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Peinture - Page 84

  • Gillain le peintre

    Joseph Gillain (1914-1980) ? Moins connu que le dessinateur Jijé, « un des maîtres européens de la bande dessinée » (F. Matthys), son alter ego (J. G.) - l’inventeur de Blondin et Cirage, de Fantasio (le compagnon de Spirou), de Jerry Spring, entre autres -, Gillain est aussi peintre. Juste à côté de la Gare centrale, la Maison de la bande dessinée lui consacre une exposition, jusqu’au 17 octobre : des peintures et quelques sculptures, une soixantaine d’œuvres issues de collections privées. François Deneyer, directeur de la Maison, publie une monographie de l’artiste belge aux quelque cinq cents peintures et sculptures.

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    © Joseph Gillain - www.jijé.org

    Après quelques planches originales des années ’50, c’est une succession de paysages, de portraits, d’intérieurs. Gillain a peint partout, chez lui ou en voyage : La moisson à Overijse, La chambre jaune à Cassis, L’arbre mort ou Le mistral à Aix. Coins de Bruxelles ou de Paris. « Vie heureuse d’un homme au talent étourdissant, qu’ensoleillait l’amour de son épouse, de leurs cinq enfants et nombreux petits-enfants », écrit Francis Matthys (La Libre Belgique, 21 juin 2010).

     

    Les couleurs intenses sont au rendez-vous, les influences aussi, surtout du côté du fauvisme. Annie à la jupe rayée, assise une cigarette à la main devant une porte vitrée, fait penser à un Matisse : rideaux souples retenus par des embrasses,
    balustrade et feuillages derrière les vitres, bouquet dans un grand vase bleu sur un guéridon, tapis à motifs. La jeune femme porte un corsage blanc sur une jupe à
    rayures vives, le rouge de ses lèvres répond à celui des embrasses, en contraste avec le mur ocre. C’est pimpant, c’est gai. On retrouvera Annie, l’épouse du peintre, plus loin, sur un canapé rose, entre autres.
     

     

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    Vent d'orage dans le Connecticut (détail) © Joseph Gillain - www.jijé.org

     

    A quoi tient le charme de Juliette et sa poupée ? Derrière un gros bouquet rose et bleu posé sur un coin de table, la fillette regarde vers nous – vers le peintre – de ses grands yeux bruns. Jolie frimousse. A-t-elle pris la pose, bien sage sur sa chaise, pour figurer sur une toile comme la poupée représentée au mur près d’elle, coiffée d’un chapeau cloche ? La plupart des sculptures présentées un peu bas dans des vitrines sont des bustes d’enfants, une tête de Benoît Gillain en terre cuite esquisse un beau sourire.

     

    A plusieurs reprises, Joseph Gillain a campé son chevalet devant une maison noyée dans la verdure : Maison au pays basque – toits orangés, ciel et ombres bleues sous les arbres – une peinture légère à la Dufy. Vent d’orage sur le Connecticut est beaucoup plus mouvementé : l’herbe et les arbres y tourbillonnent ; d’un fauteuil blanc à l’avant-plan, le regard glisse sur une barrière en bois avant de découvrir le haut d’une maison enfouie dans la végétation. Ailleurs une table dressée près d’un arbre avec ses chaises en fer forgé (Repas dans le parc), un arrosoir bleu vif dans l’allée sinueuse d’un jardin entre des plates-bandes bien fleuries. 

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    © Joseph Gillain - www.jijé.org

     

    F. Matthys, dont l’article enthousiaste m’a décidée à visiter cette exposition, a choisi Fantasme sur canapé pour l’illustrer, un des beaux nus aux cimaises de la Maison de la bande dessinée. Plusieurs d’entre eux sont curieusement intitulés « Nu privé », un autre, tout en rondeurs, Les sept collines de Rome ! Ce serait trop long de vous décrire ces citronniers du Mexique ou encore ce paysage ardennais sauvage, structuré comme un Raty mais dans de tout autres tons que le Liégeois, toute la gamme du  bleu foncé et du vert.

     

    Sans prétention mais avec un art très assuré, Gillain peint la beauté du monde et des êtres. De nombreuses photographies le montrent à l’œuvre. Je ne regrette pas de m’être déplacée spécialement pour cette rétrospective, sur la foi d’une critique d’art qui attendait depuis quelques semaines sur mon bureau. Les bédéphiles retrouveront Jijé au Centre belge de la bande dessinée qui propose jusqu’à la fin de l'année une grande exposition sur L’atelier de Franquin, Jijé, Morris et Will et même à Jambes où on lui rend aussi hommage. En outre, ils peuvent revoir ici, sur la petite mezzanine au fond de la salle, une vidéo (Bande à part avec Jijé) où Jijé-Gillain, installé dans sa camionnette au milieu des bois, répond aux questions sur son travail de dessinateur.
    En toute simplicité.

  • Hopper à Lausanne

    Sur la terrasse d’une maison blanche frappée de face par la lumière, les stores jaunes un peu moins baissés aux fenêtres du premier que du second pignon, identique, deux femmes prennent le soleil : celle aux cheveux gris, assise dans un fauteuil, tient un livre à la main ; la jeune femme blonde assise de biais sur la rambarde, en bikini bleu, bombe le torse. C’est l’affiche de l’exposition Edward Hopper (1882-1967) à la Fondation de l’Hermitage de Lausanne (jusqu’au 17 octobre), un détail de Soleil au balcon (1960).

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    Soleil au balcon (détail d'après le catalogue) © Whitney Museum of American Art, New York


    La pluie qui arrose le Valais depuis  la veille au soir n’a pas découragé grand monde : on se presse à l’entrée, le vestiaire déborde de vestes mouillées sur des cintres et de parapluies dans un grand bac, les agents de sécurité renvoient sans état d’âme vers les consignes les sacs à dos même de taille modeste – je fourre donc mes papiers dans mes poches, passe le contrôle, retourne dans mon casier chercher de quoi écrire en pestant un peu…

    Le calme revient dès la première salle, consacrée aux autoportraits et à de belles études de mains (Les mains de l’artiste, plume et encre noire – « To my wife Jo », y a écrit Hopper, « His hand » a ajouté Jo ). Que ce soit sur un autoportrait en manteau noir et chemise blanche (repris dans La chambre de l’artiste où il est accroché au mur) ou dans un grand autoportrait à l’huile des années 1925-1930, Hopper a le regard en biais, l’iris au coin de l’œil. Sans complaisance, il se peint tel qu’il se voit, ordinaire.

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     Le pont des arts (détail) © Whitney Museum of American Art, New York

    Le jeune étudiant de la New York School of Arts entreprend dès 1906 un voyage en Europe. La deuxième salle montre ses œuvres parisiennes, le Louvre sous un ciel d’orage, le Quai des Grands-Augustins. J’ai particulièrement admiré Le Pont des Arts, dont Hopper a peint la passerelle vue d’en contrebas ; il rend bien la lumière particulière de Paris et montre déjà son goût pour les angles de vue inhabituels. Les œuvres exposées proviennent principalement du Whitney Museum of American Art de New York, qui a bénéficié d’un legs de plus de trois mille œuvres après la mort du peintre. (Hopper, 1 m 95, et Joséphine Nivison Hopper, 1 m 53, se sont mariés en 1924, à 42 et 41 ans. Leur couple a tenu, même si Hopper dira un jour que « Vivre avec une femme, c’est comme vivre avec deux ou trois tigres ». Toutes les citations sont extraites du catalogue.)

    Le bistro, une toile fascinante, peinte une fois de retour à New York, rappelle l’ambiance parisienne avec un couple attablé à l’angle d’une rue, non loin d’un pont (le Pont-Neuf ?) curieusement flanqué de quatre cyprès. Même inspiration pour Soir bleu où le peintre a rassemblé sous des lampions un proxénète (de face), un artiste en béret (de profil), un soldat (de dos) en face d'un Pierrot au masque de clown derrière lequel s'avance une prostituée outrageusement maquillée, qu'observe un couple bourgeois (cette toile étonnante a déplu quand Hopper l’a exposée et il ne l’a plus montrée par la suite). L’escalier du 48, rue de Lille – déjà le mystère des lieux clos –, des silhouettes de passants à l’aquarelle, Au théâtre, c’est encore Paris.

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    Le jeune garçon et la lune (détail) © Whitney Museum of American Art, New York

    Hopper a gagné sa vie d’abord comme illustrateur, avec talent comme on peut le voir avec Le jeune garçon et la lune (1906-1907). Beaucoup d’études sont présentées dans cette exposition, notamment des détails observés chez Manet. Trois petits formats peints en bleu sombre annoncent l’univers type du peintre américain – « la façon dont le corps humain occupe l’espace » (Carter E. Foster) : une jeune femme à l’atelier, un homme assis sur un lit, une figure solitaire dans un théâtre. « Hopper nous invite à regarder impunément dans la vie d’autrui, sans nous fournir aucune information sur les situations qu’il met en scène » commente Carol Troyen. Toutes les femmes des tableaux de Hopper sont peintes d’après son épouse qui lui sert de modèle : scènes érotiques assez dures comme Une femme au soleil et Strip-tease ou plus tendres comme ce Nu allongé (aquarelle) où la jeune femme est montrée de dos, appuyée sur des coussins de couleur. De petites eaux-fortes frappent par leur atmosphère intense : La maison solitaire ; Ombres, la nuit (une vue de ville en plongée qui crée un effet dramatique) ; Le balcon.

    L’auditorium en sous-sol, dont les murs de béton n’ont pas le charme des pièces de la Villa ouvertes sur le parc de l’Hermitage, propose de grandes toiles urbaines entourées d’études préparatoires – section intitulée « Du dessin à la peinture ». Il s’agit de grands paysages comme L’Ile de Blackwell (sa prison et son hôpital psychiatrique) et d’autres lieux new-yorkais, où le peintre exprime sa fascination pour les structures, extérieures ou intérieures. Ainsi, pour Le Cinéma Sheridan, il a dessiné dans son carnet plein de détails, mais a modifié ensuite le personnage au premier plan. Le jeu des ombres et de la lumière anime Soleil du matin, une femme assise sur un lit face à la fenêtre en plein soleil. Le plus souvent, mais pas ici, les études et les aquarelles vibrantes, contrastées, m’ont semblé plus vivantes que les peintures à l’huile, alors que le fini des toiles rend leur sujet plus plat, figé même. On peut feuilleter une double numérisé du Registre de l’artiste : sous l’esquisse de chaque œuvre, Hopper la décrit avec précision et indique le montant de la vente.

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    Soleil du matin (détail) ©
    Columbus Museum of art, Ohio

    Dédaignant le pittoresque, Hopper excelle à envelopper de mystère les scènes les plus ordinaires, à dévoiler « la beauté cachée des lieux communs » (Virgil Barker). Au premier étage du musée, on admire d’abord sur le palier Sept heures du matin, la devanture blanche d’un magasin quasi vide au coin d’une rue près d’une forêt (on pense à Magritte). Puis viennent ces immeubles victoriens aux ombres singulières que le peintre aimait observer de nuit (Chambres pour touristes), ces carrefours vus en plongée (Village américain) comme les Tuileries peintes par Monet, ces maisons isolées, closes, mystérieuses. Dans le Coucher de soleil à Cape Cod, tous les jaunes sont convoqués : jaune pâle des stores, jaune paille de l’herbe sèche, jaune acide dans le ciel bleu virant au rouge orangé à l’horizon. Puis des études intéressantes pour La Colline au phare, Automobiles et rochers, Deux chalutiers, La maison Capron entourée de poteaux électriques (sans fils).

    Sous la charpente de l'Hermitage, un film documentaire présente le peintre américain, inspiré d’abord par les impressionnistes, ensuite par le cinéma et ses effets réalistes, avant de devenir le représentant d’une certaine solitude des êtres, en ville ou à la campagne, seuls ou accompagnés. Sceptique devant la peinture non figurative de ses contemporains, Hopper croyait à l’emprise fondamentale de la nature sur les hommes, dans leur face à face avec la lumière, celle du jour ou celle du soir, qui accentue les lignes et dessine l’espace où nous vivons. « Ce que j’ai cherché à peindre, ce ne sont ni les grimaces, ni les gestes des gens ; ce que j’ai vraiment cherché à peindre, c’est la lumière du soleil sur la façade d’une maison. »

  • Les défauts

    Avec Ensor et Verhaeren / 8    

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    Ensor, Trois silhouettes, 1880, aquarelle, MRBAB, Bruxelles

    « Mes amis, les œuvres de vision personnelle seules resteront. Il faut se créer une science picturale personnelle et vibrer devant la beauté comme devant la femme qu’on aime. Oeuvrons avec amour, ne craignant pas les défauts, compagnons habituels inévitables des grandes qualités. Oui, les défauts sont les qualités et le défaut est supérieur à la qualité. Qualité signifie uniformité dans l’effort en vue d’atteindre certaines perfections communes accessibles à tous. Le défaut échappe aux perfections uniformes et banales. Le défaut est donc multiple, il est la vie et reflète la personnalité de l’artiste, son caractère, il est humain , il est tout et sauvera l’œuvre. »

    Discours prononcé par Ensor au banquet offert par « La Flandre littéraire », 1922

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    Ensor, Portrait de Verhaeren ou Verhaeren taillant son crayon (détail),
    1890, Bibliothèque royale Albert Ier, Bruxelles

  • Des masques

    Avec Ensor et Verhaeren / 7    

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    Ensor, Ensor aux masques ou Ensor entouré de masques, 1899, Menard Art Museum, Aichi (Japon)

    « L’entrée dans le royaume des masques, dont James Ensor est roi, se fit lentement, inconsciemment, mais avec une sûre logique. Ce fut la découverte d’un pays, province par province, les lieux pittoresques succédant aux endroits terribles et les parages tristes prolongeant ou séparant les districts fous. Grâce à ses goûts, mais aussi grâce à son caractère, James Ensor n’a vécu pendant longtemps qu’avec des êtres puérils, chimériques, extraordinaires, grotesques, funèbres, macabres, avec des railleries faites clodoches, avec des colères faites chienlits, avec des mélancolies faites corque-morts, avec des désespoirs faits squelettes. »

    Emile Verhaeren, Sur James Ensor (1908), Complexe, 1990.

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    Ensor, Les Masques singuliers (détail), 1892, MRBAB, Bruxelles