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Passions - Page 558

  • Frontière obscure

    « Tout propos d’ailleurs, même le plus ridicule, prononcé peu avant la mort de quelqu’un, frôle la frontière obscure de la prophétie, mais il ne faut jamais oublier que le temps ne s’écoule que dans un sens, et que ce qu’on voit en le remontant est trompeur. Le temps n’est pas un palindrome : en partant de la fin et en le parcourant à l’envers dans son entier, il semble prendre d’autres significations, inquiétantes, toujours, et il ne faut pas se laisser impressionner. »

     

    Sandro Veronesi, Chaos calme 

    Horloge républicaine (wikimedia commons).jpg

     

  • Le Chaos de Veronesi

    Chaos calme, le gros roman de Sandro Veronesi, a récolté en italien (prix Strega 2005) puis en français (prix Femina 2008) un succès aux multiples raisons : son sujet douloureux (un homme enterre sa compagne le jour prévu pour leur mariage, ils ont une fille de dix ans), une situation inédite (un cadre important cesse du jour au lendemain de se rendre au bureau), un suspense psychologique (jusqu’à quand se tiendra-t-il là où il se sent à l’abri de la souffrance ?) et, sans doute, la force du titre – mais un chaos n’est-il pas tout sauf calme ?

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    La scène du début est à couper le souffle : à Roccamare où les Paladini passent leurs vacances, Pietro et Carlo se reposent après avoir surfé « comme il y a vingt ans ». Des cris sur la plage : deux nageuses se noient, prises dans un tourbillon. Les deux frères se jettent à l’eau, ignorant l’avertissement d’un grand type : « N’y allez pas, vous risquez d’y rester vous aussi. » Quand Pietro rejoint une des deux femmes, celle-ci s’agrippe à lui en l’enfonçant dans l’eau : il recule, elle disparaît, il la rattrape, mais elle s’agite comme si elle voulait mourir. Il s’épuise en vain, puis réussit à passer derrière elle pour la ramener, à grands coups de bassin qui provoquent en lui une réaction « absurde, impudique et sauvage ». Il se sent couler à son tour, touche le fond et remonte lorsque enfin ils atteignent la cordée qui s’est formée pour leur venir en aide. Les deux victimes sont prises en charge, leurs sauveurs se retrouvent seuls comme s’ils n’avaient rien fait, ahuris, à descendre le chemin entre les dunes. « Et c’est à ce moment-là que je vois la lumière bleue du gyrophare » : Lara, sa femme, est à terre, « dans une pose désarticulée qui n’a rien de naturel. »

    A quarante-trois ans, Pietro Paladini se retrouve seul avec sa fille Claudia, veuf quoique non marié. C’est bientôt la rentrée des classes à Milan. Devant l’école, où affluent vers lui les condoléances et les marques de sympathie, il fait à sa fille cette promesse : « je t’attendrai ici ». Sa voiture est munie d’un fax, son téléphone d’une connexion internet, ce sera plus tranquille que le bureau où des menaces de fusion énervent tout le monde. Et quand Claudia regardera par la fenêtre de sa classe, il pourra lui faire un signe pour la rassurer : « se séparer aujourd’hui est trop risqué ; pour elle, et peut-être aussi pour moi ».

    Et le voilà qui entre dans un temps différent, celui de l’immobilité choisie, où tout est bon pour ne pas penser à Lara : noter dans son carnet la liste des compagnies aériennes avec lesquelles il a voyagé, répondre aux appels de sa secrétaire, observer les allées et venues, puis se joindre au « souk habituel » de la sortie après quatre heures, « un chaos joyeux, sans drame », grâce aux enfants, au « calme chaos qui les inspire ». Quand il interroge sa fille sur ce qu’elle a appris, sa réponse le surprend : « Ta bête te bat. » Claudia a eu un cours sur la réversibilité, et c’est le premier des palindromes de ce roman, un leitmotiv. Le lendemain, Pietro range sa voiture en face de l’école, et ainsi de suite. Là, il se sent bien.

    Son chef, Jean-Claude, apparaît un jour à l’improviste, avec des papiers à signer. La direction parisienne lui a retiré l’utilisation de l’avion de la société, Jean-Claude se sent trahi. C’est le premier des visiteurs qui viennent se décharger de leurs préoccupations chez Pietro. Celui-ci s’étonne du mélange de respect et de peine qu’on lui témoigne, l’attribue au prestige de sa fonction (il est directeur d’une télévision privée).

    Mais ses proches, eux, s’inquiètent. D’abord Marta, sa belle-sœur, avec qui il a couché avant de connaître sa sœur Lara, « un peu moins belle, un peu moins jeune, et beaucoup moins dangereuse qu’elle », un coup de foudre. Marta a eu deux enfants de deux pères différents, et se retrouve enceinte d’un troisième. Elle sème le trouble chez Pietro en lui parlant de Lara qui « allait mal ». Ensemble, elles étaient allées il y a peu chez une voyante – « Je ne veux pas finir comme Lara. Je veux être aimée. » Au vieux gymnase où il suit l’entraînement de Claudia à la gymnastique artistique, Pietro s’interroge, car Lara ne lui en avait pas parlé.

    Le chef du personnel vient l’informer du licenciement de Jean-Claude, puis lui expose une explication religieuse inattendue sur les méfaits des fusions. « Venir souffrir ici et s’épancher devient, je ne sais pourquoi, une habitude. » En l’écoutant, Pietro regarde la jeune fille au golden retriever qu’il voit se promener là tous les jours. Et puis le PDG en personne, venu de Paris, lui propose le poste de Jean-Claude, que Pietro refuse bien qu’il soit tenté – « Je ne veux pas être avide, pourquoi le suis-je ? » On lui demande de prendre le temps de la réflexion.

    Pietro reçoit une invitation à une conférence pour les parents sur le sujet : comment parler de la mort avec ses enfants ? Puis arrive son frère, Carlo, le célibataire, célèbre styliste toujours en voyage, l’oncle adoré de Claudia. Il a rencontré à un dîner la femme qu’il a sauvée de la noyade ; l’autre, celle ramenée par Pietro, est une milliardaire. Carlo critique le comportement de son frère qui fait jaser toute la bourgeoisie à Milan comme à Rome où il vit.

    Dans la succession des jours de Chaos calme, les questions restent en suspens : quand Pietro va-t-il exprimer sa souffrance ? quand arrivera-t-il à parler de Lara avec sa fille qui, comme lui, mène une vie apparemment tranquille ? que vont devenir ses relations avec Marta ? avec son frère qu’il jalouse tout en déplorant sa toxicomanie ? Et quel avenir enfin pour ce projet de fusion dont tout le monde vient lui parler et où il semble avoir un rôle à jouer ? Veronesi distille la tension de bout en bout du roman en tête duquel il a placé une citation de L'innommable de Beckett : « Je ne peux pas continuer. Je vais continuer. »

    Entre les inévitables répétitions engendrées par son schéma narratif et ses leitmotivs, des variantes, des imprévus, le passage d’une saison à l’autre, d’une façon très fluide, renouvellent la situation romanesque, ainsi que l’alternance des descriptions, réflexions et dialogues. Au bout de ces cinq cents pages où on découvre que, dans la langue des chasseurs, l’expression « calme chaos » signifie « une chasse sans fin, où, d’un moment à l’autre, le chasseur peut se transformer en gibier »,  la fin rivalise en intensité avec le début. On n’oubliera pas de sitôt ce personnage matérialiste, athée, subversif, comme il se présente, qui se tient dans l’œil du cyclone, au plus près de sa fille, pour ne pas se perdre.

  • Vanité

    « O Vanité des vanités, mais vanité plus insensée encore que vaine! Les murs de l'église sont étincelants de richesse et les pauvres sont dans le dénûment; ses pierres sont couvertes de dorures et ses enfants sont privés de vêtements; on fait servir le bien des pauvres à des embellissements qui charment les regards des riches. Les amateurs trouvent à l'église de quoi satisfaire leur curiosité, et les pauvres n'y trouvent point de quoi sustenter leur misère. »  

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    « Enfin quel rapport peut-il y avoir entre toutes ces choses et des pauvres, des moines ; des hommes spirituels? Il est vrai qu'on peut, au vers que j'ai cité plus haut, répondre par ce verset du Prophète : « Seigneur, j'ai aimé les beautés de votre maison et le lieu où habite votre gloire (Ps. XXV, 8). » Je veux bien le dire avec vous, mais à condition que toutes ces choses resteront dans l'église où elles ne peuvent point faire de mal aux âmes simples et dévotes, si elles en font aux cœurs vains et cupides. »

     

    Saint Bernard de Clairvaux, Apologie de Saint Bernard adressée à Guillaume, abbé de Saint-Thierry (Chapitre XII, 28)

     

  • Abbaye du Thoronet

    La première impression, c’est la douceur de la pierre blonde. Une fois la voiture garée de l’autre côté de la route, à l’ombre, on traverse et sous les chênes verts, on emprunte une large allée aux pierres irrégulières qui mène au portail, sous l’arrondi d’une échauguette, à l’entrée du site. Pour nous accueillir, deux personnes derrière le comptoir, et puis la présence mouchetée, mordorée, ronronnante d’un chat familier. Il répond au bonjour en frottant sa petite tête dure contre un des sacs à dos déposés là sur le sol, qu’il pétrit avec euphorie. 

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    Bien sûr, nous ne sommes pas venus visiter un chat mais découvrir, à la saison des yuccas en fleurs, encouragés par une amie chère désormais incapable de voyager, l’abbaye du Thoronet. Ses vieilles pierres vivent de la lumière du Midi. Fermes sous nos pieds, elles vibrent dans le regard qui longe les murs, s’élève, s’abaisse, anticipe – arbres et pierres, ciel et eau forment ici des lignes de force. Des marches s’allongent vers le clocher, mais le parcours commence sur le côté gauche, où une conférencière des monuments nationaux est déjà lancée dans une introduction passionnée à la plus ancienne des abbayes cisterciennes de Provence. 

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    Des moines qui se sont installés ici au XIIe siècle, il ne reste rien d’autre que ces bâtiments, leur contenu caché dans un château voisin ayant brûlé dans un incendie. Une maquette dans le cellier permet de comprendre le choix du site monastique : entre une source et le coude d’une rivière – l’eau est rare –, un terrain en pente qui complique les constructions, bien à l’écart du monde temporel et au contact de la nature, création divine. L’axe de l’église distribue les bâtiments : vers l’est, où naît la lumière, le spirituel – le chœur, la bibliothèque, la salle capitulaire, le dortoir des moines ; vers l’ouest, les tâches matérielles – le réfectoire, le cellier, le bâtiment des frères convers (ceux-ci, chargés des travaux manuels, "n’avaient pas voix au chapitre"). Les reliant, le cloître, cœur du monastère. 

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    Contrairement aux moines de Cluny, assez riches pour se consacrer uniquement à la prière et à la liturgie, qu’ils développent somptueusement, les moines du Thoronet travaillent aux champs, pressent les olives et le raisin. Ils sont revenus à la simplicité radicale de la règle de saint Benoît : quasi pas de décor sculpté, sauf dans la salle capitulaire ("pas besoin d’images, on sait lire", dit la conférencière, ce qui me laisse songeuse), des volumes qui laissent toute sa place au vide, propice à la prière et au recueillement. Isolement total : pas de pèlerins, pas de messe paroissiale, aucun contact extérieur. A l’inverse des Chartreux, les moines cisterciens n’ont pas droit à la solitude : ils travaillent et prient ensemble, mangent au réfectoire, en silence, partagent le dortoir. 

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    Le cloître aux murs très épais, un quadrilatère irrégulier vu les contraintes du terrain, joue de l’ombre et de la lumière tout au long du jour, par ses arcades à trois ouvertures : deux arcs en plein cintre que sépare une colonne au chapiteau orné de quelques bourgeons et un simple oculus qui les surmonte. Le passage sous la voûte est large, dégagé de tout superflu. Le lavabo-fontaine qui le jouxte est un bassin circulaire au centre d’une pièce hexagonale – les gouttes qui y tombent renouvellent à chaque instant la perception du cercle à sa surface. 

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    Mais c’est en pénétrant dans l’église qu’on perçoit pleinement, dans sa perfection irradiante, le sens des proportions chez ces grands bâtisseurs du Moyen Age. Non pas séparé mais souligné d’un simple rebord le long des murs et de la voûte, le chœur en cul-de-four est percé de trois petites fenêtres en plein cintre derrière l’autel de pierre et la croix de bois. Rien ne distrait dans ce lieu de prière chantée, psalmodiée ou silencieuse. 

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    C’est la première église que je découvre dépourvue de portail central : elle n’était pas ouverte aux fidèles, elle l’est maintenant chaque dimanche. Monument en restauration depuis 1841 (c’est l’écrivain Prosper Mérimée, un des premiers inspecteurs des monuments historiques, qui sauve l’abbaye du Thoronet de la ruine en la signalant),
    elle s’ouvre désormais chaque dimanche à midi pour une messe chantée par les sœurs de Bethléem, installées à proximité.
     

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    De l’extérieur, j’admire encore l’appareillage des pierres, d’une finesse remarquable, avant de jeter un coup d’œil au grand bassin rectangulaire sur la place où dans l’eau verte, des grenouilles attendent l’œil ouvert, immobiles. Le site ferme à treize heures, alors près du chevet de l’église, je ramasse un caillou de cette belle couleur rose et blonde qu’ont les pierres du Thoronet, je le glisse en poche avant de retourner sur
    mes pas. Le chat, petit génie du lieu, est tout aussi réceptif pour saluer notre sortie.
    Ce matin, la sérénité était au rendez-vous.

  • La plage d'Ostende

    Florilège d’automne /Incipit

     

     

    Dès que je le vis, je sus que Léopold Wiesbeck m’appartiendrait. J’avais onze ans, il en avait vingt-cinq. Ma mère dit :

    - Voici ma fille Emilienne.

    Il me fit un sourire distrait. Je pense qu’il n’avait aperçu qu’une brume indistincte, car ma mère captait le regard.

     

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    Elle était, et fut jusqu’à sa mort, une femme couverte d’ornements : colliers et bracelets, écharpes, chignon architecturé, elle manipulait toujours quelque chose, une cigarette, son sac, une boucle d’oreille, les cheveux de sa fille. Elle avait manqué de peu l’éventail qui passa de mode pendant son adolescence, les ombrelles et le face-à-main, mais elle eut les étoles qui glissent le long des épaules, les plis de la jupe qu’il faut sans cesse disposer avec grâce, les manches à réenrouler, une perpétuelle turbulence de tissus qui flottaient autour d’elle. Tout cela scintillait, étincelait, vibrait, cliquetait, elle était au centre d’un frémissement et je disparaissais parmi les mouvements des mains, les hochements de tête et l’abondance de sa parole. Elle avait une belle voix ronde, aimait à parler et, comme il lui venait peu d’idées, elle se répétait :

    - C’est ma fille.

    - Certainement, dit Léopold.

    Ainsi, la première chose qu’il sut à mon sujet fut que j’étais, certainement, la fille de la belle Anita.

    Moi, j’étais foudroyée.

     

     

    Jacqueline Harpman, La Plage d’Ostende, Stock/Livre de Poche, 1993.