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afrique

  • Frankie

    penda diouf,pistes,sutures,théâtre,littérature française,récit de vie,namibie,histoire,culture,colonisation allemande,afrique,frank fredericks,hendrik witbooi« Est-ce à ce moment que mon voyage a commencé ? Lorsque Frankie, sur la ligne de départ, réagissant à l’appel de son nom, lève la main et salue la foule d’un air humble, digne, sans cette assurance toute américaine de celui qui sait qu’il va pouvoir ralentir avant la ligne d’arrivée tellement il domine la discipline. Il ne fait pas le show, non. Il est là pour se battre. Il est là pour allonger ses jambes, happer la piste, grignoter petit à petit l’espace qui le distancie de l’Américain Carl Lewis, du Barbadien Ato Boldon ou du Canadien Donovan Bailey. C’est gagner centimètre après centimètre son droit à monter sur le podium, même en deuxième position. C’est courir, le plus vite possible. »

    Penda Diouf, Pistes…

  • Penda Diouf, Pistes...

    « Te souviens-tu des dunes ? Te souviens-tu des dunes de Namibie ? Te souviens-tu des dunes de Namibie et du roulis du sable sur leur flanc ? De la mélodie de leur flanc ? De l’aine des dunes de Namibie d’où s’écoulent des grains de sable, égrainés un à un, roulant sur eux-mêmes. Précipités dans la chute de reins vertigineuse de la dune, ils brûlent d’impatience de rouler sur le sol, loin de leur point d’origine. » Ainsi commence le prologue de Pistes… (2017) suivi de Sutures, de Penda Diouf.

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    Penda Diouf, écrivaine et directrice d’une médiathèque en banlieue parisienne.
    © Damien Grenon pour Jeune Afrique

    Ce texte fort m’a fait découvrir une autrice de théâtre française, née à Dijon en 1981, sénégalaise par naturalisation. Elle l’a écrit pour la SACD dans le cadre du projet Les Intrépides sur le thème du courage. « You are a brave woman » lui disait-on souvent dix ans plus tôt en Namibie où elle voyageait seule : le « je » du texte est issu de cette expérience.

    Dès le prologue apparaît le thème de la colonisation allemande en Namibie (1884-1915) : « Et quand tu viens, touriste, dévaler Crazy Dune, batifoler sur les flancs rouges de Big Mama, surfer sur sa croupe rebondie, n’oublie pas le chant du grain de sable. N’oublie pas ce cri muet de l’abandon, de la tristesse et de l’oubli. Ce chant du siècle dernier qui résonne encore aujourd’hui. »

    Les textes de Pistes… sont reliés par des gestes de couture et de chirurgie : « Rassembler les tissus d’histoire épars, patchwork cousu d’intime. » Le fil du récit commence à la maternelle, quand la petite Penda, « différente », apprend à rester en marge, à ne pas briller surtout. Elle a cinq ans quand on choisit l’Afrique comme thème du carnaval et qu’on lui refuse coiffure et maquillage, seule privée de déguisement. « Mon corps ne sait pas ce que c’est être à l’aise. »

    Elle lit Jane Eyre : « Certains cœurs ne sont pas faits pour le bonheur. » A l’adolescence, fan d’athlétisme, elle se muscle, s’entraîne, suit les compétitions à la télévision. Lorsqu’elle voit Frankie Fredericks sur le podium du 200 mètres et pour la première fois le drapeau de la Namibie, quelque chose commence, un rêve de voyage. Bien que bonne élève en français, elle manque le bac à l’oral où on l’interroge sur sa naissance, ses tresses, perdant ses moyens pour commenter Baudelaire, son poète préféré.

    Et la voilà seule « personne noire de l’avion » au milieu de retraités allemands partant dans l’ancienne colonie qu’elle parcourt en voiture, à pied, seule. Elle y rencontre des Namibiens, parle anglais, visite le parc d’Etosha : près du point d’eau où viennent s’abreuver les animaux, un guide lui conseille en français d’attendre l’arrivée des lions. Là, elle se sent à sa place, sur la droite ligne de son « chemin de vie ».

    Penda Diouf rappelle la conférence de Berlin, « le découpage officialisé de l’Afrique ». Le billet namibien de dix dollars porte le visage d’Hendrik Witbooi (1825-1905), devenu chef Nama (du nord) après l’assassinat de son père. Il lit et écrit en plusieurs langues. Il se donne pour mission « de réunifier la tribu Nama et de combattre l’ennemi allemand présent sur le territoire namibien ». Quand il apprend la défaite des Hereros (du sud) qui ont fini par prendre les armes, Witbooi s’engage dans une guérilla de cinq ans.

    Il y perd la vie avant le génocide : hommes, femmes, enfants deviennent prisonniers des Allemands sur leur propre terre, tatoués, enfermés sur l’île de Shark Island. Ce « haut spot de plongée sous-marine ou de scooter des mers » a été « l’un des premiers camps de concentration de l’humanité ». On y mourait de faim, des coups, on y profanait les crânes des morts. Voyage en Namibie. Voyage dans l’histoire. Voyage pour se mettre debout et marcher…

    Sutures, un texte d’une dizaine de pages, complète le récit de vie de Penda Diouf. Elle y revient sur un voyage en Côte d’Ivoire qui lui a permis de mieux comprendre ses origines et de renouer avec une partie de sa famille. Comme l’écrit Myriam Saduis, qui a entendu Penda Diouf lors de la création de Pistes… à Avignon en 2017, « par la voix d’une seule, un chœur entier se lève, dévale les dunes, et déroule, sous nos yeux, une carte du monde oubliée, au tracé sensible et implacable. »

  • Le kankourang

    smith,zadie,swing time,roman,littérature anglaise,amitié,danse,apprentissage,angleterre,afrique,célébrité,culture« C’est quoi ? Qu’est-ce qui se passe ?
    J’interrogeais Lamin, il était censé être mon guide, mais il semblait à peine se souvenir de mon existence, et encore moins que nous devions embarquer sur un ferry pour traverser la rivière et rejoindre la ville, et de là prendre la direction de l’aéroport afin d’accueillir Aimee. Plus rien de tout cela ne comptait à présent. Seul l’instant, seule la danse importait. Et Lamin, comme je pus m’en rendre compte, savait danser. Je le compris ce jour-là, avant même qu’Aimee le rencontre, bien avant qu’elle perçoive en lui le danseur. C’était flagrant à chaque roulement de hanches, chaque hochement de tête. Mais je ne parvenais plus à voir l’apparition orange, la foule était si compacte entre elle et moi que je ne pouvais que l’entendre : ce qui devait être ses pieds martelant le sol, un bruit métallique, et des cris stridents, venus d’un autre monde, auxquels les femmes répondaient en chantant et en dansant. Je dansais moi aussi, involontairement,  pressée comme je l’étais contre tant d’autres corps en mouvement. smith,zadie,swing time,roman,littérature anglaise,amitié,danse,apprentissage,angleterre,afrique,célébrité,cultureEt sans cesser de poser mes questions – « C’est quoi ? Qu’est-ce qui se passe ? » – mais l’anglais, la « langue officielle », ce lourd manteau guindé que les gens revêtaient uniquement en ma présence, et même alors avec ennui et difficulté, avait été jeté par terre, tout le monde dansait dessus, et je songeai, pour la énième fois en cette première semaine, qu’Aimee allait devoir s’adapter lorsqu’elle arriverait enfin et découvrirait, comme je l’avais fait, le gouffre qu’il y avait entre une « étude de faisabilité » et la vie telle qu’elle apparaissait sur la route ou à bord du ferry, dans le village et dans la ville, chez les gens et à travers une demi-douzaine de dialectes, dans la nourriture, les visages, la mer, la lune, les étoiles. »

    Zadie Smith, Swing Time

  • Swing Time

    Retrouver Zadie Smith avec Swing Time (2016, traduit de l’anglais par Emmanuelle et Philippe Aronson, 2018), c’est retrouver une conteuse attachée à dire les choses de la vie dans tous leurs détails. Ce roman (parfois trop bavard) s’ouvre sur un jour d’humiliation : en 2008, la narratrice, licenciée, est renvoyée en Angleterre. Quand elle revoit à Londres un extrait éblouissant de Swing Time où Fred Astaire danse avec trois silhouettes, elle comprend que c’est lui-même en fait, ce qu’enfant, elle n’avait pas observé. Avec les années, la perception change.

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    Le récit commence vingt-six ans plus tôt, en 1982, quand elle est encore une petite fille métisse à la peau « marron clair », comme Tracey qui habite une tour pas loin de leur appartement, dans la banlieue nord ouest de Londres, mais dont la mère (blanche) affectionne un style glamour à l’opposé de celui de la sienne (noire) qui prône la sobriété. Toutes deux vont au cours de danse de Mlle Isabel, la fillette au visage long et sérieux en chaussons tout simples alors que la séduisante Tracey aux jolis cheveux bouclés, porte des chaussons de satin.

    Leurs familles sont très différentes. Enfant unique, la narratrice peut compter sur un père aux petits soins, sa mère consacrant la plus grande partie de son temps à lire, à étudier. Le père de Tracey est presque toujours absent, elle prétend que c’est un danseur de Michael Jackson. Difficile de rivaliser avec elle, première au cours de danse, alors que la narratrice aux pieds plats aime surtout chanter des airs de comédie musicale.

    Elles deviennent amies, se voient beaucoup, jouent et dansent ensemble, puis l’école les sépare, jusqu’à ce que la mère de Tracey décide de l’inscrire à la même école, d’un niveau supérieur. Tracey, « secrète et explosive », s’y fait bientôt remarquer par son insolence et rejeter par les autres, mais elles se retrouvent après l’école pour visionner des séquences de film en boucle et imiter les pas des danseurs.

    Swing Time alterne les moments complices et les jalousies d’enfance et d’adolescence avec leur vie d’adultes. Contrairement à Tracey, qu’elle enviait d’être acceptée dans une école de danse, la narratrice, boursière, a obtenu un diplôme universitaire en communication. Elle devient l’assistante personnelle d’une star australienne, Aimee, entourée de toute une équipe vingt-quatre heures sur vingt-quatre : celle-ci l’a prise en amitié quand elle l’a accueillie à Londres pour une chaîne musicale. Sa nouvelle vie l’oblige à une disponibilité totale, au gré des caprices d’Aimee et de ses tournées internationales à grand succès.

    A quarante-deux ans, ses enfants confiés à une nounou qui l’accompagne partout, Aimee est incroyablement jeune et énergique aux yeux de son assistante de trente ans qui ne veut pas d’enfants, en bonne héritière de sa mère qui considère la maternité comme un piège. Celle-ci est devenue conseillère municipale, dévouée à l’action sociale et fière de ses racines jamaïcaines (comme sa mère à qui Zadie Smith dédie ce roman).

    Aimee chante et danse, rencontre beaucoup de gens, sort la nuit. Son grand projet est de faire construire une école pour filles en Afrique, dans un village sénégalais. C’est là que la narratrice découvre les conditions réelles de la vie des gens ordinaires, pour qui « les choses sont difficiles ici ». Les femmes y travaillent sans cesse. Un jeune enseignant tout vêtu de blanc, Lamin, lui explique les us et coutumes et la bonne manière de se comporter. Elle habite chez Hawa, une enseignante d’anglais.

    Ensemble, ils préparent le terrain avant l’arrivée d’Aimee et de son cortège de 4 x 4 – partout où elle se rend, ses assistants ont tout prévu pour que son voyage se passe continuellement dans l’aisance. Préparatifs, contretemps, fêtes, inauguration en grande pompe, il faut sans cesse s’ajuster en tenant compte du grand écart entre la culture des « Américains » (les anglophones d’où qu’ils viennent) et celle des habitants.

    Entre-temps, la vie de Tracey connaît des hauts et des bas, les parents de la narratrice divorcent, tandis qu’elle continue, malgré les rivalités dans l’équipe, à « garantir la simplicité de l’existence » d’Aimee. Quid alors de sa vie personnelle ? Sa mère comprend mal qu’elle se contente de vivre dans l’ombre. Elle devient peu à peu plus critique envers son employeuse qui n’hésite pas à s’approprier le travail des autres et abuse parfois de ses amis africains.

    La danse, la musique, le spectacle et leurs coulisses occupent une grande place dans la comédie sociale de Swing Time. On s’attache au parcours des deux amies (pour certains critiques, à la manière de L’amie prodigieuse) et à la lente prise de conscience, chez la narratrice, des réalités de la vie. « Ce monde d’ambitions et de convictions qui s’enroule autour d’elle met constamment la narratrice en position, au mieux d’accompagnatrice, sinon d’observatrice. Elle reste cette fille qui se cherche. » (Stéphanie Janicot, La Croix)

  • Rumeur

    vuillard,congo,récit,littérature française,afrique,conférence de berlin,colonisation,france,allemagne,belgique,angleterre,politique,culture« Depuis des siècles, les Africains avaient appris à se débrouiller avec les Européens qui traînaient près des côtes ; mais voici qu’à présent des tribus reculées entendaient parler d’eux. On avait beau vivre au-delà des rapides, une rumeur remontait le cours du fleuve. Sur tout le continent, un point d’interrogation commençait de se former et de se dresser tout doucement comme une menace. Les roseaux agités par le vent semblaient ne rien savoir, le monde était un être ténébreux derrière un masque de lumière. Le mal apparaissait sous la forme des divinités sanguinaires, des morts voraces, des bêtes, mais il n’allait jamais seul, il était toujours accompagné dans sa courbe déclive et fuyante. Son mystère se mêlait à l’herbe mouillée, à une traînée de feu, aux singes qui crient, à la colère, au sexe qui s’élève, à l’orage. Mais le petit Satan qui allait venir n’aurait besoin ni des hyènes, ni des singes, ni des marécages, et il introduirait de l’homme à l’homme une sorte de méfiance. »

    Eric Vuillard, Congo

    Photo de couverture : Sir Henry Morton Stanley ; Kalulu (Ndugu M'hali),
    National Portrait Gallery, Londres