle ne manque pas de faire et qui nourrit leurs discussions.

    Leur relation n’ira pas sans mal, les désaccords seront nombreux. Kaspar veille à lui ouvrir l’esprit malgré les préjugés négationnistes et racistes hérités de son père. Comme Birgit, comme Svenja au passé trouble de fille rebelle, Sugrun est très indépendante, elle veut choisir elle-même sa place dans la vie. Dans La petite-fille, Bernhard Schlink réussit de nouveau à raconter l’histoire de son pays, à décrire les tensions idéologiques dans l’Allemagne réunifiée, tout en traitant de l’éducation, de la transmission culturelle, à travers ce grand-père en deuil soucieux de tisser de nouveaux liens avec respect et délicatesse.

  • 1961, Charlotte

    Ruge couverture.jpg« On entendait un brouhaha et des rires à travers la double porte de l’ancienne cave à vin. Vingt et une heures trente et ils étaient toujours là en bas. […]
    – Désolée, je ne voulais pas déranger, dit Charlotte, soudain décidée à se retirer sans engager les hostilités.
    Mais avant qu’elle ait pu refermer la porte, Wilhelm lui lança :
    – Ah, Lotti, tu ne pourrais pas nous faire en vitesse quelques sandwichs, les camarades ont faim.
    – Je vais voir ce que j’ai, marmonna Charlotte, et elle remonta l’escalier à pas lents.
    Elle resta un instant dans la cuisine, éberluée par tant d’impudence. Finalement, comme si elle avait été télécommandée, elle prit un pain frais dans le placard (heureusement que Lisbeth avait fait les courses) et commença à en couper des tranches. Pourquoi faisait-elle ça ? Etait-elle la secrétaire de Wilhelm ? Elle était la directrice d’un Institut !... Non, évidemment non, elle n’était pas la directrice d’un institut. A son grand regret, on avait rebaptisé les instituts « sections », si bien qu’elle n’était maintenant plus que « chef de section », ce qui était moins prestigieux mais ne changeait rien à l’affaire : elle était active, elle travaillait comme une mule, elle occupait un poste important dans cette académie où étaient formés les futurs diplomates de la RDA (…). Elle était chef de section dans une académie – et qui était Wilhelm ? Rien. Un retraité, mis sur la touche de façon anticipée… Et il était vraisemblable, se dit Charlotte, tandis que, figée par la fureur, elle regardait dans le réfrigérateur à la recherche de quelque chose qu’elle pourrait tartiner sur les tranches de pain, il était vraisemblable que Wilhelm, après son échec comme directeur administratif de l’Académie,
    aurait fini dans le ruisseau si elle n’avait pas foncé à la direction du district et supplié les camarades de donner à son mari une tâche au moins honorifique, quelle qu’elle soit. »

    Eugen Ruge, Quand la lumière décline

  • Roman d'une famille

    Prix du Livre allemand 2011, Quand la lumière décline d’Eugen Ruge (traduit de l’allemand par Pierre Deshusses) est sous-titré « Roman d’une famille ». Un arbre généalogique permet de situer ses personnages principaux sur quatre générations de la famille Umnitzer : de Charlotte, divorcée du professeur Umnitzer et mariée avec Wilhelm Powileit, à son fils Kurt, son petit-fils Alexander et son arrière-petit-fils Markus. Leur histoire se déroule entre le Mexique, la Russie et la RDA puis l’Allemagne, durant la seconde moitié du XXe siècle.

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    « Le buffet est ouvert », image du film In Zeiten des abnehmenden Lichts
    © Hannes-Hubach_X-Verleih-AG-1005x555.jpg (source)

    Ce roman à plusieurs voix s’ouvre et se termine avec Alexander en 2001 : le petit-fils de Charlotte se rend à Neuendorf chez son père. Atteint de la maladie d’Alzheimer, à près de quatre-vingts ans, Kurt ne répond plus que par « oui » et n’en fait qu’à sa tête. Il ne réagit pas quand Sacha (toute la famille appelle Alexander par son prénom russe familier) lui annonce qu’il a passé quatre semaines à l’hôpital. Inutile donc de lui communiquer le verdict : « pas opérable ». Avant leur promenade, Alexander se rend dans le bureau de son père : il a des choses à y prendre, d’autres à brûler.

    En 1952, Charlotte, sa grand-mère, vivait encore au Mexique. Communiste, comme Wilhelm, elle a été remplacée au poste de directrice en chef du Demokratische Post et s’interroge sur son avenir, quand une lettre leur arrive de la RDA, avec leurs visas pour rentrer au pays. De nouvelles fonctions les attendent dans un Institut de l’Académie des Sciences. Après le retour en bateau, dans le train pour Berlin, Charlotte observe comme Wilhelm revit, enchanté de reparler l’allemand, alors qu’elle s’inquiète de ce qui les attend en réalité.

    Le 1er octobre 1989 est la date qui revient le plus souvent dans le roman, dans six chapitres sur vingt, et chaque fois centrée sur un autre personnage : Irina, la femme russe de Kurt ; sa propre mère venue la rejoindre, Nadejda Ivanovna ; puis Wilhelm, Markus, Kurt, Charlotte. C’est une journée particulière, on y fête les 90 ans de Wilhelm dans un mélange d’excitation, d’ennui, de tensions diverses. Irina, la mère de Sacha, vient d’apprendre qu’il est passé à l’Ouest. A Charlotte et Wilhelm, elle dira simplement qu’il est malade.

    L’adaptation cinématographique de Quand la lumière décline (2017, par Matti Geschonnec) ne reprend qu’une partie du roman : cette journée d’anniversaire de Wilhelm Powileit, rôle interprété par Bruno Ganz. « Comme le livre, le film raconte l’histoire de la destruction d’une famille comme symbole du déclin du socialisme en RDA » dans une « imbrication étroite du personnel et du politique. » (Wikipedia)

    Eugen Ruge nous fait entrer dans ce cercle familial de manière très concrète, avec plein de détails de la vie quotidienne – nourriture (« l’oie à la bourguignonne » d’Irina pour Noël), habitudes, vêtements, habitation, objets – et en même temps, des pensées ou des dialogues qui révèlent leurs préoccupations, les difficultés des relations entre les personnages. Leur mode de vie témoigne aussi de la situation politique du moment. Leurs souvenirs permettent de comprendre peu à peu la particularité de chacune de leurs destinées. On découvre de plus près la manière dont on vivait en Allemagne de l’Est.

    Alexander-Sacha est le personnage qu’on imagine le plus proche de l’auteur. Eugen Ruge, né en 1954 en Union soviétique, est le fils de l’historien marxiste de la RDA Wolfgang Ruge, qui a été déporté par les dirigeants soviétiques dans un camp sibérien ; sa mère est russe. L’auteur est aussi traducteur (notamment de Tchekhov). Alexander a retenu cette phrase que sa mère lui a dite quand il était enfant : « Quand on vieillit, le temps passe plus vite. » En 2001, malgré son système immunitaire mal en point, il prend l’avion pour Mexico, décidé à aller sur les traces de sa grand-mère Charlotte.

    Merci à Christian Wery d’avoir attiré mon attention sur ce grand roman qui m’a passionnée. Je le cite : « Le roman de Eugen Ruge peut sembler cruel, mais ce n'est pas l’impression principale que l’on retient, sans doute à cause d'une bienveillante humanité qui sourit derrière les mots. » Il a aussi présenté récemment sur Marque-pages Le Metropol d’Eugen Ruge, traduit en français l’an dernier.

    La construction non chronologique perturbe un peu au début, mais la multiplication des points de vue qui résulte des changements de narrateur fascine : les mêmes faits apparaissent sous des angles différents, révélant les caractères des uns et des autres. Les femmes jouent un rôle crucial dans Quand la lumière décline, les personnages échappent aux stéréotypes. La Chute du Mur de Berlin transforme les modes de vie. De génération en génération, on voit l’idéalisme politique s’affaiblir, les choix personnels l’emporter sur la vision sociale.