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Roman - Page 152

  • Un orme gris

    « De la pelouse légèrement en surplomb, la vue s’étendait sur les champs et la forêt. Celle-ci formait comme une grande larme de vert, et à l’extrémité de la partie effilée, il y avait un orme gris, atteint de la maladie des champignons parasites, dont l’écorce était d’un gris violacé. De si rares feuilles pour un si grand arbre. bellow,saul,herzog,roman,littérature anglaise,etats-unis,juif,américain,orme,nature,perception,cultureUn nid de loriot, évoquant un cœur gris, se balançait au milieu des branches. Le voile jeté par Dieu sur les choses fait de chacune d’elles une énigme. Si elles n’étaient pas toutes à ce point spécifiques, détaillées et riches, je pourrais peut-être m’en préoccuper moins. Mais je suis un prisonnier de la perception, un témoin obligé. Elles sont trop passionnantes. En attendant, j’habite cette maison de planches ternes là-bas. Herzog s’inquiétait pour l’orme. Devait-il l’abattre ? L’idée lui répugnait. Entre-temps, les cigales faisaient vibrer dans leur ventre les membranes calleuses des tambours logés dans une chambre sonore. Ces milliards d’yeux rouges dans les bois alentour qui observaient, qui regardaient du haut des arbres, tandis que les ondes de bruit déchiquetées noyaient l’après-midi estival. Herzog n’avait jamais rien entendu d’aussi beau que cette discordance massive, ininterrompue. »

    Saul Bellow, Herzog

    Source de l'illustration : http://tidcf.rncan.gc.ca/fr/arbres/identification/feuillus/11/Ulmus

     

  • Les lettres d'Herzog

    Un billet sur Marque-Pages m’a conduite à Saul Bellow (1915-2005), jamais lu malgré son prix Nobel de littérature en 1976, et d’abord à son magistral Herzog (1964, nouvelle traduction par Michel Lederer pour Quarto en 2012), un « labyrinthe de contradictions et de conflits intérieurs » (Philip Roth) 

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    Presque tout se passe dans la tête du héros, mais on ne s’ennuie pas une seconde, cela vit, cela grouille de vie même, et d’idées, folles souvent, ce dont il est parfaitement conscient : « Peut-être que j’ai perdu l’esprit, mais ça ne me dérange pas, songea Moses Herzog. » (Première phrase)

    Seul dans sa vieille maison à la campagne, Herzog, en dehors des cours qu’il donne le soir, passe son temps à écrire des lettres, « continuellement, fanatiquement, aux journaux, aux personnages publics, aux amis et aux parents, puis aux morts, à ses morts obscurs et, enfin, aux morts célèbres. » Y compris à son ex-ami Valentin Gersbach et à son ex-femme Madeleine, devenus amants, qui font courir des rumeurs sur sa santé mentale.

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    L’été au jardin enchante Herzog, mais ne l’empêche pas de faire son examen de conscience. On le juge dépressif, masochiste, anachronique, sérieux mais immature ; lui-même se considère comme un mauvais mari, aussi bien avec Daisy, sa première épouse, qu’avec la seconde, et comme « un père aimant mais un mauvais père » pour Marco et June, ses enfants des deux lits.

    « Pour ses parents, il avait été un fils ingrat. Pour son pays, un citoyen indifférent. Pour ses frères et sa sœur, affectueux mais distant. Avec ses amis, égotiste. Avec l’amour, paresseux. Avec l’éclat, terne. Avec le pouvoir, passif. Avec son âme, évasif. » Cet autoportrait sévère le satisfait, à quoi il faut ajouter une constitution robuste et une assez bonne santé. 

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    Les femmes hantent Moses Herzog, Madeleine surtout, la manipulatrice, qui a la garde de June. Et maintenant la séduisante Ramona, propriétaire d’un magasin de fleurs, une divorcée dans la trentaine avec d’adorables manières « franco-russo-argentino-juives ». Elle suivait ses cours du soir – « les idées l’excitaient » – et c’est une excellente cuisinière en plus « d’une véritable artiste du plumard ». « Accroche ta douleur à une étoile. »

    Mais Herzog, 47 ans, répugne à s’engager à nouveau, après deux erreurs (Bellow, marié cinq fois, se qualifiait de « serial-mari ») – « il risquait de le payer de sa liberté ». Aussi repousse-t-il l’invitation de Ramona pour les vacances, il préfère se rendre chez une vieille amie à Vineyard Haven, après s’être acheté des vêtements légers (un conseil de Ramona) et un chapeau de paille. 

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    Déjà dans le taxi qui l’emmène à la gare, il se remet à écrire à une amie de Madeleine, à un ami zoologiste, au Président, au Dr Edvig, psychiatre, au gouverneur Stevenson, à Ramona, à Nehru, à Martin Luther King, à un commissaire de police, à lui-même… « Herzog, qui ne regardait presque plus par la fenêtre teintée, inamovible, scellée, sentit son esprit passionné, avide, se déployer, parler, comprendre, énoncer des jugements clairs, des explications définitives, et ce à l’aide des seuls mots indispensables. Il était emporté dans un tourbillon d’extase. »

    Formidable érudit, esprit critique et ironique, Herzog alterne le mécontentement et le désir « de réformes universelles ». Son esprit en marche mêle la pensée philosophique aux faits les plus concrets de son existence, c’est un homme d’une grande sensibilité, qui sort tout à coup de son soliloque pour remarquer des sycomores – « les arbres jouaient un rôle important dans sa vie » – ou se souvenir de son enfance, dans une famille de juifs russes émigrés aux Etats-Unis – « Qu’ai-je aimé autant que je les aimais eux tous ? » 

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    http://www.foliosociety.com/book/ZOG/herzog

    A peine arrivé, Herzog se rend compte qu’il ne peut « supporter la gentillesse en ce moment » et repart en laissant un mot à ses hôtes. Chez lui, une lettre inquiète de la baby-sitter de June le replonge dans l’angoisse (elle a vu Gersbach enfermer la petite dans sa voiture lors d’une dispute avec Madeleine).

    En plus de partager les tours et détours d’un esprit jamais en repos, Herzog est aussi un règlement de comptes – « Je ne comprendrai jamais ce que veulent les femmes. Oui, qu’est-ce qu’elles veulent ? Elles mangent de la salade verte et boivent du sang humain. » Des propos sexistes alimentés par la trahison de Madeleine qui l’obsède, ainsi que l’éloignement de ses enfants. 

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    I BOOK YOU

    « Mais que peuvent faire les humanistes et les penseurs sinon s’efforcer de trouver les termes appropriés ? Prends mon cas, par exemple. J’ai écrit pêle-mêle des lettres partout. Encore des mots. Je cherche à saisir la réalité par le langage. (…) Je mets tout mon cœur dans ces constructions. Mais ce ne sont que des constructions. »

  • Du luxe

    « Que vient faire la littérature dans le storytelling global d’un géant de luxe ? S’il est difficile de jeter un quelconque opprobre sur le fait qu’un écrivain réalise un travail de commande – la chose n’est pas nouvelle et plutôt courante –, force est de constater que, du côté de la marque, ce positionnement littéraire n’est en aucun cas une danseuse, une « parenthèse ». Au contraire, c’est une manière pour la griffe d’embarquer pour un territoire inattendu et ô combien légitime. » 

    Clément Ghys, « La littérature, c’est du luxe », Libération, 1/11/2013. 

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     http://www.slate.fr/life/74907/lire-pour-mieux-vieillir

     



  • Fabrique romanesque

    C’est un parti-pris sur ce blog de ne pas faire de publicité aux romans dont la lecture ennuie ou agace, abandonnés en cours de route ou achevés par curiosité pour l’éventuel rebond romanesque qui sauverait la mise. Il en va souvent ainsi pour ces signatures connues mises en évidence sur les tables des librairies ou des bibliothèques, best-sellers dont on est désolé de découvrir le vide affligeant – désolé non pour ceux qui en tirent profit, mais pour la littérature contemporaine ainsi desservie. 

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    Illustration © Jean-Baptiste Talbourdet

    Je ne m’attarderais pas sur leurs ingrédients censés faire pleurer Marco ou Margot – un héros ou une héroïne solitaire, un secret de famille, des péripéties sentimentales (un homme, une femme, ou plusieurs partenaires, c’est plus excitant), un peu d’exotisme et beaucoup d’érotisme voire de porno (c’est dans l’air du temps) – s’il ne fallait y ajouter désormais ce qu’on appelle au cinéma le « placement de produit », expression qui s’affiche à présent sur l’écran de télévision de temps à autre, un mal venu du grand écran.

    « Les placements sont de plus en plus nombreux dans les livres et tout particulièrement les romans. L’investissement pour la littérature américaine a été évalué à 26,6 Millions de dollars. » (Wikipedia, qui en cite quelques exemples.) Pour une telle fabrique romanesque, on installe volontiers l’intrigue dans un cadre luxueux, par exemple un hôtel cinq étoiles, avec tous les détails concrets aujourd’hui signes convenus de la richesse. Les beaux vêtements ne sont pas décrits, il suffit de citer leur marque pour les faire étinceler, les montres sont forcément des exemplaires de collection, les téléphones portables du dernier modèle, on y précise même la marque des savons et des boissons.

    Bien sûr, XXIe siècle oblige, on évoque l’un ou l’autre événement dramatique qui a nourri l’actualité médiatique durant des semaines, « people » de préférence, le personnage se montre accro aux réseaux sociaux et fait un usage immodéré de son portable jour et nuit. Au bout du compte, une fin heureuse ou du moins apaisante, qui joue sans doute le même rôle que la musique d’ambiance dans les grands magasins, au bonheur des marques. 

    Fumer tue, affichent les emballages de cigarettes. Enfumer les lecteurs de publicité quaisi explicite ou sous-jacente (voir la définition de la publicité subliminale) ne les tue pas, certes, et peut-être en devient-on même dépendant, comme si un exhausteur de goût donnait l’envie de recommencer encore et encore la même histoire au paradis des choses qui s’achètent et des gens qui s’enrichissent. Ils ne manqueront pas la prochaine mouture de leur fournisseur d’histoires préféré, ravis de ce merveilleux à la sauce mercatique pour lecteurs-consommateurs.

    A ces acteurs du marché du livre – rien à voir avec la Petite fabrique de littérature – manque l’ironie d’un Perec qui concluait ainsi, il y a une cinquantaine d’années déjà : « Le voyage sera longtemps agréable. Vers midi, ils se dirigeront, d’un pas nonchalant, vers le wagon-restaurant. Ils s’installeront près d’une vitre, en tête à tête. Ils commanderont deux whiskies. Ils se regarderont, une dernière fois, avec un sourire complice. Le linge glacé, les couverts massifs, marqués aux armes des Wagons-Lits, les assiettes épaisses écussonnées sembleront le prélude d’un festin somptueux. Mais le repas qu’on leur servira sera franchement insipide. » (Les Choses)

  • Le châle gris

    lane,harriet,le beau monde,roman,littérature anglaise,suspense,journalisme,édition,culture« Mes parents m’attendent pour le déjeuner. Les routes sont calmes, je suis dans les temps. Aux abords de mon village natal, juste après mon ancienne école primaire, je m’arrête à un feu rouge. En attendant qu’il passe au vert, je me penche vers le siège passager et j’ouvre mon sac : le voilà, enfoncé dans un des coins du bagage : le châle gris qui appartenait à Alys, celui qui pendait à un clou, dans l’entrée. La couleur en est tellement jolie, et puis il est si doux : du cachemire, bien sûr. Je le porte à mon visage et me dis que je suis en train de saisir une mémoire fugace de son odeur, enfermée dans ces fibres : cette senteur fraîche et vivace qui me fait penser au matin.
    Quand le feu passe au vert, je l’enroule autour de mes épaules et je démarre. »

    Harriet Lane, Le beau monde

     

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    Accueillir le jour, sourire à la vie  : 
    bonne & heureuse année 2014 !

     

    Tania