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Roman - Page 158

  • Confusion

    « A présent, il sentait de nouveau, solidement attaché dans son cœur, le lien fraternel qui les unissait, Allan et lui, et il pouvait s’écrier avec la sincérité d’autrefois : « Si la pensée de le quitter brise mon cœur, cette pensée est mauvaise ! » Au moment où cette noble conviction s’emparait de lui, apaisant le tumulte, chassant la confusion de son esprit, la maison de Thorpe-Ambrose et Allan sur le perron, attendant son retour, lui apparurent à travers les arbres. Il ressentit un inexprimable soulagement et, emporté tout à coup loin des soucis, des craintes, des doutes qui l’avaient oppressé si longtemps, il entrevit le radieux avenir qui brillait dans les rêves de sa jeunesse. Ses yeux se remplirent de larmes et il pressa avec effusion la lettre du révérend sur ses lèvres en regardant Allan à travers l’éclaircie des arbres : « Sans ce papier, se dit-il, le crime de mon père nous eût séparés à jamais ! »

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    Tel fut le résultat du stratagème qui fit prendre à Mr. Brock le visage de la bonne pour celui de Miss Gwilt. Ainsi, la croyance superstitieuse de Midwinter fut ébranlée dans la seule occasion où elle touchait à la vérité, et l’habile mère Oldershaw triompha de difficultés et de dangers qu’elle-même n’avait jamais soupçonnés. »

    W. Wilkie Collins, Armadale 

  • Deux Allan Armadale

    Un gros roman à lire au coin du feu ? Armadale, de W. Wilkie Collins (1824-1889), est ce qu’il vous faut (traduit de l’anglais par E. Allouard). « C’était l’ouverture de la saison de 1832 aux bains de Wildbad. » Dans l’hôtel le plus important de la petite ville allemande arrivent d’abord un Ecossais, Mr. Neal, puis un homme très malade, accompagné de sa femme. Après avoir examiné ce dernier, le docteur se rend chez l’autre curiste avec une étrange requête : Mr. Armadale, atteint de paralysie, veut achever avant de mourir une lettre importante, sans en révéler tout le contenu à son épouse, une métisse. Mr. Neal étant le seul à maîtriser l’anglais à part eux, il se trouve forcé d’écrire les dernières volontés d’Armadale sous sa dictée, en présence de son petit garçon à qui la lettre sera remise à sa majorité. 

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    Première édition en deux volumes (1866)

    Orphelin dès l’enfance, Allan Armadale, qui vit sur l’île de la Barbade, hérite à vingt et un ans d’un riche cousin, son parrain, dont sa mère lui avait donné le prénom, après que celui-ci a renié son seul fils qui s’est « déshonoré ». Quelques semaines plus tard, pour parfaire son éducation et le détacher d’un jeune homme de son âge récemment arrivé dans l’île, Fergus Ingleby, dont il s’est entiché impulsivement, sa mère décide de l’envoyer en Angleterre chez un ancien admirateur, sir Stephen Blanchard de Thorpe-Ambrose, dans le Norfolk. Et le voilà sur un bateau en direction de Madère, où ce gentleman réside pour raisons de santé, avec en poche une miniature de la fille de Mr. Blanchard, que celui-ci leur a envoyée en espérant qu’ils se plaisent et se marient.

    Sur place, le jeune Allan, qui avait tout raconté à son meilleur ami, apprend que Miss Blanchard vient de se marier avec un certain… Allan Armadale, « le fils proscrit dont j’avais pris le nom et l’héritage », véritable identité de Fergus Ingleby qui s’est fait passer pour lui : « Je lui avais pris son nom, il m’avait pris ma femme ; nous étions quittes. » Pour achever de tromper Mr. Blanchard, une orpheline de douze ans, la femme de chambre de sa fille, a imité l’écriture de la mère d’Allan (dont Ingleby avait volé une lettre) et rédigé une fausse lettre de consentement.

    Pour éviter le duel, Ingleby-Armadale et son épouse montent à bord de La Grâce-de-Dieu, un navire français en route pour Lisbonne. Mr. Blanchard se lance à leur poursuite sur son yacht, où Allan s’est fait engager comme marin, incognito. Quand ils rejoignent le navire pourchassé, celui-ci est en très mauvaise posture, en pleine tempête, et ils mettent des canots à la mer pour recueillir ses passagers. Un homme manque à l’appel, on retrouvera son corps plus tard : Ingleby est mort noyé dans une cabine fermée de l’extérieur, c’est Allan qui l’y a enfermé.

    Après avoir avoué son crime, Armadale adresse à son fils une demande ultime. Sachant que la veuve, après ce malheur, a mis au monde un enfant posthume, un autre Allan Armadale, qui doit avoir à peu près son âge, il l’implore de fuir tous les protagonistes de ce drame et de ne jamais entrer en contact, d’aucune façon, avec son homonyme, afin d’échapper à toute malédiction.

    Ce prologue d’une quarantaine de pages importe pour comprendre tous les éléments de l’intrigue, un long suspense compliqué de près de huit cents pages. Il en donne le ton. Le Révérend Brock, un pasteur qui s’est chargé de l’instruction d’Allan à la demande de sa mère, a lu dans le journal une annonce priant Allan Armadale de se mettre en rapport avec des avocats à Londres, « pour une affaire importante ». Mais Mrs. Armadale a fait valoir la différence d’âge d’un an et l’a dissuadé d’en parler à son élève. Quand celui-ci atteint ses vingt et un ans, c’est un garçon franc et aimable, très naïf, passionné par les bateaux. L’arrivée au village d’un jeune homme au nom bizarre, Ozias Midwinter, un sous-maître d’école que sa mauvaise santé a privé de son emploi, déclenche sa compassion : Allan Armadale le fait soigner et le prend en affection.

    Le pasteur, lui, se méfie, mais il est lié par le secret. Quand Mrs. Armadale, malade, le convoque pour le mettre en garde contre une femme qui s’est présentée chez elle et qu’elle veut fuir à tout prix (c’est l’ancienne femme de chambre qui avait rédigé la fausse lettre), il est déjà trop tard. Elle meurt bientôt. Pourra-t-on éviter la rencontre entre les deux jeunes Allan Armadale ? On a déjà compris que non. Echapperont-ils à la malédiction ?

    Armadale a été publié d’abord en feuilleton, les rebondissements n’y manquent pas. Collins, ami de Dickens, est prodigue en détails dans ses descriptions, dans l’analyse psychologique des personnages, il ne faut pas être pressé. C’est une immersion dans l’Angleterre du XIXe siècle avec ses usages, ses classes sociales, ses codes, ses bas-fonds. Les femmes y jouent un rôle aussi important que les hommes, moral ou immoral. Le roman a fait scandale : «L’indécence au service du suspense » (Michel Le Bris dans la préface). Tout tourne autour de l’héritage, celui d’un nom, d’une fortune, de propriétés, mais surtout celui d’une malédiction familiale transmise de génération en génération. Crimes, mensonges, complots, vengeance : Armadale ou l’invention du thriller.

  • Fardeau

    « Quel étrange fardeau que de porter les actes de sa mère ? D’avoir partagé – non, écouté – sa jalousie et ses douleurs. D’en avoir trop su et pas encore assez. Il n’y a ni coupable ni victime dans cette histoire. Il n’y a pas d’explication pour les histoires qui se terminent mal. J’ai assisté impuissante à la fin d’un amour qui m’avait servi de modèle, puis de repoussoir. Il n’y a que l’absence si longue, cette difficulté à dire et cette incapacité à se taire. »

    Isabelle Spaak, Ça ne se fait pas 

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  • Ça ne se fait pas

    Le titre fait mouche : Ça ne se fait pas (2004). Un roman, voilà ce qu’Isabelle Spaak, née à Bruxelles en 1960, a fait du terrible drame familial : en 1981, sa mère a tué son père avant de se suicider. « On hérite toujours de ses parents », confie-t-elle à Olivier Barrot. Certes. Dans toutes les familles. Et l’on en souffre parfois terriblement. 

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     Rue Emile Claus à Ixelles © MRBC-DMS www.irismonument.be

    La famille Spaak est très connue en Belgique, voire en Europe : Paul-Henri Spaak, le grand-père d’Isabelle, s’est attelé à la construction de la Communauté Européenne. Antoinette Spaak, première femme belge à présider un parti, est sa tante.

    Vingt-cinq ans après les faits, Isabelle Spaak dédie à ses fils un récit fragmenté – souvenirs, bouts de correspondance, instants, images – sans chronologie. N’est-ce pas ainsi que le passé nous travaille, par des rappels, des questions, des blancs ? « Il n’y avait ni criminel ni enquête. Seulement un meurtre, le parfum d’un scandale qui pouvait éclabousser une famille au nom trop connu dans un pays trop petit. Et cette famille, c’était la mienne. »

    C’est aux archives du Soir qu’elle est allée chercher des informations, des détails, mettant fin à un silence de plus de vingt ans sur l’événement qui a « mis en pièces » sa jeunesse : son père tué au fusil de chasse, sa mère électrocutée dans son bain avec un fer à repasser. Crime passionnel.

    « Je voulais essayer de connaître les derniers jours de mon père ou plutôt ses dernières amours. Ce sont elles qui l’ont tué. » Sa fille avait une chambre réservée dans cet appartement de la rue Emile Claus à Ixelles où il vivait seul – si l’on peut dire pour un homme à « l’ardeur bibliophile » qui partout où il a vécu avait toujours « une pièce tapissée de livres du sol au plafond », et, en promenade, un livre en poche.

    La tache de sang sur la moquette, les deux chariots recouverts d’un drap blanc dans l’entrée de l’immeuble, une crémation « presque à la sauvette ». Un dernier billet : « Tendres baisers de ton papa adoré qui est parti à Luxembourg et autres lieux jusqu’à samedi. » Isabelle Spaak a lu toutes les lettres conservées par son père, la plupart féminines, pour mieux approcher l’homme derrière la figure aimée. « Il nous laissait seules mais riches. Riches de conversations que nous n’avons jamais eues. »

    Dans sa famille, il y avait d’abord « le grand homme », un des six « Pères de l’Europe », Paul-Henri : « Sa présence rythmait nos dimanches et métamorphosait nos vacances. » Ses petits-enfants ne savaient pas ce grand-père corpulent si célèbre. Isabelle Spaak recueille des bribes le concernant, évoque son entretien avec Léopold III (qui ne veut pas suivre ses ministres à Londres en mai 40), sa gourmandise, ses chiens, ses « patiences ».

    A dix-neuf ans, Fernand Spaak, son fils unique, le père d’Isabelle, s’engage dans la Marine anglaise. Une tendre correspondance révèle l’amour entre père et fils, ils s’adoraient. L’élégance classique, « un peu ennuyeuse », de Paul-Henri Spaak contrastait avec celle du grand-père maternel, un dandy. Quant à Fernand, « il avait une façon d’accorder ses vêtements, de les choisir et d’y tenir comme à des amis ». La beauté « totale » de son père, perçue tant par les hommes que par les femmes, Isabelle Spaak en témoigne, il était « exalté, romantique et courageux aussi ».

    Elle va à la rencontre des gens qui l’ont connu. On lui parle souvent de son grand-père, on reconnaît son nom de famille. « C’est devenu presque un jeu. Je prends goût à ces moments de flottement où le nom que je porte tourne comme une toupie dans la mémoire de mes interlocuteurs au hasard de leurs affinités politiques, cinématographiques, ou plus rarement littéraires. » Paul-Henri et ses frères. Sa nièce, Catherine Spaak, « actrice fétiche de la Nouvelle Vague ». Et Suzanne Spaak, sa belle-sœur, résistante fusillée en avril 1944. Pour le fils de celle-ci, « malgré les apparences, ce sont les femmes et non les hommes de la famille qui ont le plus d’importance. » Marie Janson, par exemple, sénatrice, membre du Parti ouvrier, première femme parlementaire belge.

    Du côté de la mère d’Isabelle Spaak, Anna Farina, « une ascendance plus obscure » (une grand-mère « cocotte ») : « Ma mère qui n’aimait que mon père au point de quitter ses premiers enfants, pour en avoir trois autres avec l’amour de sa vie. D’elle me vient la fantaisie. » Que de pleurs, de soupçons, de jalousie. Il collectionnait les maîtresses. « Mais je sais que leur histoire n’est pas la mienne. »

    Souvent accusée de trop aimer son père, Isabelle Spaak trouvait indigne la façon dont sa mère s’humiliait pour le garder, pour le ramener à elle. « Je ne voulais pas voir que parfois on n’aime qu’une fois. » Mais il tournait tant de femmes autour du diplomate à Washington, où il représentait la Communauté européenne. Réceptions, déplacements – « je n’ai gardé de mes parents que des signes d’éloignement. Nous menions notre vie sans qu’ils y prennent garde. » Elle s’en veut de n’avoir pas su comprendre sa mère, de n’avoir pas vu sa « trop grande solitude ».

    Ça ne se fait pas est une exploration du chaudron familial où Isabelle Spaak intègre aussi des bribes de sa vie personnelle, reliant l’histoire de ses parents à ses propres rapports avec les hommes, avec les femmes, avec ses enfants, avec ses frères et sœurs. Qu’est-ce qui lui vient de sa mère ? de son père ? Dans un style net et parfois tranchant, plus autobiographique que romanesque, au-delà du drame familial, il s’agit aussi, dans un désir de vérité qui se heurte à l’impossibilité de tout savoir, de tout comprendre, d’essayer de faire la paix avec soi-même.

  • Collections

    « Je n’ai jamais su vivre sans disposer ainsi d’une passion qui délivre mon esprit de la tyrannie du présent. Ce fut un bref moment d’amour, quand je connus Macé. Le même sentiment nourrit ensuite mes désirs d’Orient. Puis vinrent ces collections de châteaux forts. Je ressentais cette sujétion comme une infirmité secrète mais nécessaire et surtout délicieuse qui m’aidait à aimer la vie. J’enviais mes compagnons. Jean de Villages savait se satisfaire de l’instant, il ne convoitait rien d’autre que des biens réels et présents. Guillaume, lui, ne jouissait pas des choses. Il vivait en paisible bourgeois. Son activité le tendait vers des abstractions, acheter, vendre, spéculer, importer, investir, mais elles le contentaient. Ni l’un ni l’autre ne comprenait ma passion. »

    Jean-Christophe Rufin, Le grand Cœur 

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    Château d’Ainay-le-Vieil (Photo Artur Miłożębksi)