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Roman - Page 155

  • Cecilia dolorosa

    Stabat Mater de Tiziano Scarpa (2008, traduit de l’italien par Dominique Vittoz) est un roman d’une étrange beauté, intense. « Madame Mère, au cœur de la nuit, je quitte mon lit pour venir, ici, vous écrire. » Une orpheline de l’Hospice de la Pietà à Venise, que l’angoisse tient éveillée, sait à présent lui tenir tête, elle écrit en secret sur de vieilles partitions à celle qui l’a abandonnée, dont elle ne sait rien. 

    Stabat mater Vivaldi.jpg
    L'enregistrement préféré de Tiziano Scarpa (Note de l'auteur) 

    Devant la masse obscure des eaux noires qui tentent de la submerger, elle tient : « Je suis encore quelque part, je suis là, étrangère à cette dévastation, l’angoisse ne me possède pas tout entière, il me reste un endroit où m’abriter et dire je. » Chaque nuit, elle quitte le dortoir et monte l’escalier, s’assied sur la plus haute marche, son « endroit secret ». Paragraphes de quelques lignes, parfois d’une page, quand elle dialogue avec la tête aux cheveux de serpents noirs, sa mort, qui lui tient compagnie.

    Sa mère se souvient-elle encore d’elle ? Cécilia se sent perdue, guettée par l’amertume. Elle décrit ce qu’elle vit et ce qu’elle imagine : il y a seize ans, une jeune fille honteuse de son secret, enceinte par amour ou par caprice, d’une violence peut-être ? C’est à quatre-cinq ans qu’elle a suivi une ombre jusqu’aux cabinets du rez-de-chaussée, qu’elle l’a écoutée gémir dans l’effort, qu’elle a entendu pleurer son « excrément » – avant de s’enfuir. Elle n’a jamais su qui c’était, ce qu’est devenu le nouveau-né, une des fillettes de l’hospice ? Mais alors, sa mère y est, y était peut-être aussi ?

    Il y a des années, sœur Amelia, une jeune religieuse, était venue chercher leur camarade Anastasia : une dame avait à un bracelet la moitié d’une pièce de monnaie qui s’ajustait parfaitement à la moitié détenue par la religieuse, mère et fille s’étaient retrouvées, et la religieuse avait ensuite disparu, « réprimandée pour avoir permis ces retrouvailles en présence des petites pensionnaires ». Depuis, Cecilia rêve de ce tout recomposé, se demande si pour elle aussi, on a déposé un signe de reconnaissance.

    Ce n’est qu’au tiers de Stabat Mater qu’apparaît la musique. Cecilia joue avec les autres instrumentistes ce qu’écrit le vieux don Giulio pour les messes et les concerts, une musique répétitive, « exténuée », « écrite pour des gens qui n’ont plus la force de rien ». Dans l’église carrée, sur les murs latéraux, deux grandes tribunes se font face, garnies d’une dentelle de métal doré à travers laquelle les musiciennes peuvent suivre les gestes des autres en face delles et le bras du vieux prêtre, mais qui ne laisse voir aux gens assis en bas que des silhouettes. Un jour, Cecilia n’en peut plus et fait crier sur son violon une méchante note – tout s’interrompt. On l’emmène, elle perd connaissance. Sœur Teresa lui parle, l’incite à manger pour être plus solide.

    Dès leur jeune âge, les orphelines sont exercées à chanter et à jouer d’un instrument. Celles qui n’ont ni voix ni dispositions auront d’autres tâches. Les plus douées apprennent le solfège, « l’harmonie de l’air et de l’encre ». Cecilia est chargée de la classe des cadettes, elle les incite, pour les éveiller, à imiter sur leur violon le cri des hirondelles.

    Un soir, elle ne trouve plus ses feuilles. Quelques jours plus tard, sœur Teresa l’appelle et l’emmène en cachette jusqu’à un placard dont elle sort son dossier. Dedans, peu de chose, mais assez pour nourrir de nouveaux envols imaginaires. C’est alors qu’apparaît le nouveau maître de violon, un jeune prêtre aux cheveux roux,  et cette fois « la musique de don Antonio remplit nos yeux, pénètre nos têtes, anime nos bras. » La vie de Cecilia prend un nouveau sens. Stabat Mater (prix Strega 2009) est l’hommage de Tiziano Scarpa à son compositeur favori, Antonio Vivaldi.
     

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    Textes & prétextes, cinq ans

  • Anfractuosité

    « Nous sommes en quête de schémas, voyez-vous, et tout ce que nous trouvons, c’est l’endroit où ils se brisent. Or, c’est là, dans cette anfractuosité, que nous plantons notre tente et attendons. »

    Nicole Krauss, La grande maison 

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  • Tiroirs du passé

    Un récit à tiroirs, est-ce ce que nous sommes les uns pour les autres ? C’est sur cette question que je referme La grande maison de Nicole Krauss (Great House, 2010, traduit par Paule Guivarch). Un roman qui déroute d’abord, avec ses différentes histoires sans lien apparent, anamnèses traversées par la douleur, plongeons en eaux profondes de narratrices et de narrateurs, où peu à peu nous nous imprégnons de la température ambiante, entrons dans l’écoute, de plus en plus vigilants au fur et à mesure que les récits se déroulent, comme hypnotisés. 

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    http://debarras-vide-grenier.blogspot.be/

    Une femme raconte l’hiver 1972, quand son petit ami l’a quittée après deux ans – elle est au chevet d’un homme dans un hôpital de Jérusalem – « Parlez-lui », lui a-t-on dit après lui avoir nettoyé le sang qu’elle avait sur les mains. Le piano et les meubles de R enlevés, il ne restait alors quasi rien dans son appartement new-yorkais, mais un vieil ami à elle connaissait quelqu’un, Daniel Varsky, un poète, qui repartait pour le Chili et cherchait « un havre pour ses meubles ».

    Elle aussi écrivait de la poésie, et deux semaines après une conversation et une nuit mémorables chez le jeune poète, les meubles étaient arrivés chez elle. C’est sur le bureau de Daniel Varsky – qui aurait appartenu à Lorca – qu’elle a écrit son premier roman. Au début, il lui avait envoyé des cartes postales, après le coup d’Etat, plus grand-chose, puis plus rien : le poète disparut, assassiné.

    En 1999, la fille de Daniel Varsky téléphone à la romancière pour savoir si le bureau de son père est encore en sa possession. Ce bureau sur lequel elle a rédigé sept romans, où elle en train d’en écrire un nouveau, un énorme meuble à dix-neuf tiroirs de différentes tailles est devenu un véritable compagnon. Mais elle ne peut faire autrement qu’acquiescer, et lorsque Leah Weisz, fille d’une brève liaison de Varsky avec une Israélienne de passage à Santiago, vient lui rendre visite, elle apprend que cette jeune pianiste va bientôt rentrer chez elle, à Jérusalem, où le bureau sera expédié.

    Des gens lui racontent des histoires, elle en fait des nouvelles, des romans, sans penser à ceux qui pourraient en souffrir, croyant « qu’un écrivain ne doit pas être entravé par les conséquences de son travail. » Au gisant, elle raconte aussi ce qu’elle n’a confié ni à sa psy ni à son mari qui a fini par la quitter après dix ans de mariage et d’éloignement progressif : les cris d’enfant qu’elle seule entendait, les crises d’anxiété, les accès de panique… Finalement, elle décide de se rendre à Jérusalem.

    C’est là que vit le narrateur suivant, un vieil homme dont l’épouse vient de mourir. De leurs deux fils, Uri a toujours été pour eux le plus attentionné, disponible, serviable. Dov était le « mauvais » fils, difficile dès sa naissance, et quand il revient de Londres pour tenir compagnie quelque temps à son père, celui-ci se rappelle comment un mur d’incompréhension s’est dressé entre eux, le garçon refusant de s’expliquer, et lui incapable de comprendre pourquoi son gamin écrivait « l’histoire d’un requin qui endosse toutes les émotions humaines ». Pourquoi son fils a-t-il démissionné ? Pourquoi revient-il, celui qui s’est toujours tenu à l’écart ?

    Dans chacun des chapitres de La grande maison, il y a quelqu’un qui raconte, il y a quelqu’un qui écrit – parfois c’est le même, parfois non. Lotte Berg, forcée de quitter sa maison de Nuremberg à l’âge de dix-sept ans, après une année dans un camp de transit en Pologne avec ses parents, est arrivée en Angleterre comme accompagnatrice d’un « Kindertransport » de quatre-vingt-six enfants en 1939. Elle est restée un mystère aux yeux de son mari professeur à Oxford, qui a toujours respecté ses silences et son besoin de solitude. Le jour, Lotte travaille à la British Library ; le soir, elle écrit des histoires dans une pièce où lui ne met jamais les pieds et où trône un meuble en bois foncé « tel le bureau d’un sorcier du Moyen Age » auquel elle est attachée, « un cadeau ».

    En 1970, un étudiant sonne chez eux, demande à la voir. Daniel Varsky a l’âge de l’enfant qu’ils n’ont pas eu. Le mari de Lotte mettra des mois à se rendre compte qu’en son absence, Lotte lui a donné son bureau. Il nous reste ensuite à faire connaissance avec la famille Weisz, un père antiquaire (de meubles très particuliers) et ses deux enfants inséparables, Leah et Yoav, quand Isabel, étudiante en littérature, tombe amoureuse de ce dernier à Oxford en 1998, lors d’une soirée. Leur chemin passera par la Belgique.

    Dans la seconde partie du roman, les récits reprennent, dans un autre ordre. Les maisons, les meubles y ont une grande importance. Moins tout de même que les êtres avec qui on partage son existence. Parents et enfants, couples avec ou sans enfant, le thème de la famille est partout dans cette succession d’histoires troublantes, où rôde aussi la mémoire de la Shoah. Que sait-on de ceux avec qui nous vivons ? Que disons-nous de nous-mêmes, que dissimulons-nous ? Faut-il laisser à la mort le soin d’ensevelir ou de révéler les secrets d’une vie ?

    Poète et romancière américaine, Nicole Krauss, née en 1974, a reçu le prix du Meilleur livre étranger en 2006 pour L’Histoire de l’amour. « Entre Mikhaïl Boulgakov et Paul Auster, à la fois sinueuse et précipitée comme les chemins de l'inconscient, Nicole Krauss crée un ondoyant suspense de l'intime, louvoie dans les impasses fantomatiques des êtres qui font corps avec leur environnement. » (Marine Landrot dans Télérama, 2/5/2011)

  • Moment en or

    « Mais les jours où nous sentons que notre vie, tel un roman, a désormais atteint sa forme finale, nous sommes en mesure de distinguer, comme je le fais à présent, lequel de ces moments fut le plus heureux. Quant à expliquer pourquoi notre choix s’est précisément fixé sur cet instant parmi tous ceux que nous avons vécus, cela exige nécessairement de raconter notre vie et, fatalement, de la transformer en roman. Mais quand nous désignons le moment le plus heureux de notre existence, nous savons pertinemment qu’il appartient à un passé depuis longtemps révolu, et c’est la raison pour laquelle il nous fait souffrir. La seule chose qui puisse nous rendre cette souffrance tolérable, c’est de posséder un objet datant de ce moment en or. Ces vestiges conservent les souvenirs, les couleurs, la texture et les plaisirs visuels de ces instants de bonheur absolu, bien plus fidèlement que les personnes qui nous les ont fait vivre. »

    Orhan Pamuk, Le Musée de l’Innocence

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  • Un roman musée

    La dernière fois que je vous ai parlé d’Orhan Pamuk, j’avais signalé ce musée ouvert à Istanbul l’an dernier d’après Le musée de l’Innocence (2006, traduit du turc par Valérie Gay-Aksoy en 2011). J’ai refermé ce roman de huit cents pages en m’interrogeant : quelle mouche a piqué l’écrivain pour bâtir une histoire aussi kitsch et son « produit dérivé » en quelque sorte ?

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    C’est l’histoire d’un amour malheureux aux yeux des autres mais « le plus heureux » du point de vue de son narrateur, un jeune homme riche de trente ans qui va bientôt se fiancer devant la meilleure société stambouliote, à l’hôtel Hilton,  avec une jeune femme « que tout le monde trouvait parfaite ». Mais au « moment le plus heureux » de sa vie, le lundi 26 mai 1975, il vient d’embrasser l’épaule d’une cousine éloignée, dix-huit ans, qui l’a suivi dans sa garçonnière et y perd une boucle d’oreille au cours de leurs ébats.

    Füsun travaille comme vendeuse dans une boutique ; Kemal, qui avait « quasiment oublié son existence », a rencontré sa cousine en y achetant un sac pour sa fiancée. Parente pauvre, « la fille de Nesibe » s’est déshonorée en participant à un concours de beauté. Mais Sibel refuse le sac, une imitation selon elle, et en le rapportant au magasin, Kemal trouve encore plus de charme à la belle Füsun. Sous le prétexte de lui donner des cours de maths, il la retrouve dans l’appartement de l’immeuble Merhamet où sa mère dépose les choses dont elle n’a plus besoin : ils y vont régulièrement pendant un mois et demi et leur entente charnelle les enivre tous deux.

    Imbroglio sentimental : agissant comme si de rien n’était avec sa fiancée, Kemal est l’amant comblé de Füsun – on se doute que ce bonheur ne durera pas toujours. Liaison secrète et mensonges n’ont qu’un temps. Mais les détours de l’intrigue proposent une autre piste de lecture : tous les détails de la vie des Turcs dans l’Istanbul des années 70 et 80, leurs habitudes quotidiennes, leurs rituels, leurs codes. Kemal, après des études de management en Amérique, travaille comme son frère aîné dans l’entreprise paternelle « de distribution et d’export ».

    Dans la société turque de cette époque, la femme se doit de rester vierge avant le mariage. Les jeunes les plus européanisés aimeraient plus d’audace et de modernité, mais les filles avec qui on couche ne sont pas celles avec qui on se marie. C’est au cinéma qu’ils découvrent d’abord comment on embrasse – l’univers des films est un autre thème du Musée de l’Innocence, avec ses distinctions entre films occidentaux et turcs, films d’art et mélodrames – Fûsun rêve de devenir actrice. La tension entre culture européenne et tradition est un leitmotiv.

    Istanbul est omniprésente dans ce roman, avec ses « rues, ponts, ruelles en pente et places », ses quartiers, ses restaurants, ses bars et, dans les années 80, ses manifestations et émeutes. Les paysages du Bosphore, le passage des bateaux, les terrasses… Du balcon de leur vaste appartement, Kemal et ses parents assistent volontiers aux cortèges de funérailles dans la cour de la mosquée voisine, « un spectacle à ne pas manquer ».

    Mais Le Musée de l’Innocence est en même temps un hymne aux objets qui peuplent la vie quotidienne des amoureux. Il y a du Perec – « La vie mode d’emploi », « Les choses », « Je me souviens »… – dans ce roman. Le chapitre 69, « Parfois », ne contient que des phrases contenant cet adverbe. L’attitude du narrateur évoque par ailleurs la recherche proustienne du Temps et du Bonheur, Kemal est un amoureux jaloux à la façon de Swann ou de l’amant d’Albertine.

    Tout au long du récit, le lecteur est renvoyé au futur Musée où tous les objets cités trouveront leur place, témoins d’un bonheur inoubliable, du plus précieux au plus banal (des barrettes à cheveux jusqu’aux mégots des cigarettes fumées par Füsun !), y compris ceux subtilisés chez les parents de Füsun auprès de qui Kemal va « s’asseoir » régulièrement (façon turque de « rendre visite »). L’accumulation fétichiste est ici « collection », le « musée sentimental » – 83 vitrines pour 83 chapitres – sera lui-même conçu sur le modèle des milliers de musées visités par lui dans le monde entier. « J'ai écrit le roman tout en collectionnant les objets que je décris dans le livre », a précisé l’auteur.

    « La consolation des objets » croît avec l’obsession du narrateur. Füsun disparaît. Kemal, jour après jour, l’attend : la présence des objets qu’elle touchait dans l’appartement, la manipulation des choses qu’elle aimait apaisent un peu sa souffrance. Il finit par se rendre chez sa tante pour avoir de ses nouvelles. Füsun a raté ses examens, elle a quitté son travail, et son père l’a emmenée loin pour qu’elle oublie son cousin ; lui devrait l’oublier aussi.

    Je vous laisse découvrir la suite – mélodramatique, avec la rupture des fiançailles et la réapparition de Füsun, mariée à un autre –, une longue errance mélancolique imbibée de raki, ruineuse pour la réputation du héros, éprouvante pour le lecteur impatient, semblable peut-être à ces films turcs « traitant de la vie et de ses tourments » que le public suit en décortiquant des graines de tournesol. Lisez la table des matières si vous voulez vous en faire une idée.

    Pamuk multiplie les mises en abyme : le père de Kemal a lui aussi entretenu une maîtresse en secret pendant onze ans. L’histoire de Nurcihan et Mehmet, que tout le monde voudrait voir mariés, est une sorte de réplique aux amours de Kemal et Sibel. Kemal devient le producteur d’un film intitulé « Vies brisées »...

    L’auteur apparaît pour la première fois dans le récit lors de la somptueuse fête des fiançailles entre Kemal et Sibel. Ce jour-là, Orhan Pamuk (issu d’une riche famille en partie désargentée et mal à l’aise face aux nouveaux riches) danse même avec Füsun. A la fin du roman, c’est à lui que le narrateur s’adresse pour lui demander de raconter son histoire, en guise de « catalogue » du futur Musée de l’Innocence, et de la conclure.