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Antigone à Beyrouth

Tout ce que j’avais déjà lu à propos du roman de Sorj Chalandon, Le quatrième mur (2013), assurait une lecture passionnante. Je ne m’attendais pourtant pas à un tel choc. Le rendez-vous avec « la petite maigre » de Jean Anouilh, la mise en scène d’Antigone à Beyrouth en pleine guerre au début des années 80, c’est un rendez-vous avec la résistance, la lutte, l’amitié, l’amour, la violence, les mille facettes du déchirement humain, la vie et la mort.

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© Elie Kanaan, La jeune fille aux champs 

« – Vous connaissez Elie Kanaan ? m’a demandé Simone.
Non, je ne connaissais pas.
– C’est l’un des plus grands peintres de notre pays, m’a-t-elle expliqué sans quitter son ouvrage.
Elle travaillait au point lancé, offrant à la laine la grâce du lavis.
– Je me suis inspirée de l’une de ces toiles. Deux femmes qui attendent. Mais qui attendent je ne sais quoi. » 

27 octobre 1983 à Tripoli, nord du Liban : « Sors de là, Georges ! », crie Marwan, le chauffeur druze, quand ils se retrouvent face à un tank syrien qui leur tire dessus. Chalandon, journaliste et romancier, « a mis fin à sa carrière de grand-reporter pour Libération, le jour où il s'est retrouvé le visage plaqué contre celui d'enfants morts au Liban. » (Première)

Retour en 1974, quand Georges, étudiant en histoire, écoute Samuel Akounis, venu témoigner de la résistance contre la dictature des colonels en Grèce. Impressionné par l’homme, acteur et metteur en scène, Georges, 24 ans, fait connaissance avec cet homme de dix ans plus âgé que lui – Sam sera comme son frère – et avec Aurore, 22 ans, une étudiante qu’il avait déjà remarquée avant qu’elle n’interrompe le conférencier par une question féministe – elle deviendra sa femme.

Sam a protesté quand Georges et d’autres maoïstes, après l’attaque meurtrière et suicidaire de trois combattants palestiniens (18 tués dont 9 enfants), ont peint le drapeau palestinien sur le Palais de la Mutualité où devait se tenir le lendemain une réunion sioniste : « Ce n’est pas le jour pour pavoiser. » Pour le Grec, « La violence est une faiblesse » –  et il refuse les slogans faux comme « CRS = SS ».

Le mouvement mao est dissous, La Cause du peuple disparaît, la dictature tombe en Grèce et Georges se sent un peu perdu : « Après avoir épuisé nos certitudes, nous étions orphelins d’idéologie. » Sam, lui, se réjouit de voir son ami Karamanlís devenir premier ministre et Eddy Merckx remporter 8 étapes du Tour de France.

Les deux amis sont de caractère opposé : « Lui la gaieté, moi le chagrin. Lui, le cœur en printemps, moi, la gueule en automne. » La mère de Georges est morte quand il était enfant, il « encombrait » son père. Sam, né d’un père communiste aux ancêtres mallorquins et d’une mère sioniste aux racines portugaises, est sans famille : tous morts à Birkenau, parmi 55000  juifs de Salonique déportés : « Mes parents n’avaient pas de nation, ils avaient une étoile. »

Samuel Akounis, au festival de Vaison-la-Romaine, assiste à une représentation dAntigone, la pièce d’Anouilh. Il trouve que l’héroïne ressemble à Georges, mais celui-ci se souvenant à peine du texte, Sam le lui offre. Georges, de son côté, dirige Aurore dans La demande en mariage de Tchekhov, jouée devant des ouvriers en grève – « Le théâtre était devenu mon lieu de résistance. »

Puis leur fille Louise naît, en 1980. Georges a bien du mal à s’imaginer en père. Lui qui n’a vécu jusque-là que dans la lutte, le voilà « gardien, soldat, sentinelle ». Tandis qu’Aurore travaille comme professeur de français, lui continue à étudier et fait le pion. Sam, témoin à leur mariage, vit entre Beyrouth et Paris. Il prépare un grand projet : monter Antigone à Beyrouth, sur la ligne de démarcation, avec des acteurs appartenant aux différentes communautés en guerre au Liban.

Mais il tombe très malade et demande à Georges de réaliser son rêve. Aurore est furieuse  c’est trop dangereux et Louise a besoin de son père. Mais Georges ne peut se dérober. Cette fois, il lit vraiment Anouilh, puis Sophocle, Brecht, et le carnet de travail que Sam lui a donné en même temps que la kippa de son père, qu’il devra porter en jouant le rôle que Sam s’était assigné, celui du Chœur.

Lire Le quatrième mur pour découvrir la folie et la beauté du projet de Sam, devenu celui de Georges, c’est marcher en terrain miné, évoluer au cœur d’un conflit meurtrier, rencontrer de jeunes acteurs qui veulent bien, non sans difficulté, cesser d’être ennemis le temps d’une pièce – « le théâtre était un répit ». Pour beaucoup, cela n’a pas de sens. Les risques sont énormes. 

L’existence de Georges – double fictif de Chalandon qui cherche à dire ce dont il a été témoin – en sera à jamais changée. La guerre est devant lui, mais aussi en lui. Pourra-t-il jamais vivre « dans les bras de la paix » avec sa femme et sa fille ? En ce qui me concerne, il me sera désormais impossible de séparer l’Antigone qui refuse le pacte avec Créon et son « pauvre bonheur » de ce roman terrible, Goncourt des lycéens 2013, où les illusions se fracassent.

Commentaires

  • Un avis aussi net me conduira, je n'en doute pas, enfin vers Sorj Chalandon.
    Clara Dupont-Monod dans le Magazine Littéraire parlait d'un grand livre portant la guerre, mais laissant une impression de paix. Choisir de jouer Antigone sur le front au Liban ou ailleurs, l'idée est subtile.

  • Vous y trouverez ample matière à réflexion, mais c'est un roman qui ne laisse pas indemne, vous l'avez compris.

  • Ce livre m'intéresse beaucoup et je vais me le procurer. J'étais en Grèce pendant la guerre du Liban et au moment où Caramenlis a été élu.
    Merci Tania pour votre grande capacité de stimulation de l'envie de lire.

  • oui, comme dit Zoë, une fois de plus un compte-rendu qui donne vraiment envie de lire le livre :-)

  • Ce livre est en attente sur ma liseuse mais le sujet me tentait peu, je vais peut être me laisser séduire

  • Jusqu'à présent, je n'ai pas été très tentée par les romans de Sorj Chalandon. Celui-ci pourrait me faire changer d'avis.

  • Le théâtre pour concilier, réconcilier....un projet ambitieux. Au-delà des conflits, les mots, des auteurs.
    Merci pour ce billet, bon weekend Tania.

  • @ Zoë Lucider : Avec plaisir, Zoë. Alors ce roman réveillera certainement vos souvenirs de cette époque.

    @ Adrienne : Merci, Adrienne. Devant la dureté de certaines scènes, je me suis dit que les lycéens d'aujourd'hui, qui l'ont choisi pour leur Goncourt, encaissent sans doute mieux que nous à leur âge.

    @ Dominique : Je t'en souhaite bonne lecture si tu te laisses tenter.

    @ Aifelle : Ne connaissant pas ses romans précédents, je ne peux comparer, mais celui-ci, quoique douloureux, m'a captivée.

    @ Colo : Chalandon fait un beau parallèle entre cette représentation risquée et la première d'Anouilh dans Paris occupé en 1944. Bonne fin de semaine, Colo.

  • Oui, vous avez le don de donner envie de lire. Je regrette toujours de ne pas avoir assez de temps à consacrer aux livres, bien que je lise beaucoup, mais jamais assez à mon goût. Quel dommage que l'on ait besoin de sommeil. Quel temps perdu ! Mais il y a nos rêves nocturnes qui peuvent être une belle lecture. Ou parfois une mauvaise...

  • Merci, Armelle. Le temps du sommeil, perdu ? Comme vous l'écrivez, il s'ouvre aux rêves et surtout, il est pour moi un grand réparateur physique et mental (désolée pour les insomniaques).

  • Ce que je constate chez mes élèves (16-18 ans) c'est qu'ils préfèrent dans une large mesure les histoires "vraies" ou "vécues": peut-être que ça explique certains choix, comme celui-ci?

  • Tu as raison, ce roman inscrit le mythe dans notre époque et il y est véritablement "incarné". Mais comment aurais-je réagi à cet âge devant la violence crue de certaines scènes ? Une question de sensibilité et d'époque, sans doute. Bonne soirée, Adrienne.

  • J'ai beaucoup aimé. Du coup, j'ai pris d'autres de ses livres. Il faudrait que je le relise. Et j'ai relu l'Antigone d'Anouilh. Là, ça m'a frappé : « C’est propre, la tragédie. C’est reposant, c’est sûr... Dans le drame, avec ces traîtres, avec ces méchants acharnés, cette innocence persécutée, ces vengeurs, ces terre-neuve, ces lueurs d’espoir, cela devient épouvantable de mourir, comme un accident. On aurait peut-être pu se sauver, le bon jeune homme aurait peut-être pu arriver à temps avec les gendarmes. Dans la tragédie on est tranquille. D’abord, on est entre soi. On est tous innocents en somme ! Ce n’est pas parce qu’il y en a un qui tue et l’autre qui est tué. C’est une question de distribution. Et puis, surtout, c’est reposant, la tragédie, parce qu’on sait qu’il n’y a plus d’espoir, le sale espoir ; qu’on est pris, qu’on est enfin pris comme un rat, avec tout le ciel sur le dos, et qu’on n’a plus qu’à crier, – pas à gémir, non, pas se plaindre, – à gueuler à pleine voix ce qu’on avait à dire, qu’on n’avait jamais dit et qu’on ne savait peut-être même pas encore. Et pour rien : pour se le dire à soi, pour l’apprendre, soi. Dans le drame, on se débat parce qu’on espère en sortir. C’est ignoble, c’est utilitaire. Là, c’est gratuit. C’est pour les rois. Et il n’y a plus rien à tenter, enfin ! »

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