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Peinture - Page 81

  • Du travail / 2

    Splendeurs et misères du travail, l'essai d’Alain de Botton quitte les voies de l’industrie et du transport pour nous amener à contempler un peintre au travail. Stephen Taylor peint depuis cinq ans le même chêne auprès duquel il se rend dans une vieille Citroën avec tout son matériel, à nonante kilomètres au nord-est de Londres, « submergé par le sentiment que quelque chose dans cet arbre très ordinaire demandait à être peint, et que s’il parvenait à lui rendre justice, sa vie serait, d’une façon indistincte, justifiée, et ses épreuves sublimées. » Taylor a vu ce
    chêne pour la première fois, cinq ans avant, après la mort de sa petite amie. L’art de peindre les feuilles lui a été enseigné par Homme à la manche bleue du Titien, à la National Gallery : « Titien lui avait appris l’économie : comment suggérer les choses plutôt que les expliquer ».

     

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    Pylônes électriques à la Gare Vimont à Laval, photo Francely Rocher (Wikimedia commons images)

     

    VII. Pylones et câbles raconte un tout autre voyage, en voiture et à pied avec un installateur de pylônes pour suivre l’itinéraire d’une des lignes à haute tension les plus importantes du Royaume Uni. 542 pylônes, 175 km. Le compagnon d’Alain de Botton lui montre son encyclopédie de poche des pylônes, de toute taille et de toute forme. Il lui explique « l’effet de couronne », ce bruit intense sous la ligne, la composition du câble, nonante et un brins d’aluminium tordus comme une corde.
    En le voyant noter des équations qui calculent la force gravitationnelle exercée sur le câble, Botton envie les ingénieurs pour leur langage concis et international, rêve d’un pareil code applicable aux sentiments. Comme les moulins à vent ont été magnifiés par les peintres paysagistes hollandais, il faudrait que les pylônes à haute tension et leurs câbles soient appréciés à leur juste valeur, et qu’on ne les efface plus des paysages de cartes postales.

     

    Le chapitre sur la comptabilité a pour décor un de ces nouveaux immeubles de verre
    le long de la Tamise, avec leur hall où « l’attente semble être la plus ancienne activité humaine ». Dans une entreprise de cinq mille employés, Botton a l’occasion d’observer les comportements durant une journée de travail. Réveil à cinquante kilomètres de Londres. Dans le train, lecture du journal – « Lire le journal, c’est porter un coquillage à son oreille et être assourdi par le brouhaha de l’humanité ». Au bureau, chacun joue son rôle. « Qu’il est rassurant d’être cantonné dans un certain rôle par l’idée que les autres se font de soi, au lieu d’être contraint de songer, dans la solitude du petit matin, à tout ce qu’on aurait pu être et ne sera jamais… » Le bien-être mental des employés est devenu une préoccupation majeure des patrons.

     

    Tout autre est l’univers des inventeurs, des petits entrepreneurs. A leur salon annuel, Botton a rendez-vous avec un Iranien inventeur de « chaussures qui marchent sur l’eau », mais celui-ci est retenu à l’aéroport où on le traite comme suspect de terrorisme. Un compatriote inventeur d’une protection anti-collision vient à sa place. Admiratif de l’esprit d’entreprise, de toutes ces personnes convaincues du potentiel
    de leur innovation, l’essayiste est douché par les statistiques qu'on lui communique : 99,9 % de ces candidats échouent, preuve que « nous préférons finalement l’excitation et le désastre à l’ennui et à la sécurité ». Mais il suffit d’un « Sir Bob » à la réussite stupéfiante pour ressentir devant ces héros de la réussite commerciale une envie mêlée d’un sentiment d’insuffisance.

    Le dernier chapitre intitulé Aviation découle d’une commande par un journal slovène d’un article sur le Salon du Bourget. Du représentant solitaire de l’Arabie Saoudite assis au milieu d’un stand luxueux mais vide aux jeunes et timides responsables du marketing d’un nouveau jet japonais, Alain de Botton observe les choses et les gens, inlassable curieux de notre monde, philosophe intéressé par nos grandeurs et nos petitesses. Pour conclure Splendeurs et misères du travail, l’auteur, aux accents parfois mélancoliques, observe que finalement, l’importance exagérée que les mortels donnent à ce qu’ils font, « loin d’être une erreur intellectuelle, est en réalité la vie elle-même coulant en nous ».

  • La couleur

    « Loin de tout, sur l’île de Tahiti, Paul Gauguin écrivait en 1891 que, puisque la couleur elle-même était mystérieuse dans les sensations qu’elle procurait, on pouvait en toute logique en jouir, non comme dessin mais comme source de sensations dérivées de sa nature propre, de sa force intérieure mystérieuse et énigmatique. »

     

    Alberto Manguel, Le Livre d'images

     

    Gauguin, Deux Tahitiennes.jpg

     

  • Lire des images / 3

    « Tout portrait est, en quelque sens, un autoportrait qui réfléchit celui qui le regarde. Parce que « l’œil ne se rassasie pas de voir », nous prêtons à un portrait nos perceptions et notre expérience. Dans l’alchimie de l’acte créateur, tout portrait est un miroir. » Ainsi s’ouvre, dans Le Livre d’images de Manguel, Philoxène – L’image reflet, autour d’une mosaïque conservée à Naples, La bataille d’Issos, où l’on voit Alexandre se lancer à la poursuite de Darius, une mêlée de chevaux et de cavaliers – « Le ciel est une forêt de lances obliques. » Manguel, au départ d’une scène de guerre, remonte le temps et interroge l’art de montrer un visage. Les relations des Grecs avec leurs reflets dans un miroir, nos propres rapports avec nos traits qui évoluent, s’altèrent au cours de notre vie, les miroirs dans la peinture, les autoportraits de Rembrandt, l’essayiste ouvre de multiples voies à la réflexion.

     

    Battle_of_Issus.jpg

     

    La Femme qui pleure de Picasso – l’image violence, aujourd’hui conservée à la Tate Gallery (Londres), est « petite, de la taille d’un visage humain, elle brûle de couleurs complémentaires qui attirent l’œil dans des directions opposées : vert et rouge, violet et jaune, orange et bleu. » Comment, interroge Manguel, supporter de regarder « ce chagrin très privé » ? L’essayiste rappelle comment Picasso et Dora Maar se sont rencontrés, comment ils se querellaient, comment, lorsqu’elle fondait en larmes, Picasso sortait son carnet et son crayon. De ces portraits torturés, Dora Maar dira un jour : « Tous sont Picasso, pas un seul n’est Dora Maar. »

     

    Picasso, Femme qui pleure.jpg

     

    La première image sculptée, dans cet essai, est le Saint Pierre de L’Aleijadinho. « Comme les Français dans la pierre et les Italiens dans le marbre, les architectes du Portugal avaient trouvé dans le bois doré leur matériau idéal. » Au Brésil, dans l’Etat de Minas Gerais, pousse un cèdre brésilien dont la souplesse permet « de fines ciselures ». L’Aleijadinho, « le petit éclopé », fils de peintre, souffrait de diverses maladies affectant sa peau et ses articulations, puis sa vue, et se faisait assister par Mauricio, un esclave africain très doué. Devenu l’un des artistes « les plus renommés et les plus demandés au Minas Gerais », il réalise pour le sanctuaire de Congonhas « soixante-seize sculptures (…) parmi les plus puissantes et les plus spectaculaires de leur temps ».

     

    Congonhas_sanctuary_of_Bom_Jesus_church.jpg
    Église du sanctuaire du Bon Jésus de Matosinhos à Congonhas, Minas Gerais, Brésil,
     avec les Prophètes sculptés par Aleijadinho,
    photographie de Eric Gaba (Sting - fr:Sting) sur Wikimedia Commons Images

    Manguel s’arrête aussi sur l’image architecturale (Claude Nicolas Ledoux – L’image philosophie), sur le monument du mémorial de l’Holocauste à Berlin (Peter Eisenman – L’image mémoire), sur la grande toile des Sept œuvres de la miséricorde signée Le Caravage pour l’église Pio Monte delle Misericordia à Naples. Pour conclure sur la richesse de ce Livre d’images où chaque lecteur devrait trouver son bonheur, voici ce qu’écrit Alberto Manguel dans sa conclusion : « Nous vivons dans l’illusion que nous sommes des créatures d’action ; il serait sans doute plus sage de nous considérer, ainsi que le suggère la philosophie hindoue appelée Sâmkhya, comme les spectateurs d’un éternel défilé d’images. »

    (entre-deux)

  • Une oeuvre d'art

    « Une citation de l’Ecclésiaste résume, à mon avis, nos relations avec une œuvre d’art qui nous émeut. Elle reconnaît le savoir-faire, elle suggère l’inspiration, elle fait allusion à notre incapacité à traduire notre expérience en mots. Voici comment elle est formulée dans la traduction de l’abbé Crampon : « Toutes choses sont en travail, au-delà de ce qu’on peut dire ; l’œil n’est pas rassasié de voir, et l’oreille ne se lasse pas d’entendre. » »

     

    Alberto Manguel, Le Livre d’images

     

    Tina Modotti, Sans titre.jpg

    Tina Modotti, Sans titre

     

    http://mescouleursdutemps.blogspot.com/2010/02/le-livre-dimages-dalberto-manguel.html


    (entre-deux)

     

    Quelques jours sans connexion et je vous reviens.  
    (Billets programmés jusqu'au lundi 22.)  
    A bientôt.   

    Tania   

  • Lire des images / 2

    « Apprendre à lire ce que l’on voit », tel est le propos d’Alberto Manguel dans Le Livre d’images. Robert Campin – L’image énigme observe La Vierge à l’Enfant, une peinture attribuée « notamment à Roger Van der Weyden, le plus grand, sans doute, des artistes flamands vers le milieu du XVe siècle, ou à son maître, Robert Campin. » Cette scène intime et domestique où une jeune mère présente le sein à un bébé « agité ou simplement distrait » se veut une représentation de la réalité ordinaire. Qui est cette femme ? Quels indices pouvons-nous lire dans ce tableau ? « Le sein exposé, l’auréole pare-feu, le tabouret à trois pieds, le livre qu’elle est en train de lire, la pointe des flammes derrière l’écran, la bague à l’annulaire de sa main droite, les pierres précieuses brodées dans l’ourlet de sa robe blanche,
    la scène visible par la fenêtre : chacune de ces choses semble révéler un peu de ce qu’elle est censée être, à la fois dans le monde de Dieu et dans le monde des hommes, et nous sommes tentés de la lire comme nous lirions un recueil d’énigmes. »

     

    Robert Campin, Vierge à l'Enfant.jpg

     

    Une photographie sans titre (vers 1927), des pieds nus dans des sandales usées, de vieilles mains entourant des genoux, fait l’objet de la séquence suivante, Tina Modotti – L’image témoin. « Les pieds représentent notre alliance avec la Terre, la promesse d’appartenir à un lieu, si loin que nous nous égarions », écrit Manguel, qui nous conte à partir d’une photo le parcours d’une actrice italienne devenue star à San Francisco. Après avoir posé pour le photographe américain Edward Weston, Tina Modotti lui demande de lui apprendre son art, qui va devenir pour elle une passion. De la Californie, ils se rendent au Mexique où elle se lie avec des artistes révolutionnaires comme Diego Rivera et Frida Kahlo, s’épanouit comme photographe, modèle, courtisane et femme engagée. « Les pieds du paysan de Tina Modotti ont ce même caractère d’affirmation de soi. Posés sans équivoque sur le sol, le pied droit légèrement dressé vers le spectateur au-dessus d’une petite flaque d’ombre, ces pieds ne présentent pas d’excuses, ils ne demandent pas pardon d’exister. »

     

    Le livre d’images revient à la peinture avec un portrait troublant, celui de Tognina, une jeune fille au visage velu née aux Pays-Bas en 1572. Son père, originaire de Ténériffe, souffrait d’une maladie de la peau spectaculaire; enfant, couvert de poils, il avait été amené à Paris, exhibé à la cour d’Henri II, on lui avait appris les bonnes manières et les beaux-arts. Ses quatre enfants héritent de sa maladie et de nombreux portraits représentent cette famille Gonsalvus. Lavinia Fontana – L’image connivence rapporte les circonstances dans lesquelles ces « monstres » ont vécu et fasciné un public avide de scandales à cause de leur pilosité « sauvage ». Formidable commentaire de Manguel sur « le paysage du corps » à travers les époques et les cultures, jusqu’au « sourire vertical » de L’origine du monde par Courbet. Lavinia Fontana (1552 - 1614), fille de peintre, appartient à ce que le professeur Vera Fortunati appelle « la légende des femmes artistes » elles-mêmes considérées comme de « curieuses exceptions ». Son portrait de Tognina est d’une « merveilleuse compassion ».

     

    Lavinia, Portrait de Tognina (wikipedia).jpg

    Avec une empathie remarquable, Alberto Manguel regarde et nous fait regarder les images qu’il propose à notre lecture, un choix original et varié, mais aussi plein d'autres images qui les rejoignent. L’érudit lance d’innombrables passerelles entre les artistes, les époques, les mentalités, à l’affût des correspondances et des contrastes. Ainsi, dans Marianna Gartner – L’image cauchemar, l’essayiste rapproche l’artiste canadienne de Magritte, de Vélasquez (remarquable analyse des Ménines), de Manet, pour mieux nous éclairer sur ces Four men standing (Quatre hommes debout), à son sens « l’une des œuvres les plus remarquables de Gartner », un tableau « inquiétant » malgré la banalité du sujet. Passée de la photographie à la peinture, Marianna Gartner, née en 1963, ajoute à l’art du portrait « son commentaire cauchemardesque » et réveille l’œil endormi par la combinaison « du beau et du sinistre » (Robert Enright), créant une ambiguïté très personnelle.

    (entre-deux)