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Lecture - Page 8

  • Guernesey, le film

    Que vous ayez lu Le Cercle littéraire des amateurs d’épluchures de patates de Mary Ann Shaffer et Annie Barrows ou non, ne boudez pas le film de Mike Newell : Le cercle littéraire de Guernesey. Catégorisée « drame, romance », l’adaptation cinématographique de ce roman à succès offre un divertissement agréable. Trop « joli », juge La Libre Culture, qui ne lui attribue qu’une étoile, précisant que le film est plombé par « la qualité anglaise » façon « Downton Abbey » – à vous d’apprécier.

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    Mike Newell a réalisé entre autres Avril enchanté (1992), Quatre mariages et un enterrement (1994), L’amour au temps du choléra (2007). Les acteurs qu’il a choisis sont bien dans leur rôle, avec une mention spéciale pour Penelope Wilton qui incarne une Amelia secrète et émouvante. Elle jouait la mère de Matthew Crawley dans Downton Abbey. Lily James, qui tient ici le rôle principal, y apparaissait dans le rôle de Lady Rose Aldridge, petite-cousine de Lord Grantham.

    L’heure du couvre-feu est passée depuis longtemps sur l’île anglo-normande de Guernesey occupée par les Allemands (du 30 juin 1940 au 9 mai 1945) quand un petit groupe joyeux se fait surprendre par une patrouille. Sommés de justifier leur sortie tardive, ils sont sauvés de l’arrestation par une jeune femme, Elizabeth, qui sort un livre de sa poche et justifie leur présence par une séance tardive du Cercle des amateurs de littérature... et de tourte aux épluchures de patates de Guernesey – pour justifier ladite tourte que transporte l’un d’eux.

    A Londres, en 1946, une jeune écrivaine qui vient de remporter un beau succès, Juliet Ashton, manque d’enthousiasme pour la tournée de promotion mise au point par son éditeur, ainsi que pour les soirées brillantes où l’emmène son petit ami, un jeune et riche Américain qui couvre de fleurs sa chambre dans une pension modeste. Juliet ne veut pas du splendide appartement qu’il lui propose, elle ne s’y sentirait pas à l’aise.

    Quand arrive une lettre d’un inconnu, envoyée de Guernesey, Juliet est tout de suite charmée par le ton de Dawsey Adams, un jeune fermier qui a trouvé son adresse manuscrite dans un livre d’occasion : ils commencent à correspondre, il lui raconte la naissance et les rituels du fameux cercle de lecture. En panne d’inspiration pour un nouveau livre, elle décide d’aller rencontrer ces gens sur leur île et d’y glaner des informations sur l’Occupation allemande. Son éditeur lui rappelle de rentrer rapidement. Quant à son chevalier servant, il la surprend juste avant qu’elle n’embarque, la demande en mariage sur le quai et lui offre une superbe bague en diamant (art déco) – les voilà fiancés.

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    Ces quelques ingrédients vous donnent une idée de l’intrigue, que l’arrivée sur l’île de Guernesey va développer sur fond de superbes paysages, bords de mer et campagne pittoresques. On y fait la connaissance avec Juliet des différents membres du cercle littéraire, du plus âgé, l’inventeur de la tourte aux épluchures de pommes de terre, Eben Ramsey, au plus jeune, son petit-fils. Mais elle ne tarde pas à se heurter à des réactions hostiles ou des silences quand elle les interroge sur ce qu’ils ont vécu ; il est des drames, des secrets qu’ils n’ont pas envie de lui confier.

    Juliet, curieuse, va donc prolonger son séjour et participer aux réunions du cercle de Guernesey, qui continue les lectures à voix haute suivies d’échanges sur les livres lus. Les films qui donnent une si belle place à la littérature et à la lecture, à la correspondance aussi, ne sont pas si fréquents, celui-ci touchera la fibre sensible de bien des lecteurs et lectrices, a fortiori de ceux qui ont aimé le roman éponyme.

    « Amitié, camaraderie, solidarité, amour, pouvoir de la littérature, beauté du dénuement… Tous les thèmes sont là et bien là dans cette adaptation très mièvre, qui fait passer presque au second plan le seul aspect un peu intéressant : le récit d’une histoire méconnue, celle de l’occupation de Guernesey par le IIIe Reich », écrit Hubert Heyrendt dans La Libre. Sévère. Moins que ce que j’ai lu dans Le Monde, où un critique y voit un « pudding industriel » pour « public féminin du troisième âge » !

    Le film est trop léché et certains personnages ou situations, stéréotypés, c’est vrai. Est-il interdit pour autant d’échapper parfois aux soucis de la vie réelle pour prendre plaisir à une histoire romanesque bien racontée, où tout n’est d’ailleurs pas rose ? Pour ma part, j’ai aimé y découvrir l’île de Guernesey et certains personnages secondaires plus nuancés que le trio sentimental. Comme à la lecture, le sympathique cercle littéraire m’a été d’agréable compagnie, deux heures durant. Un film délassant.

  • Tous azimuts

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    « Un peu d’histoire nous apprend que rien n’est plus périlleux que ce qu’on croit savoir avec certitude, source d’obstacles épistémologiques qui font le bonheur des historiens des sciences. Mieux vaut encourager l’intensité de la curiosité savante tous azimuts plutôt que des savoirs trop hiérarchisés. Et assumer ce qui pourrait apparaître comme un joyeux désordre créatif. »

    Maurice Olender, Un fantôme dans la bibliothèque

  • Livres et archives

    Un fantôme dans la bibliothèque, publié dans la collection « La librairie du XXIe siècle » qu’il dirige aux éditions du Seuil, est un petit livre étonnant de Maurice Olender. Etonnant d’abord par ce long refus de la lecture et de l’écriture qu’il y raconte. Né à Anvers dans une famille « où l’on ne lisait pas, n’écrivait pas, où il n’était pourtant question que d’écriture, de lecture », l’historien devenu éditeur a été rebelle à la scolarisation jusqu’à l’âge de vingt ans, malgré les supplications de son père.

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    Maurice Olender chez lui à Bruxelles, 2017 Photo © Olivier Dion (Livres hebdo)

    « Lorsque j’arrive dans cet univers en 1946, c’est un dépôt de cendres. Dans une famille sans archives matérielles. » Une enfance dans « une atmosphère imprégnée de traditions orales qui portaient la marque de bibliothèques inaccessibles ». D’où son rapport singulier à l’édition, à la lecture et à l’écriture, à la collecte paradoxale d’archives. Comment lire, comment écrire dans des langues qui ont permis la Shoah ? Des études d’archéologie vont le mener à l’obsession des sauvegardes à l’IMEC, l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine où il archive tout, jusqu’aux billets de train entre Bruxelles et Paris ou les codes de réservation – le train, son « seul domicile fixe » – et dépose des copies de tous les échanges liés à son travail.

    Le titre de son recueil (huit textes écrits entre 1977 et 2017) lui a été inspiré par une observation en bibliothèque : lorsqu’un livre y est mal classé, il n’y a plus de fantôme (fiche ou planche) pour marquer sa place en son absence. Rebelle à la lecture, Maurice Olender est néanmoins fasciné par les livres et aime les accumuler autour de lui, ainsi que les dossiers de travail : « On peut aimer s’entourer de livres pour rêver de les lire. » La collecte d’archives « tant matérielles que virtuelles » nourrit un autre rêve : « servir d’abri à ce qui se perd » et ainsi « rendre possible de la mémoire en récits ».

    Un exemple intéressant des dépôts à l’IMEC (créé en 1988 pour témoigner « de la créativité des savoirs et des arts ») est celui des couvertures refusées dont on y garde la trace, comme pour Histoire de chambres de Michelle Perrot : c’est finalement la chambre de Van Gogh à Arles qui a été choisie pour la jaquette, au lieu de la photographie d’une boîte vide pourtant plus riche sur le plan symbolique. Maurice Olender parle des « nuages numériques » et aussi de l’impossible « oubli numérique » alors que l’on peut jeter ou brûler des archives en papier.

    J’avais son livre en main quand j’ai entendu quelqu’un dire à la radio que les gens seraient « menacés de disparition sociale » s’ils renonçaient à Facebook. Mince ! Qu’est-ce que cela signifie pour les 5 milliards et demi d’êtres humains qui n’y sont pas ? La radio aussi a ses fantômes : où a disparu l’émission « Le grand charivari », les entretiens de Pascale Seys qui faisaient notre régal le samedi matin sur Musiq3 ? Impossible à présent, hélas, de réécouter « Les fantômes de Maurice Olender », sa rencontre avec l’auteur en mai dernier.

    Ces remarques hors texte rejoignent d’une certaine façon le questionnement de l’auteur d’Un fantôme dans la bibliothèque, en particulier sur la mémoire et l’oubli : « Enfant, je vivais un judaïsme anversois sans mémoire. » L’auteur pose cette question très troublante : « Comment dire pourquoi il arrive qu’on puisse si bien se passer d’un vivant et tellement moins bien du mort ? »

    L’homme passionné de livres et d’écritures se penche attentivement sur l’astérisque (*) et l’obèle (†) utilisés par Origène, au IIIe siècle, pour signaler dans l’Ancien Testament (en quelque sorte les archives du Nouveau Testament) les mots qui sont dans le texte hébraïque mais pas dans le chrétien d’une part, les mots ajoutés au texte hébraïque dans le texte chrétien d’autre part (« Entre l’étoile et la broche »). « De l’absence de récit » traite de la création de la femme « pour et contre » l’homme, selon la traduction littérale du texte hébreu.

    Le recueil contient des récits plus personnels : « Un shabbat comme les autres » à propos de son père, fidèle toute sa vie au rituel du vendredi soir ; « Le cliveur de diamants » sur le travail de jeunes apprentis, souvent sans papiers, dans un hôtel d’une impasse anversoise – métier qu’il a lui-même exercé ; enfin « Un fantôme dans la bibliothèque » ou l’enfant « qui avait peur du texte » et refusait tout alphabet.

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    Maurice Olender, 2017 Photo © Olivier Dion (Tropismes

    Ce n’est pas un livre facile, Maurice Olender déroute souvent par sa manière d’aborder les choses, entre présence et absence. On y trouve des phrases très belles qui ancrent la lecture, sur lesquelles on s’arrête pour les laisser résonner en soi. Comme celle-ci : « Parler pour dire à l’autre ce que l’on aimerait découvrir de soi. » Ou celle-là : « Parler, c’est dire le monde pour l’inventer»

  • Au coeur

    kamel daoud,zabor ou les psaumes,roman,littérature française,algérie,lecture,écriture,société arabe,culture« Tu écris ce que tu vois et ce que tu écoutes avec de toutes petites lettres serrées, serrées comme des fourmis, et qui vont de ton cœur à ta droite d’honneur.
    Les Arabes, eux ont des lettres qui se couchent, se mettent à genoux et se dressent toutes droites, pareilles à des lances : c’est une écriture qui s’enroule et se déplie comme le mirage, qui est savante comme le temps et fière comme le combat.
    Et leur écriture part de leur droite d’honneur pour arriver à leur gauche, parce que tout finit là : au cœur.
    Notre écriture à nous, au Hoggar, est une écriture de nomades parce qu’elle est toute en bâtons qui sont les jambes de tous les troupeaux : jambes d’hommes, jambes de méhara, de zébus, de gazelles : tout ce qui parcourt le désert.
    Et puis les croix disent que tu vas à droite ou à gauche, et les points, tu vois, il y a beaucoup de points. Ce sont les étoiles pour nous conduire la nuit, parce que nous, les Sahariens, nous ne connaissons que la route, la route qui a pour guide, tour à tour, le soleil puis les étoiles.
    Et nous partons de notre cœur et nous tournons autour de lui en cercles de plus en plus grands, pour enlacer les autres cœurs dans un cercle de vie, comme l’horizon autour de ton troupeau et de toi-même. »

    Dassine Oult Yemma, musicienne et poétesse targuie du début du XXe siècle

    En épigraphe de Zabor ou les psaumes de Kamel Daoud (couverture éd. Barzakh)

     

  • Zabor ou l'écriture

    Dans un style très différent de Meursault, contre-enquête, le dernier roman de Kamel Daoud, Zabor ou les psaumes est un hymne à l’écriture et à ses pouvoirs. « Ecrire est la seule ruse efficace contre la mort », c’est la conviction et le don de Zabor, fils du premier lit du boucher d’Aboukir, écarté par son père d’abord fier puis honteux de ce fils « qui n’arrêtait jamais de lire », ce qui lui vaut les moqueries de la plupart, de ses demi-frères et des enfants du village.

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    A presque trente ans, célibataire, vierge, Zabor remplit autant de cahiers que de personnes rencontrées dans la journée ou de mourants auprès de qui on l’appelle – « Car, si j’oubliais une personne, elle mourait le lendemain. » En trois parties (Le Corps, La Langue, L’Extase), Daoud raconte comment un enfant repoussé, qui vit dans une maison du bas du village avec sa tante Hadjer et son grand-père, analphabètes, affine peu à peu son rêve d’écrire en faisant l’inventaire de toutes choses puis en repoussant la mort.

    « Que croire, si la vie n’était pas une épreuve imposée par un dieu qui ne parlait que notre langue, mais la conjugaison d’un verbe étranger, venu de la mer, qui sous la main d’un débile de village à la voix de chèvre parvenait à redonner la respiration aux blessés, aux enfants malades empoignés par les fièvres et aux centenaires qui parcouraient, nombreux déjà, les rues du village, avec des sourires béats de nouveau-nés ? »

    Quand Abdel l’appelle au chevet de leur père mourant, Hadj Brahim, riche de ses troupeaux et de douze fils en plus de lui, Zabor désire d’abord la mort de celui qui a répudié sa mère avec lui, nouveau-né, pour mettre fin à la jalousie d’une autre épouse. Lui n’aurait pas d’enfant, « pour briser ce cycle ». Puis il accepte de se rendre une première fois auprès de lui, avec trois heures devant lui pour écrire, mais il sera interrompu et chassé.

    Zabor a été sauvé du malheur par les livres et il donne le titre de ceux-ci à ses cahiers, pour exercer sa « magie douce ». Mais sa différence ne lui permet pas de se mêler aux autres, il dort le jour et sort la nuit. Seule l’écriture donne sens à sa vie, cette mission qu’il s’est donnée de tout répertorier. Il aimerait épouser Djamila, une voisine avec deux enfants que sa répudiation condamne à l’isolement chez elle, mais sa tante, jamais mariée et qui lui voue un amour absolu, cherche à l’en dissuader.

    A quatre ans déjà, l’enfant, alors appelé Ismaël, a été chassé du haut du village, injustement accusé d’avoir poussé un autre au fond d’un puits. Puis tout l’a marqué comme un être à part, un malade : sa voix chevrotante, sa mémoire stupéfiante à l’école, avant d’en être renvoyé, ses évanouissements devant le sang, son refus de manger de la viande – la honte de son père.

    Sur un rythme incantatoire, Kamel Daoud déroule le récit de Zabor (ce nom veut dire « les psaumes » en arabe), de ses apprentissages et de ses douleurs, de ses découvertes et de ses désirs. Tel un « Robinson arabe », il s’est détourné des manuels scolaires et des versets sacrés pour écrire sa propre langue, ivre de joie quand il a trouvé la réponse au manque de livres et de bibliothèque dans son village : il avait ses cahiers pour tout inventorier, décrire, raconter. « Le monde ne doit sa perpétuité qu’à la nécessité de sa description par quelqu’un, quelque part – c’est une certitude. »

    Les mots, la langue, le livre, la calligraphie, l’encre… Tout ce qui se joue dans l’écriture est fouillé dans ce roman qui se veut chant et livre, comme un acte de liberté dans un monde d’exclusions. Obsessionnel, poétique, parfois difficile à suivre, Zabor ou les psaumes est un monologue où l’on peut se perdre sans jamais échapper à la note répétée, tantôt aiguë, tantôt grave. Un roman qui dénonce aussi la condition des femmes, l’obscurantisme religieux, le tabou de la sexualité.

    Sur le site de l’éditeur, Kamel Daoud confie ceci : « J’ai écrit Zabor pour raconter mes croyances : toute langue est autobiographique. Écrire, c’est se libérer ; lire, c’est rejoindre ou embrasser ; imaginer, c’est assurer sa propre résurrection. Le dictionnaire est une escalade du sens. Mais aussi une impasse : les livres sacrés racontent la chute mais ne disent rien du goût du fruit défendu. La langue est dans l’antécédent du mot : le goût. C’est aussi le but de cette fable, rappeler cette hiérarchie.
    L’idée était de sauver la Shéhérazade des Mille et Une Nuits et de reposer la plus ancienne des questions : peut-on sauver le monde par un livre ? Vieille vanité à laquelle le dieu des monothéismes a cédé quatre ou cinq fois. »

    Dans un entretien à RTL, l’écrivain algérien qui donne là un roman très personnel, où la fiction porte ses questions fondamentales, se dit « né dans un monde où le statut de la langue a changé, où c’est l’arabe qui est devenu langue de coercition, de violence contre les libertés et le corps et une langue de mort. » Le français est devenu sa « langue de dissidence ».