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Société - Page 47

  • De la considération

    Sans doute est-ce à propos de Réparons le monde (2020) que j’avais noté le nom de la philosophe Corine Pelluchon, un titre qui n’était pas disponible à la bibliothèque. Mais j’y ai trouvé Ethique de la considération (2018). J’étais curieuse de voir préciser le sens de ce terme qu’on entend utiliser de plus en plus fréquemment.

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    (Signature du dessinateur non identifiée)

    L’épigraphe est très belle, la voici : « Aussi bien, par les temps corrompus que nous vivons, me bornerai-je à te recommander, pour commencer, de ne te consacrer à l’action ni tout entier, ni toujours, mais de réserver à la considération une partie au moins de toi-même, de ton cœur et de ton temps. » (Bernard de Clairvaux, De la considération)

    Corine Pelluchon introduit son éthique des vertus sans y mêler la foi, en partant de la conscience individuelle : « C’est dans la conscience individuelle que la société joue son destin. » L’objectif de son essai consiste à chercher comment on peut intégrer l’intérêt général à l’intérêt personnel de manière à promouvoir plus de sobriété, plus de coopération et rendre le monde plus habitable.

    Quelles sont les manières d’être à encourager en faveur de l’environnement, de la cause animale et de la démocratie – avant d’atteindre un point de non-retour ? Protéger la biosphère doit devenir un devoir d’Etat. Les effets délétères de nos modes de vie ne sont pas immédiatement perceptibles, d’où la difficulté à mettre en pratique la considération : le respect de la nature, des êtres vivants, le civisme. (Je joins un article publié par ailleurs sur le coût écologique d’internet – sommes-nous prêts à diminuer notre consommation numérique ?)

    Pour commencer, la philosophe examine l’articulation du souci de soi au souci du monde. L’humilité est le socle des quatre vertus cardinales – la justice, la prudence, le courage et la tempérance – nécessaires pour développer la compassion et l’empathie. En évitant et de se mentir à soi-même et de se mépriser, « il s’agit de regarder les choses et les êtres en leur accordant de l’importance ».

    L’amour du monde n’a pas sa place dans le stoïcisme, qui prône le détachement. Selon Corine Pelluchon, il faut aussi accepter les émotions négatives pour pouvoir préserver, voire réparer le monde. Elle fait l’éloge de l’intranquillité et appelle à la responsabilité, dont la structure a été modifiée par les technologies et la mondialisation. Dans la considération, on se sent relié aux générations passées, présentes et futures : « ce qu’il faut laisser en héritage à nos enfants, ce n’est point de l’or, mais un sens profond du respect » (Platon, Les lois).

    Dans l’éthique de la considération, « c’est la joie qui est l’essence d’une vie bonne » et non les plaisirs – une vie bonne importe plus qu’une vie heureuse, ce qui implique un certain accomplissement de soi. Certains concepts philosophiques (« individuation », « êtres sentients », « existential »…) rendent parfois la lecture moins aisée, même si l’essayiste les redéfinit au moment de les introduire.

    Corine Pelluchon cherche à réconcilier les notions de liberté et d’interdépendance, insiste sur la générosité, le courage, la persévérance et l’optimisme requis pour lutter contre l’économisme et « promouvoir, par son mode de vie et son engagement, un modèle de développement écologiquement soutenable et plus juste envers les humains et les animaux ». C’est l’objectif de l’écosophie (Arne Naess) : « il ne s’agit pas d’une simple prise de conscience écologique mais d’un savoir vécu menant de la connaissance de nos interactions avec les autres vivants et avec les milieux à la sobriété, c’est-à-dire à un mode de vie écologiquement responsable et épanouissant. »

    Ce que je retiendrai de cette Ethique de la considération, c’est ce qu’elle appelle la « transdescendance », à savoir « l’expérience de notre communauté de destin avec les autres vivants, humains et non humains », inséparable du désir d’en prendre soin et de transmettre un monde habitable. Comment pratiquer la considération (deuxième partie) ? Cela passe par l’acceptation de sa vulnérabilité et l’apprentissage d’une certaine manière d’entrer en relation avec les autres.

    L’économisme, qui met la politique à son service et marchandise le vivant, mène à la déshumanisation. La considération envers les humains, la nature et les animaux, est à l’opposé de l’exploitation éhontée des ressources au profit de groupes privés. Corine Pelluchon prône un mode de vie sobre, écologique et juste. J’ai eu plus de mal à la suivre dans la troisième partie (« Voies de la considération »), mais j’ai aimé sa grande attention au monde commun si malmené dans les dernières décennies et sa façon de relier le travail sur soi, les rapports avec les autres et avec le monde vivant, son optimisme « actif ».

  • L'interview

    Coe Le coeur de l'Angleterre.jpg« L’interview parut quatre jours plus tard. Philip et Benjamin s’étaient donné rendez-vous pour boire un café chez Woodlands, afin d’évaluer les dégâts.
    « Bah… c’aurait pu être pire », dit Philip.
    Le journal était étalé sur la table entre eux. Benjamin ne répondit rien.
    « Elle aurait pu te dézinguer pour de bon. »
    Benjamin ne répondit pas davantage. Il prit le journal et regarda de nouveau le titre. Il avait bien dû le lire quarante ou cinquante fois mais son incrédulité restait entière.
    BENJAMIN TROTTER, L’ILLUSTRE INCONNU QUI CONNAÎT DU BEAU MONDE
    « C’est malhonnête, dit-il. Cette façon de tourner ce que j’ai dit. Quelle mauvaise foi ! »

    [...]

    « Philip prit le journal des mains tremblantes de son ami et lut : « Depuis le confort de sa retraite le long de la Severn, au cœur de la campagne anglaise, Trotter déclare que le "multiculturalisme est un phénomène urbain. J’ai quitté Londres pour échapper à tout ça." » Ce sont tes propres termes ? »
    Benjamin en bredouillait d’indignation : « Mes propres termes plus ou moins, oui, sauf qu’il y en avait des tas d’autres avant, à savoir que je voulais échapper au bruit et à la cohue, au stress.
    – La citation tronquée, c’est tout un art. »

    Jonathan Coe, Le cœur de l’Angleterre

  • L'Angleterre profonde

    Publié en 2018, Le cœur de l’Angleterre de Jonathan Coe (Middle England, traduit de l’anglais par Josée Kamoun, 2019) est une chronique des années 2010 jusqu’au Brexit. Par ses personnages principaux, Benjamin Rotter et Douglas Anderton, elle remonte aux années 1970 ; tous deux sont de la promotion 78 du Collège King William à Birmingham. Vous aurez peut-être reconnu les amis de Bienvenue au Club (The Rotter's Club) et du Cercle fermé (réunis sous le titre Les enfants de Longbridge), mais il n’est pas du tout nécessaire de les connaître pour apprécier ce roman.

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    En avril 2010, Benjamin et son père quittent sans dire au revoir le pub où ils se sont réunis après l’enterrement de sa mère. Comme son père n’a pas envie de se retrouver seul, Benjamin l’emmène chez lui, dans le moulin sur la Severn qu’il a acheté après avoir très bien vendu son trois-pièces londonien. Ils y sont bientôt rejoints par Lois, sa sœur bibliothécaire, et sa fille Sophie, inquiètes qu’il ne réponde pas (il avait éteint son portable), puis son ami Doug. A son frère Paul, revenu de Tokyo, Benjamin n’a pas dit un mot, ils ne se parlent plus depuis six ans.

    A cinquante ans, Benjamin vit seul dans cette grande demeure, où il rêvait de passer ses vieux jours avec Cicely Boyd, l’amour de sa vie. Celle-ci, atteinte de sclérose en plaques, est partie en Australie pour un traitement qui a bien réussi et y est restée – tombée amoureuse d’un médecin. Doug et Benjamin évoquent la situation sociale (Doug est commentateur politique), sa femme (qui ne dort plus avec lui) et leur fille Coriandre. Quand il se retrouve dans sa chambre, Benjamin peut enfin écouter une chanson de Shirley Collins (Adieu to Old England) qu’il écoutait avec sa mère, partie en quelques semaines, et pleurer tout son saoul.

    Avec l’évolution de la société et de la politique anglaises, la vie de couple et la famille, la musique et l’écriture sont les principaux thèmes du roman. Sophie, la nièce de Benjamin, a connu plusieurs déceptions sentimentales ; elle rejoint souvent à Londres son ami gay, Sohan, sa seule relation stable. Décidée à rencontrer un type bien bâti qui la change des universitaires, elle aura le coup de foudre pour Ian qui anime avec Naheed des stages de sensibilisation à la bonne conduite automobile, rencontré après un excès de vitesse (58 en zone 50).

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    De nouvelles nominations à Downing Street amènent Doug à des contacts réguliers avec Nigel Ives, attaché de presse pour David Cameron. Quant à Benjamin, il rencontre Philip Chase, un ami devenu éditeur de sujets historiques, à la grande jardinerie Woodlands (on y trouve de tout et même un restaurant), leur lieu de rendez-vous à mi-distance entre eux. Ils s’y entretiennent avec un auteur qui a écrit un texte refusé partout à propos d’un projet d’Etat paneuropéen où « l’homme à venir serait métissé ». La question de l’immigration est un autre leitmotiv du récit.

    Quand Sophie s’est installée chez Ian, elle l’accompagne voir sa mère qui est veuve, Helena. Ian lui rend visite tous les dimanches. Sophie trouve Helena, grande femme de 71 ans, « redoutable ». Elle se plaint des petits commerces d’antan qui ont disparu, s’étonne du sujet de la thèse de Sophie, une étude des portraits d’écrivains européens noirs au dix-neuvième siècle comme Pouchkine, Dumas.

    Quant à Coriandre, la fille de Doug, elle est bouleversée par la mort d’Amy Winehouse. A quatorze ans, elle est en crise, ne supporte ni son père de gauche ni sa mère qui s’occupe d’œuvres de bienfaisance,  ni l’école privée où l’ils ont inscrite. Quand des émeutes éclatent à la suite du meurtre d’un Noir par la police, elle y prend part, attirée par « le goût vivifiant de la colère ».

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    Une succession d’affrontements liés au racisme ou au refus de la mondialisation révèlent la « ligne de fracture abyssale dans la société britannique ». Au mariage de Sophie et Ian, les seules personnes de couleur sont Sohan et Naheed, assis l’un près de l’autre. Quand sa collègue Naheed aura droit à la promotion que Ian espérait, à part Sophie, tout son entourage mettra cela sur le compte du pouvoir croissant des minorités et du politiquement correct.

    Depuis des années, Benjamin écrit une fresque de l’histoire européenne depuis l’entrée de la Grande-Bretagne dans l’Union en 1973 et compile des fichiers musicaux qui l’accompagnent. Sur les conseils de son ami éditeur, il renonce aux considérations « historico-politiques » et accepte de ne publier que l’histoire de son amour pour Cicely, sous le titre « Rose sans épine ». Benjamin est resté très proche de sa sœur Lois, qui a vécu un drame dans sa jeunesse, et il l’aide à prendre soin de leur père.

    Voilà les principaux ingrédients que fait mijoter Jonathan Coe dans Le cœur de l’Angleterre, un roman savoureux, riche en réflexions, en rencontres des corps, des cœurs et des esprits, avec l’un ou l’autre intermède à Marseille ou en croisière sur la Baltique. A travers l’éloignement entre Londres et l’Angleterre profonde, entre les élites et le peuple, attisé par les médias, on perçoit comment le Brexit s’est imposé au Royaume-Uni et l’a profondément divisé. On y reconnaît notre époque que l’écrivain décrit avec ce qu’il faut d’ironie pour ne pas verser dans trop de mélancolie. (Un seul regret : n’avoir pas pris note de tous les morceaux musicaux cités, comme cet émouvant Envol de l’alouette de Ralph Vaughan Williams.)

  • C'est ça l'amour

    Revoir un bon film à la télévision, c’est toujours un plaisir. Parmi ceux d’Agnès Jaoui rediffusés après le décès de Jean-Pierre Bacri, mon préféré reste Le goût des autres. La RTBF a diffusé une belle série de films et d’émissions sur le cinéma belge pour compenser l’absence de la cérémonie des Magritte cette année. Cela m’a permis de revoir Girl de Lukas Dhont et de découvrir de bons films que je n’avais pas vus au cinéma. J’y reviendrai.


    D’abord, un coup de cœur : C’est ça l’amour (2018), un film de Claire Burger. Sur le thème d’une famille secouée par la séparation des parents, la réalisatrice française réussit à nous faire ressentir le chaos émotionnel d’un père, qui se retrouve seul avec deux filles adolescentes. Leur mère a eu besoin de prendre du champ. Il ne lui en veut pas, ils restent en contact. Régulièrement, il l’appelle, conscient de ses insuffisances.

    La réalisatrice s’est inspirée librement de sa propre histoire de famille et a même tourné ce long métrage dans sa maison d’enfance à Forbach, en Lorraine. Bouli Lanners (Magritte du meilleur acteur 2020) dans le rôle du père aimant, un homme pétri de bienveillance, et Justine Lacroix dans celui de la fille cadette sont extraordinaires de présence et d’expressivité. Cette lycéenne n’avait jamais fait de cinéma avant, la réalisatrice aime faire jouer des amateurs, des gens « ordinaires ».

    Mario, le père, aime son épouse malgré tout et espère son retour. Il se sent vite dépassé. Heureusement, il peut compter sur sa fille aînée, Nikki (Sarah Henochsberg), complice, attentive et responsable. La cadette, Frida, bouleversée par l’absence de sa mère, rue dans les brancards, tentée par toutes les expériences, en colère contre les limites que son père lui impose. Bouli Lanners joue avec une extrême sensibilité cet homme qui s’inscrit à un atelier de théâtre pour rester debout.

    cinéma,c'est ça l'amour,claire burger,bouli lanners,nos batailles,duelles,mademoiselle de joncquières,télévision,cultureCette situation d’un père soudain confronté aux mille tâches concrètes de chaque jour quand on a de jeunes enfants vous fait peut-être penser à Nos batailles de Guillaume Senez (2018), où Romain Duris joue un père de famille plus impliqué au travail qu’à la maison, perdu quand sa femme part un jour sans prévenir ni laisser d’adresse. Il se soucie énormément de l’équipe dont il est responsable en entreprise et consacre souvent ses soirées aux réunions syndicales. S’il veut savoir où sa femme est partie, il ne cherche pas vraiment le pourquoi et ne se remet pas trop en question, ni en tant que mari ni en tant que père. Mais il va évoluer.

    Pas grand-chose à voir avec le personnage joué par Bouli Lanners dans C’est ça l’amour, un film qui montre aussi les impasses de notre société de consommation et l’aliénation au travail, mais plus brièvement. Claire Burger explore avant tout l’intime des sentiments, avec une infinie délicatesse. Aussi bien dans la compréhension de Mario par rapport à sa femme – « Repose-toi de moi », lui dit-il – que dans son amour pour ses filles. Regardez la bande annonce, qui donne parfaitement le ton de ce long métrage.

    cinéma,c'est ça l'amour,claire burger,bouli lanners,nos batailles,duelles,mademoiselle de joncquières,télévision,cultureDuelles (2019), d’Olivier Masset-Depasse, raconte l’histoire de deux amies très proches dont la complicité se fissure. Elles habitent deux villas mitoyennes dans un quartier résidentiel près de Bruxelles. Ce sont les années 1960, qu’on reconnaît dans l’ameublement, les vêtements, les coiffures… Peu à peu, le soupçon s’infiltre et un drame fait surgir le doute, jusqu’à la paranoïa. Les maris restent sur la touche. Un suspense psychologique très bien réalisé, à la Hitchcock, même si l'histoire semble parfois à la limite du vraisemblable. Ce film a récolté huit Magritte en 2020.

    cinéma,c'est ça l'amour,claire burger,bouli lanners,nos batailles,duelles,mademoiselle de joncquières,télévision,cultureAutre découverte récente sur le petit écran, Mademoiselle de Joncquières (2018), un film tourné par Emmanuel Mouret dans un superbe château et dans un beau parc propice aux rencontres. A partir d’un récit tiré de Jacques le Fataliste de Diderot, c’est la vengeance souriante de Mme de la Pommeraye, une femme aimée puis délaissée par un marquis libertin à qui elle avait longtemps résisté. Cécile de France est inattendue dans le rôle de cette maîtresse femme qui joue dès lors la parfaite amie du séducteur invétéré (Edouard Baer). Un beau film tout en dialogues subtils (de Diderot) dans un beau phrasé qui s’accorde aux tenues du XVIIIe siècle (César 2019 des meilleurs costumes).

    Bien que la télévision nous offre quelquefois des pépites – et cela continue sur Arte avec la Berlinale, je serai contente de retourner au cinéma. Comme vous, j’imagine.

  • La poésie des Tang

    Entendre J.M.G. Le Clézio parler des poètes chinois de l’époque Tang à La Grande Librairie m’a rendue curieuse de cet essai, Le flot de la poésie continuera de couler, qu’il signe avec Dong Qiang. Traducteur, poète francophone et calligraphe, professeur de civilisations comparées à Pékin, celui-ci a calligraphié quelques-uns des poèmes cités, qui alternent avec des peintures chinoises du Xe au XXe siècle dans ce beau livre. 

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    « Dans les périodes difficiles, on a besoin des poètes », a dit Le Clézio. On a toujours besoin d’eux, maintenant en particulier. Les poètes dont il parle ont vécu une période très troublée, des guerres violentes. Son choc devant la beauté de la poésie Tang (du VIIe au Xe siècle) est né d’une lecture, dans une anthologie anglaise, du poème de Li Bai (lu à l’émission).

    Assis devant le Mont Jingting

    Les oiseaux s’effacent en s’envolant vers le haut
    Un nuage solitaire s’éloigne dans une grande nonchalance
    Seuls, nous restons face à face, le Mont Jingting et moi
    Sans nous lasser jamais l’un de l’autre

    Dong Chiang résumerait ainsi ce poème : « je te plais et tu me plais ». Ce sentiment de plénitude, de paix intérieure contraste avec les thèmes de la poésie occidentale souvent tournée vers le mouvement des émotions, du désir, des passions. Ce quatrain de Li Bai a d’abord poussé Le Clézio à marcher, marcher simplement, jusqu’à une falaise rocheuse, et à la contempler ; à rechercher ce face à face entre l’homme et la montagne. 

    Les poètes Tang gardent le contact avec le monde réel, la trace d’un voyage hors de soi. Le Clézio les rapproche d’un peintre et écrivain contemporain, Mu Xin, qui dans une nouvelle cite ces vers : « La pluie passe, le ciel devient céladon, les nuages s’écartent / Et le ciel fait la céramique avec sa couleur ». Le Clézio : « Car c’est la force de cette poésie que d’être lue à toute époque, et en toutes circonstances. Simplement, pour changer d’univers. » 

    Le flot de la poésie continuera de couler raconte cette révolution poétique à l’époque dite « Tang prospère », vers l’an 700, où s’épanouissent en Chine l’art, la poésie, la musique, le raffinement des femmes. Le Shi Jing ou « livre des poèmes » est « la référence absolue de la culture chinoise », une grande compilation de poèmes traditionnels par Confucius. Les poètes Tang écrivent une poésie à la fois « populaire et officielle » dans le respect des règles qu’ils accentuent même : quatrain, vers de sept caractères, rimes et rimes intérieures, ordre des tons. Il en résulte le lyrisme « le plus éclatant », neuf siècles avant les poètes de La Pléiade en France !

    le clézio,le flot de la poésie continuera de couler,essai,littérature française,poésie chinoise,tang,li bai,du fu,histoire,culture,peinture,calligraphieLi Bai (701-762 ) est un aventurier, poète et homme d’armes qui voyage seul, avec son épée, et boit beaucoup. Il parcourt tout l’empire et pratique une liberté « jusque-là inconnue, la liberté d’aller ». C’est un homme « tendre, émotif », né sous le signe de l’Etoile de métal blanc (Vénus, l’étoile du matin) à laquelle il doit son nom (Blanc). Jusqu’à vingt ans, il pratique les arts martiaux, le cheval, la poésie, la musique. Son éducation littéraire est très poussée. A quinze ans, il a vécu chez un ermite pour parfaire son éducation, ce qui le rend éligible au service de l’empereur. « Bravache, vaniteux, téméraire », il n’aime rien tant que de voyager dans la Chine profonde.

    Son inspiration, il la trouve dans la nostalgie du pays natal, dans la beauté de la nature sauvage, des filles, ainsi que dans l’ivresse – le vin est sa grande passion, l’esprit de la fête, de l’amitié, notamment avec Du Fu, bien qu’ils soient « comme le soleil et la lune ». Tous deux sont mariés et ont des enfants. Du Fu aspire à la vie de famille mais est obligé de se déplacer. Li Bai choisira toujours la liberté de la vie errante. C’est à son épitaphe que renvoie le titre : « Sur la colline de la famille Xie, voici la tombe du noble Li / Le flot de la poésie continuera de couler au long des âges. » (Fan Chuanzheng)

    L’essai de Le Clézio, s’il s’attache avant tout à la poésie, raconte aussi la guerre, les rébellions où trente millions de Chinois ont perdu la vie en huit ans. Du Fu en est « le chroniqueur le plus fidèle » qui dit l’exode, la tristesse, la famine, la mort d’un fils. On découvre l’histoire de l’unique impératrice de Chine, Wu Zetian (690-705), qui fit publier la première anthologie de femmes poètes. Les poètes Tang expriment des sentiments, c’est nouveau à leur époque : le regret de ne pas être près de sa femme, de ne pas voir grandir ses enfants, la cruauté des recruteurs de soldats. Plus proches du peuple que de la cour, lieu de séduction, de rivalité, de violence, ils sont imprégnés des valeurs bouddhistes de la compassion et de l’amour.

    L’essai cite des vers presque à chaque page et permet de se familiariser avec l’univers des poètes Tang : Li Bai, Du Fu et beaucoup d’autres. Les derniers chapitres, excellents, rendent le mieux, à mon avis, la complexité et la beauté de ces poèmes pour qui ne sait rien de la langue chinoise. Dans « L’Art, la Beauté, la Vie » puis « La fin de la route », Le Clézio explique l’obsession de la forme parfaite dans la poésie Tang et la manière dont on perçoit le poème en chinois, de façon instantanée, comme lorsque nous regardons un tableau.

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    Dong Xiang y contribue aussi avec « Etangs-miroirs », à la fin. Il cite deux vers écrits par Xie Lingyun en 423, un jour de printemps, lors d’une première sortie de convalescence : « Près de l’étang poussent des herbes printanières / Des oiseaux nouveaux occupent les saules du jardin » Des générations vont tenter d’écrire « aussi naturellement » des poèmes « des monts et des eaux »« le poète voit et dit ». Leur simplicité peut paraître « fade » aux Occidentaux, mais dans la langue chinoise monosyllabique, seul un lettré était capable de maîtriser les règles et les symboles de cette poésie Tang « atemporelle ».

    Couverture : Yun Shouping (1633-1690), Le printemps réchauffe les eaux et les monts (détail).
    Fin de la dynastie des Ming et début de la dynastie des Qing. 618,2 x 57,6 cm,
    Musée d’art de Tianjin, Chine.

    Liang Kai (1150- ?), Li Bai marchant et composant des poèmes,
    Dynastie des Song du Sud, 81,2 x 30,4 cm, Musée national de Tokyo, Japon.

    Li Bai, Sur le Temple Yangtai (Shangyangtai),
    considéré comme l'unique exemplaire encore existant d'un poème
    calligraphié par le poète lui-même, VIIIe siècle, musée du Palais de Pékin