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Passions - Page 555

  • Matins du monde

    L’écrivain Michel Le Bris, qui a créé il y a vingt ans le festival « Etonnants voyageurs » à Saint-Malo, a dû annuler l’édition de cette année en Haïti*, pour les raisons que l’on sait. En 2008, son roman La Beauté du monde a été retenu pour le Goncourt, attribué finalement à Atiq Rahimi pour Syngué Sabour. Pierre de Patience… La beauté du monde : comment résister au titre de ce gros roman ? 

    Osa Johnson et Kalowatt.jpg

    http://www.safarimuseum.com/
    The Martin and Osa Johnson Safari Museum

    Les images, au début, de la savane africaine où s’ébranle un troupeau d’éléphants filmés par Martin Johnson, caméra à l’épaule, rappellent le film de Sidney Pollack inspiré par La ferme africaine de Karen Blixen, Out of Africa, lorsqu’elle vole en compagnie de Denys Finch Hatton. Si la Danoise est brièvement évoquée par Le Bris, son amant, en revanche, joue les délicieux confidents auprès d’Osa Johnson, l’héroïne, l’aventurière, l’âme du récit de Michel Le Bris après avoir été celle des films de son mari. Un couple qui a réellement existé.

    Modeste auteur d’un conte animalier et d’un récit pour adolescents, la jeune Winnie est engagée en 1938 pour écrire une biographie de la fameuse « légende moderne de l’Amérique ». C’est Osa qui a choisi cette jeune fille « jamais sortie de Wyaconda » parce qu’elle la jugeait capable de la comprendre vraiment, elle, une fille de Chanute (Kansas) devenue star. Et voilà Winnie au milieu du Tout-New-York : « Journalistes, photographes, chroniqueurs mondains, éditeurs, gens de cinéma, personnalités de la mode, membres du Muséum, gloires de l’exploration, ils étaient tous là, sous les lambris brillamment éclairés du Waldorf Astoria », où on expose aussi dans un décor « furieusement africain », la collection « Osafari » de vêtements de sport, avant l’entrée en scène d’Osa – « à elle seule, un album de clichés africains, un dépliant touristique, un catalogue de produits à l’africaine ».

    Les premiers contacts déçoivent Winnie : un regard « absent, et froid », une femme qui boit trop, à qui manque son mari, ce Martin Johnson qui un jour a cassé son rêve de jolie maison pour famille nombreuse, obsédé par l’idée de « partir, faire le tour du monde ». D’abord sept longues années de galère, raconte Osa, un premier film sur les cannibales, pour continuer là où s’était arrêté Jack London, dont Martin avait été l’élève et l’employé.

    Dans la “jungle urbaine” de New York, en 1920-1921, les Johnson attirent les regards avec leurs deux singes, Kalowatt et Bessie, qui ne les quittent pas. Martin est ambitieux. « Chevaucher la puissance du monde, ou se noyer ! » disait Jack London. Après le temps du livre venait celui du cinéma, pensait Martin. Quand un soir de 1920, il reçoit l’invitation de l’Explorer’s Club, à l’initiative de Carl Akeley, un naturaliste passionné par l’Afrique et le projet d’un grand Hall africain au Muséum, Martin exulte. « Comment expliquer, interroge Andrews, leur ami explorateur, que certains naissent ainsi, rongés de nostalgie, à croire qu’une part d’eux-mêmes leur manque, sans laquelle ils ne peuvent vivre, et qu’il leur faut traquer, en vain, jusqu’au bout du monde ? » Ce dernier rêve de retourner en Mongolie, dans le désert de Gobi dont il est tombé amoureux.

    Martin, à seize ans, a décidé de « vivre de la photo ». Dix ans plus tard, il a épousé Osa pour vivre son rêve avec elle. Tandis qu’il rencontre tous ceux qui peuvent l’aider à financer son grand projet – filmer les animaux sauvages en Afrique, « le Paradis, juste avant la Chute » –, Osa découvre la vie new-yorkaise dont Le Bris se plaît à reconstituer les ambiances, les personnalités en vue. La première partie du roman ressuscite l’époque, explicite les motivations, la longue préparation des Johnson à leur voyage au Kenya en 1921 et 1922.

    Et c’est ensuite, là-bas, que le roman se déploie. Aux descriptions très documentées du New York des explorateurs succède une aventure personnelle, la vie d’un couple en Afrique pour la première fois, le souffle coupé par « la beauté du monde ». A Nairobi, ils font la connaissance, entre autres, de Finch Hatton. Osa s’étonne des récits de chasse contés par tous les amateurs de vie sauvage. Pourquoi la violence se mêle-t-elle à l’approche et à l’admiration des animaux sauvages ? Plus douée que Martin pour la chasse, elle cèdera pourtant elle-même à l’ivresse du moment où le tireur ne fait plus qu’un avec sa cible.

    Le Bris raconte tout : les conditions et les problèmes matériels de l’expédition, les errements, les attentes, les rencontres, les émerveillements, les tournages manqués, les images inattendues. A travers la découverte de l’Afrique, peuples, animaux, paysages, c’est la quête des premiers âges du monde, du Jardin d’Eden, par un homme et une femme que cette expérience nouvelle tantôt unit tantôt sépare. C’est splendide. Nous partageons leurs matins du monde enchanteurs, leurs nuits aux aguets, un bain solitaire dans le lac « Paradis »« un lieu n’est pas un lieu si vous ne l’habitez pas ».

    La troisième partie de La Beauté du monde, plus courte, montre que le retour n’est pas si aisé après un tel périple : « Voyage-t-on, en vérité, pour voyager, ou pour avoir voyagé – et que des mondes naissent, au retour, dans les mots prononcés, les images montrées ? » Il faudra que le film, le récit prennent forme, que New-York les reçoive. A Winnie de raconter la légende des « amants de l'aventure », à Le Bris d’exprimer comment «  au mystère du voyage répondait d’étrange façon celui de la littérature ».

    * * *
    * « Mieux vaut allumer une chandelle dans l'obscurité,
    que maudire l'obscurité. »
     (Confucius) :
    l’appel à agir pour Haïti, à lire sur le blog de Doulidelle.

  • Ici Nancy Huston

    Dans Ames et corps, Nancy Huston a rassemblé des textes publiés entre 1981 et 2003 (« plus ou moins la suite de Désirs et réalités. Textes choisis 1979-1994 ») : « Ces textes sont des jalons sur mon chemin de romancière et d’expatriée, de mère et d’intellectuelle, de rêveuse et de réaliste, d’âme et de corps. » Elle commence par y dessiner un « soi pluriel » à travers un parcours en six étapes intitulé « Déracinement du savoir » (2001). Ses parents, un père scientifique, émotif, très présent, une mère « portée sur les arts » et rationnelle très tôt absente de la vie de ses enfants, voilà pour l’origine. 

    Nancy Huston sur mag2Lyon.jpg

     

    Après avoir quitté le Canada, elle reçoit ses premiers cours de littérature dans un lycée du New Hampshire, formidables : « On a appris que la littérature parlait de mort, de sexe, de folie, de peur, de nous, et que, pour peu qu’on aborde la page (blanche ou imprimée) avec toutes nos forces vivantes, elle était à notre portée. Pas une once de théorie littéraire. » A l’université, Nancy Huston rêve et désespère d’être artiste. A Paris, en troisième année, son désir d’écrire de la fiction se heurte aux mots d’ordre de la Théorie et de la Révolution. Acceptée en 1975 au « petit séminaire » de Barthes« une période d’apprentissage exaltante » –, elle commence à publier des textes dans des revues, puis se lance dans la fiction. Elle partage dès 1980 la vie de Tzvetan Todorov.

     

    Professeur de sémiologie et de « théorie féministe », elle souffre ensuite d’une maladie invalidante qui remet tout en question. « Mon critère, maintenant que j’ai
    eu la chance de prendre conscience de ma mortalité, est devenu : « Cela m’aide-t-il à vivre ? » »
    Alors vient le choix délibéré de la fiction, en parallèle avec la lecture de tout Romain Gary. La romancière nourrit à son tour les études théoriques, mais rien ne peut la détourner de ce que seule la fiction offre : « la vie changeante, fluctuante, pleine de secrets et d’impalpable et de contradictions et de mystères. »

     

    « Festins fragiles » rapproche l’écriture et la cuisine, « mais sans recette », et « tout cela n’est rien sans la musique ». « Toutes les mères sont étrangères » est la première phrase de « La pas trop proche », où elle confronte la figure de sa mère
    à sa propre expérience de la maternité. Dans Libération, elle s’étonne de ceux qui
    ont des opinions sur tout, « éberluée par la facilité avec laquelle ils les acquièrent et la violence avec laquelle ils les défendent. » Un séjour en Bretagne chez une femme cultivée qui « zappe » d’un sujet à l’autre lui fait écrire : « Le rôle des intellectuels et des écrivains (…) serait maintenant, au contraire, de rétrécir. D’isoler. D’ériger des cloisons. De concentrer. D’écarter le flux affolant d’images et de bruits, de choix miroitants, d’informations et d’influences parasites. De faire le vide, le silence. De dire une chose, une seule. Ou deux… mais en profondeur. » (Le déclin de l’« identité » ?)

     

    En deuxième partie, « Lire et relire », Nancy Huston va de l’Evangile selon saint Matthieu à Duras, rapproche Tolstoï et Sartre – « bonne foi, mauvaise conscience » –, questionne Romain Gary. Dans la troisième partie, qui donne son titre au recueil, se trouve son texte « le plus largement diffusé dans le monde », « traduit dans treize langues » et même en braille : « La donne » (1994). Nancy Huston le commence par « Je suis belle. Je n’ai encore jamais rien écrit à ce sujet, mais tout d’un coup j’ai envie d’essayer de le faire. » Au paragraphe suivant : « Par ailleurs, je suis intelligente. Moins que Simone Weil. » Elle examine ce que cela a signifié jusque alors dans sa vie, comment cela a joué dans ses rapports avec ses professeurs, avec les Français, avec les Américains qui mettent hypocritement le corps entre parenthèses. C’est une réflexion personnelle sur « les mille langages muets des corps », pour conclure : « On joue selon sa donne. »

     

    Les derniers textes tournent autour de « La maman, la putain… et le guerrier » (quatrième partie). Elle y défend l’hypothèse suivante : « la guerre est un phénomène culturel au même titre que la prostitution, qui essaie de se faire passer pour un phénomène naturel au même titre que la maternité. » Comment la guerre est racontée aux femmes, quel y est leur rôle. Elle y revoit et adapte des
    propos tenus dans A l’amour comme à la guerre (1984). Nancy Huston est une passionnée qui passionne. Dans Ames et corps, j’ai particulièrement aimé les textes
    où elle revient sur son propre parcours de femme et d’écrivain. Une lecture stimulante.

  • Filtre

    « Vous avez exprimé le désir dans une de vos lettres que je vous envoie un récit international, en prenant pour sujet quelque fait de la vie d’ici. Je ne peux écrire un tel récit qu’en Russie, d’après mes souvenirs. Je ne peux écrire que d’après des souvenirs, je n’ai jamais écrit directement d’après nature. J’ai besoin que ma mémoire filtre le sujet et qu’il ne reste en elle, comme dans un filtre, que ce qui est important et typique. » 

    A F. D. Batiouchkov – Nice, 15 décembre 1897 

    Tchekhov, Correspondance 1877-1904 

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    A vous qui passez ici, 
    meilleurs vœux pour 2010.

  • Tchekhov 1893-1904

    Correspondance 1877-1904 (2e partie). Installé à Melikhovo, Tchekhov y écrit des nouvelles et en donne de lui, des bassets hideux et intelligents, Brome et Quinine, de la médecine qui l’épuise – il songe à ne plus exercer –, des voyages qu’il ferait s’il en avait les moyens. Deux semaines à Moscou en octobre 1893 lui sont « une sorte d’enchantement ». L’année suivante, il séjourne une première fois à Yalta « la très ennuyeuse » pour soigner sa toux, mais selon lui, « le printemps du nord vaut mieux que le printemps d’ici ». Sa santé se dégrade. A son ami Souvorine qui lui conseille le mariage, il dit ses conditions : « Tout doit être comme auparavant, c’est-à-dire qu’elle doit vivre à Moscou et moi à la campagne, et que j’irai la voir. (…) Je promets d’être un mari merveilleux, mais donnez-moi une femme qui, comme la lune, n’apparaisse pas chaque jour dans mon ciel. » 

    Tchekhov Portrait par Ossip Braz en 1898.jpg
    « Braz fait mon portrait. Séances d’atelier.
    Je suis assis dans un fauteuil au dossier de velours vert.
    En face. Cravate blanche. On dit que nous sommes très ressemblants, la cravate et moi,
    mais, comme l’an dernier, on dirait à mon expression que j’ai prisé du raifort. »
    (Nice, 23 mars 1898)

     

    En 1895, Tchekhov se lance dans la construction d’une école au village et écrit une nouvelle pièce, La Mouette : « C’est une comédie, il y a trois rôles de femmes, six de moujiks, quatre actes, un paysage (vue sur un lac), beaucoup de discours sur la littérature, peu d’action, cinq pouds d’amour. » La première à Pétersboug, le 17 octobre 1896, est très chahutée et il s’enfuit – « Où voyez-vous de la frousse ? J’ai agi aussi judicieusement et froidement qu’un homme qui a fait une demande en mariage, a essuyé un refus et qui n’a plus rien à faire qu’à s’en aller. » La pièce fera pourtant salle comble les jours suivants.

     

    Le Dr Tchekhov veut aussi sauver la revue Chronique chirurgicale, en déficit. L’état de santé de la population est désastreux : « 400 enfants sur 1000 à peine atteignent l’âge de cinq ans ». Il y a beaucoup à faire, et les moujiks de son secteur réclament encore une nouvelle école. Il apporte aussi son concours au projet d’une bibliothèque à Taganrog. De  jeunes écrivains lui envoient leurs textes, Tchekhov leur répond scrupuleusement et encourage à travailler la phrase, la concision, le choix des mots. 

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    Photo prise par son ami Isaak Levitan

     

    Le 1er avril 1897, il annonce à Souvorine le diagnostic des médecins, une tuberculose pulmonaire. On lui a prescrit « de changer de façon de vivre » et il abandonne ses fonctions au district. Durant son repos de deux semaines dans une clinique moscovite, Tolstoï vient le voir – « nous avons parlé de l’immortalité ». Rentré à Melikhovo, il passe le printemps à ne rien faire à part nourrir les moineaux et tailler les rosiers. Tchekhov lit Maeterlinck, « des choses étranges, bizarres, mais elles font une énorme impression. » A la fin de l’été, il se rend à Biarritz puis à Nice. « S’asseoir sur la promenade, se dorer et regarder la mer, quelle volupté. » Cette oisiveté lui fait du bien : « Moi, je suis un homme heureux de vivre, du moins, j’ai passé les trente premières années de ma vie à vivre selon mon bon plaisir. » – « La
    France est un pays merveilleux, elle a de merveilleux écrivains. »
    L’affaire Dreyfus le passionne et lui donne de l’amitié pour Zola, mais le brouille un certain temps avec Souvorine qui laisse paraître dans Temps nouveau des articles odieux à ce sujet.

     

    L’école de Melikhovo compte vingt-huit enfants inscrits en juillet 1898, garçons et filles. Tchekhov en construit encore une troisième – « Mes écoles sont considérées comme des écoles modèles »  avant de repartir pour Yalta, un voyage qu’il redoute « comme un exil ». Le climat de la Crimée lui convient, il y rêve de Moscou, s’intéresse au théâtre de Stanislavski : « Plus je vieillis, plus souvent et plus fort
    bat en moi le pouls de la vie. »
    Averti avec retard de la mort de son père, qui l’afflige, il propose à sa sœur de passer dorénavant l’hiver à Yalta et l’été à Melikhovo. Il approuve le choix de Novodievitchi pour la tombe de son père. Tchekhov projette bientôt de s’installer définitivement à Yalta et achète un terrain « dans un endroit pittoresque : vue sur la mer et les montagnes. J’aurai ma vigne, mon puits. C’est à vingt minutes de Yalta. ».
     

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    Le chevalet dans la chambre de sa sœur Macha à Melikhovo

     

    En novembre, il écrit pour la première fois à Maxime Gorki, loue la force extraordinaire de sa nouvelle Dans la steppe. Comme Gorki sollicite ses critiques, il répond : « Parler des défauts du talent, c’est comme parler des défauts d’un grand arbre qui pousse dans un jardin ; car il s’agit surtout, non de l’arbre, 
    mais des goûts de celui qui regarde l’arbre. »
    Il lui conseille de quitter la province qui « fait vieillir de bonne heure » pour se frotter davantage à la littérature et aux hommes de lettres à Moscou ou Saint-Pétersbourg. « La grâce, c’est quand l’homme dépense le moins de mouvements possible pour une action précise. »
    Il le pousse à plus de retenue, de simplicité dans les descriptions.

     

    En hiver, Yalta est un désert, écrit-il à sa sœur avec qui il envisage de vendre Melikhovo à moins qu’il n’arrive à vendre ses œuvres à un bon prix. Il passe en
    janvier 1899 un contrat avec Marx, un éditeur pétersbourgeois, pour l’ensemble de ses œuvres passées et futures, excepté ses pièces, ce qui lui procure le confort d’un revenu fixe. La Mouette se joue à Moscou avec succès, Oncle Vania tourne en province.
      

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    Dear Writer, Dear Actress, The Love Letters of Anton Chekhov and Olga Knipper

     

    De Melikhovo, le 16 juin 1899, il écrit à l’actrice Olga Knipper pour lui demander de ses nouvelles : « L’auteur est oublié, – oh, comme c’est cruel, comme c’est terrible, comme c’est perfide ! » Les lettres se multiplient à sa « chère actrice », il lui annonce la vente de Melikhovo, l’invite dans sa propriété de Crimée. « Portez-vous bien, soyez gaie, heureuse, travaillez, bondissez, chantez, et, si possible, n’oubliez pas le lointain écrivain, votre admirateur empressé. » Tchekhov ne se montre pas avare de mots doux pour celle qu’il épousera : « précieuse, superbe artiste », « ô ma joie ! » Il la conseille pour son jeu : « Il faut exprimer les souffrances comme elles s’expriment dans la vie, c’est-à-dire, pas avec des gestes des pieds et des mains, mais par l’intonation, le regard, non par des gesticulations, mais avec de la grâce. »

     

    Tchekhov continue ses échanges avec Gorki, parle de lui avec Tolstoï. Quand celui-ci tombe malade, il s’inquiète : « S’il mourait, un grand vide se formerait dans ma vie. » Lui-même, à quarante ans, souffre d’asthme et de « toutes sortes d’autres ennuis » qui l’empêchent de vivre librement. Il avoue à Gorki qu’il s’ennuie – « sans compagnie, sans la musique que j’aime, et sans femmes, dont Yalta est dépourvu. » A Olga, il parle de sa nouvelle pièce : « Ah ! quel rôle tu as dans Les trois sœurs, quel rôle ! » En décembre 1900, à Nice : « J’ai acheté un manteau d’été et je fais l’élégant. » Sa « petite chérie », « exploitatrice de mon cœur » (sic), son « petit chien » devient sa femme au printemps 1901. A sa mère, Anton Tchekhov écrit alors : « Chère maman, donnez-moi votre bénédiction, je me marie. Rien ne sera changé. » 

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    Tombe de Tchekhov au cimetière de Novodievitchi

     

    La correspondance des dernières années est pleine des lettres du couple qui ont inspiré un superbe spectacle, Tchekhov, Tchekhova, au Rideau de Bruxelles dans les années ’80 (avec Anne Chappuis et Jules-Henri Marchant, inoubliables). Et puis Gorki, Tolstoï, les problèmes de santé, la création d’une nouvelle pièce, La Cerisaie – à Olga, « C’est toi qui joueras le rôle de Lioubov Andreevna, car personne d’autre ne peut le tenir. Elle est intelligente, très bonne ; elle est aimable avec tout le monde, a toujours un visage souriant. » Il insiste pour qu’on ne considère pas cette pièce comme un drame, mais comme une comédie. Au printemps 1904, sur le conseil des médecins, Tchekhov se rend au sanatorium de Badenweiler où il a l’impression de se rétablir et souffre de l’absence de talent et de bon goût – « par contre, de l’ordre et de l’honnêteté, en veux-tu, en voilà. »

     

    La dernière lettre du recueil est adressée de là à sa sœur Macha, le 28 juin. Il y meurt le 2 juillet – avez-vous déjà écouté l'enregistrement de Nathalie Sarraute à propos de ses derniers mots prononcés en allemand, Ich Sterbe ? (Sarraute, Tropismes et L’usage de la parole, extraits, Ed. des femmes) Tchekhov est enterré au fameux cimetière de Novodievichi. A Macha, il se plaignait de la chaleur, de son estomac, et terminait ainsi sa lettre : « Pas une seule Allemande bien habillée, c’est une absence totale de goût qui porte à la mélancolie. »

  • Programme

    « Rien sur terre n’est impur pour les chimistes. L’homme de lettres doit être
    aussi objectif que le chimiste ; il doit renoncer à la subjectivité de la vie et
    savoir que les tas de fumier jouent dans le paysage un rôle très honorable et que les passions mauvaises sont, autant que les bonnes, inhérentes à la vie. »

    A M. V. Kisseleva – Moscou, 14 janvier 1887 

    Tchekhov peint par son frère Nikolaï Tchekhov.jpg


    « J’ai la conviction profonde que tant qu’il y aura des forêts en Russie, des ravins, des nuits d’été, tant que l’on entendra le cri des bécasses et le pleur du vanneau, on n’oubliera ni vous, ni Tourgueniev, ni Tolstoï, ni Gogol. »

    A D. V. Grigorovitch – Moscou, 12 janvier 1888

     

    « Je tiens les étiquettes et les marques de fabrique pour des préjugés. Mon saint des saints, c’est le corps humain, la santé, l’intelligence, le talent, l’inspiration, l’amour et la liberté la plus absolue, la liberté vis-à-vis de la force et du mensonge, où que l’un et l’autre s’expriment. Voilà le programme auquel je me tiendrais, si j’étais un grand artiste. »

    A A. N. Plechtcheev – Moscou, 4 octobre 1888

     

    Tchekhov, Correspondance 1877-1904