« Je croyais comme lui [Michel Mohrt] à la magie des rencontres, aux liens qui se nouent souvent sans qu’on en sache rien. Et sinon à l’entière prédestination des êtres, au moins à l’importance du hasard et de la part du rêve dans une vie.
Je partageais aussi avec lui un amour et une fidélité obstinée pour ma région natale. Attachée de toutes mes racines à la Catalogne, aux souvenirs d’une enfance heureuse, bercée et consolée en catalan par ma grand-mère, comment serais-je restée indifférente à ce Breton bretonnant ?
De là à écrire sa biographie, il y a un pas que je n’ai pas franchi. Je crois que le fait de le connaître m’en empêchait. J’ai toujours écrit sur des personnages, hommes ou femmes, que je n’avais pas approchés dans la vie réelle, et qui m’étaient à peu près inconnus. A l’exception de Clara Malraux, avec laquelle je n’eus cependant qu’un unique entretien, je n’avais rencontré ni Gary, ni Maurois, et évidemment, ni Berthe Morisot ni Paul Valéry. »
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Hommes ou femmes
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Raconter une vie
Dans Mes vies secrètes (2019), Dominique Bona raconte et se raconte – un peu, beaucoup, passionnément. La biographe qu’elle est devenue sans l’avoir vraiment choisi nous emmène dans ses voyages littéraires, sur les traces d’écrivains et d’artistes. Trois cents pages dont je me suis délectée, du « soleil de Majorque » où elle a suivi sur son bateau l’épouse de l’architecte qui a construit la villa de Romain Gary à Port d’Andratx, « Cimarron », jusqu’à la villa de François Nourrissier dans le XVIe, quand une phrase la désarçonne : « Je le sens bien, vous n’écrirez plus de romans… »
Au départ, il y a son coup de foudre pour Les Racines du ciel de Romain Gary, « l’Enchanteur », petit Poche reçu pour ses dix-huit ans fêtés près de la Méditerranée : « une voix qui m’a charmée, une voix où j’entendais toute la tendresse du monde. Nul mieux que lui n’a dit la fragilité de la vie et de l’amour mais aussi le désir d’éternité : que la vie et l’amour puissent durer toujours. » Ce roman contient, écrit Bona, « un des plus beaux portraits de femme de la littérature », celui de Minna, l’Allemande qui a fui Berlin pour l’Afrique, une prostituée. (La biographie de Romain Gary, la première signée Dominique Bona, a reçu en 1987 le Grand prix de la biographie décerné par l’Académie française, où elle est la huitième femme élue, depuis 2013, comme l’indique la poignée de son épée d’académicienne.)
Ses histoires, au fond, ce sont des rencontres, tout d’abord en tant que journaliste, pour préparer un article ou un entretien. Un rendez-vous l’a particulièrement impressionnée, « dans un petit appartement couvert de livres et surtout de tableaux, du sol au plafond. Un véritable nid d’artiste. » Jean-Marie Rouart, au chômage depuis deux ans, brouillé avec le Figaro et avec son idole, Jean d’Ormesson, écrit là au milieu de paysages, de marines, de bouquets de fleurs, de portraits de lui à tous les âges – des tableaux de famille. « Dans l’appartement de la rue du Cherche-Midi, il y avait sans que j’en aie conscience, sans que je puisse même en deviner l’augure, tout ce qui serait la matière et la trame de mes livres futurs. »
C’est chez Simone Gallimard, élégante, sentimentale, qu’elle a signé son premier contrat, pour un premier roman, Les heures volées (1981), édité au Mercure de France. Les jeunes auteurs étaient accueillis dans son appartement (au-dessus de l’atelier de Delacroix, place de Furstenberg) ou chez elle à la campagne. L’éditrice se démenait pour décrocher des prix littéraires et on n’imagine pas les dessous inattendus de l’Interallié obtenu pour Malika, troisième roman de sa protégée.
Dominique Bona, de chapitre en chapitre, révèle son enthousiasme pour les femmes hors du commun qu’elle a rencontrées dans les livres ou dans la vie. Son attrait pour les mystères, et en particulier pour les histoires secrètes, apparaît bien dans sa description d’un « joli coffret en carton noir » vu dans la vitrine d’un marchand de livres anciens : « Collection secrète d’un auteur célèbre ». Les photos de femmes nues que prenait Pierre Louÿs, poète célèbre publié au Mercure, la conduisent vers ses maîtresses, vers les trois filles de José Maria de Heredia, dont Marie, « reine des Canaques », l’épouse d’Henri de Régnier – le sujet des Yeux noirs. Ce chapitre sur les « dames galantes » évoque aussi sa visite à Arcachon chez un bibliophile étonnant, avec qui elle regrette d’être brouillée depuis la parution d’Une ville d’hiver ; il n’a pas aimé le personnage qu’il est devenu à travers son imagination de romancière.
Je ne reprendrai pas tous les noms de l’histoire littéraire et de l’histoire de l’art qui reviennent sous la plume de Dominique Bona, je vous renvoie à sa bibliographie. J’ai aimé la suivre dans les coulisses de ses enquêtes biographiques. Peu à peu, elle y dévoile ses goûts, ses préférences, sa sensibilité. Les derniers chapitres sont les plus personnels. Dans « Les promesses amoureuses non tenues », elle parle de la tentation « d’inventer ce qui n’a pas été », comme cette liaison qu’elle imagine entre Berthe Morisot et Manet dont il n’y a aucune preuve sinon les onze portraits d’elle qu’il a peints. Des « voies qui s’ouvrent ou se ferment, sans qu’on sache trop comment ni pourquoi » : « J’ai toujours été fascinée par les forces de la nuit : ce qui est mystérieux dans une existence, ce qui est en dehors des champs du raisonnement, de la logique. »
Décrivant les maisons où elle est entrée, Dominique Bona en choisit une où elle aurait aimé habiter, à Roz-Ven en Bretagne : chez Colette, une femme libre sur qui elle a écrit, à qui elle doit beaucoup, et « une libératrice », qui l’a « aidée à vivre ». « Seul le romancier passe pour un écrivain, le biographe écrit à l’ombre de sa gloire. » Bona, qui cultive l’art de la synthèse et de la concision, réussit dans « Mes vies secrètes » à raconter sa vie de biographe, à nous faire partager ses émotions, à nous montrer que le cœur peut être plus fort que l’intelligence.
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Enfin
« Enfin, j’acceptais en moi le dur devoir de marcher seule, de lutter seule, de mettre au jour tout ce qui montait en moi de plus fort, de plus pur, de plus beau. Enfin, je rougissais de mes inutiles remords, de ma longue souffrance stérile, de la désaffection dans laquelle j’avais laissé mon esprit comme si je l’avais haï. Enfin, je goûtais la saveur de la vie comme à quinze ans. »
Sibilla Aleramo, Une femme
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Devenir une femme
De Sibilla Aleramo (1876-1960), rencontrée pour la première fois en lisant Ursa minor, les éditions des femmes ont eu la bonne idée de rééditer Une femme, l’autobiographie romancée avec laquelle l’écrivaine italienne connut un grand succès en 1906. « J’ai eu une enfance libre et vive » : vous pouvez écouter Emmanuelle Riva en lire les premières pages en ligne.
Enfance et jeunesse, mariage, rupture : c’est le fil de sa vie qu’elle déroule jusqu’à ses trente ans – et l’écriture pour se sauver, pour témoigner. Elle dit d’abord l’adoration qu’elle avait pour son père, « le modèle lumineux de [sa] petite personne », attentif à ses études et ses lectures. Sa mère, d’origine plus modeste, pieuse, se confiait peu et subissait jusqu’aux larmes l’autorité souvent cinglante de son mari.
Quand son père décide de quitter Milan pour diriger une entreprise chimique dans le Midi, Sibilla, douze ans, est éblouie par le soleil, la mer, le ciel – « un immense sourire au-dessus de moi ». Ses études sont interrompues : son père fait d’elle son employée, sa future secrétaire ; la voilà devenue « un individu affairé et convaincu de l’importance de [sa] mission », s’intéressant aux grands et petits événements de l’usine, observant les ouvriers.
Sa mère ne s’en préoccupe pas, reste timide, mal à l’aise, souvent triste. Pour la première fois, l’adolescente la voit comme « une malade très atteinte qui ne veut rien dire de son mal. » Trois ans plus tard, une tentative de suicide de sa mère confirme la menace et Sibilla se reproche de la soutenir trop peu. A quinze ans, elle se métamorphose, on la remarque et en particulier, un jeune employé de son père.
C’est l’année des chocs : elle apprend que son père, qu’elle pensait loyal, a une maîtresse, et bientôt sa mère le sait aussi. Même si elle se croit « quelqu’un de libre et de fort », Sibilla se retrouve de plus en plus sous l’emprise d’un employé amoureux qui un jour, dans les bureaux de l’usine, pousse plus loin les caresses et la viole avant de s’enfuir – « C’était cela, appartenir à un homme ? »
Non seulement elle n’en dit rien à personne, mais elle accepte d’être fiancée à cet homme, puis de l’épouser, comme si quitter ses parents suffirait à lui rendre la stabilité perdue. La désillusion est totale, qu’il s’agisse de sa vie conjugale ou de sa belle-famille, sans compter l’égarement de plus en plus marqué qui va conduire sa mère à l’asile. Dans ses relations, elle n’a de conversation intéressante qu’avec un jeune docteur toscan, « cultivé et d’intelligence vive ». Elle a le sentiment que tout est vain, « le bonheur et la souffrance, l’effort et la révolte : il ne restait que la noblesse de la résignation. »
L’événement qui lui rend goût à la vie, c’est la naissance de son fils, sur qui elle reporte tout son amour. Elle voit maintenant « deux projets distincts » occuper ses pensées : aimer et éduquer son fils, exprimer dans l’art ce qui la bouleverse – « le plan d’un livre se dessinait dans ma tête. » Son mari lui est devenu indifférent, elle se reproche d’avoir négligé son « moi profond et sincère », elle répond même aux attentions d’un autre homme. La jalousie rendra son mari violent, tyrannique même, jusqu’à l’enfermer chez eux, mais elle écrit, elle renaît. « Un cycle se terminait, l’ordre se rétablissait. »
Ses débuts d’écrivain, des notes brèves sur l’enfant, sur ses impressions, sur la vie, vont de pair avec un regard nouveau sur le monde. La tranquillité, la solitude l’amènent à lire un livre que lui avait offert son père, d’un sociologue qui éveille sa réflexion sur les situations sociales, sur la condition féminine. « Grâce aux livres je n’étais plus seule, j’étais un individu qui prêtait attention, consentait et collaborait à un effort collectif. »
Sibilla Aleramo s’interroge sur la misère sociale, sur la manière d’éduquer un enfant. Pour elle, « la bonne mère ne doit pas être comme la [sienne] une pauvre créature à sacrifier ; elle doit être une femme, une personne humaine. » Les premières études qu’elle lit sur le « mouvement féminin en Angleterre et dans les pays scandinaves » la tirent hors de « la grande foule des inconscientes, des inertes, des résignées ». Un journal de Rome publie un petit article d’elle. « Vivre ! Je le voulais désormais non plus seulement pour mon fils, mais pour moi, pour tous. »
En partant vivre à Rome – son mari, en dispute avec son père, a démissionné – la jeune femme va enfin trouver un travail et des relations à la hauteur de ses ambitions personnelles. L’amitié d’une dessinatrice employée par la revue qui l’a engagée, les discussions avec d’autres sur l’art et la littérature, sur la société, font émerger en elle une femme qui n’a plus peur de s’opposer à son mari, même s’il menace de lui enlever son fils. Une femme est le récit d’une dignité retrouvée.
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Premier chagrin
« Vous raconterez votre premier chagrin. » ‘Mon premier chagrin’ sera le titre de votre prochain devoir de français. » […]
– Tu n’as pas commencé par essayer, en scrutant parmi tes souvenirs…
– De retrouver un de mes chagrins ? Mais non, voyons, à quoi penses-tu ? Un vrai chagrin à moi ? vécu par moi pour de bon… et d’ailleurs, qu’est-ce que je pouvais appeler de ce nom ? Et quel avait été le premier ? Je n’avais aucune envie de me le demander… ce qu’il me fallait, c’était un chagrin qui serait hors de ma propre vie, que je pourrais considérer en m’en tenant à bonne distance… cela me donnerait une sensation que je ne pouvais pas nommer, mais je la ressens maintenant telle que je l’éprouvais… un sentiment… »Nathalie Sarraute, Enfance