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Passions - Page 557

  • Objets d'écrivains

    « Il suffit d’avancer pour vivre / D’aller droit devant soi / Vers tout ce que l’on aime… » Ce sont des vers d’Eluard que j’ai lus un de ces matins dans les Carnets de poésie de Guess Who, avec mélancolie. Il suffit d’avancer : mots cruels quand on piétine, quand le mouvement s’arrête, quand la voix s'absente. Un matin d’ailes coupées.

     

     

    Et puis, de clic en clic, me voilà sur le site d’Actes Sud et l’esprit s’envole. Joyeuse trouvaille sur la page d’accueil de l’éditeur : dix petits films diffusés il y a quelques mois sur Paris Première et la TNT, où dix écrivains « de la maison » présentent un objet fétiche, dans leur bibliothèque. La série s’intitule L’objet de… Dix fois deux minutes.

     

    Je les regarde dans le désordre, je les écoute. Je reprends, je note. Je savoure. Alberto Manguel n’a pas hésité à parler de son chien, qu’il flatte de la main et du regard, au pied d’une échelle de bibliothèque, dans la chaude lumière d’une lampe. Lucie, une chienne de presque cinq ans, est entrée dans sa vie après bien des chiens de lecture, quand il s’est installé dans le Poitou. Elle aime beaucoup la poésie, assure Manguel. Il lui récite le poème que Neruda a écrit pour son chien. Elle comprend plusieurs langues, elle aime bien le latin. Une chienne philologue.

     

    Les autres ont choisi de vrais objets. Je ne les dévoilerai pas tous, je vous laisse le plaisir de la surprise. Et des contrastes. L’un, pour qui l’écriture doit passer par la main, brandit un stylo dont il aime le sang d’encre : « Une lettre n’est une lettre qu’à partir du moment où elle est écrite avec la main » L’autre, devant de grandes cases de bibliothèque étiquetées, raconte sa conversion à l’ordinateur portable.

     

    Devinez, devant les dix noms d’écrivains, qui fantasme sur une petite chaise en bois et en paille, miniature de ces chaises que les Napolitains sortent dans la rue pour assister dehors au spectacle de la vie. Qui a ramené d’une quincaillerie un jeu de clés anglaises dont la plus petite, baptisée « grande gueule », ne quitte plus sa poche. Qui, devant une bibliothèque où les tableaux tiennent compagnie aux livres, rêve encore et toujours du Roi Lear.

     

    Anne-Marie Garat, près d’un bouquet de roses, curieusement pas très à l’aise devant la caméra, montre l’intérieur d’une chambre noire « avec des replis de cuir et un œil de verre au fond qui est assez organique, assez érotique même ». Derrière elle, de longues horizontales, des rayonnages réguliers. Il n’y a jamais, on s’en rend bien compte ici, deux bibliothèques qui soient semblables.

     

    Le chat en bois de Claude Pujade-Renaud, cadeau d’une amie, évoque des disparus : deux chats de compagnie et un compagnon d’écriture, Daniel Zimmermann. « Pour moi l’animal, outre sa présence, représente un langage différent ». Ce chat creux, dont elle montre l’intérieur, lui inspire une belle réflexion sur l’écriture et le vide.

     

    Quant à Nancy Huston et à son ange, c’est pour moi – et j’en connais une autre qui
    va adorer – le bijou de cette collection. Il faut écouter la texture de cette voix, suivre
    le langage de ces mains, de ce visage frémissant. Une femme de passion évoque son amitié avec la Québécoise Suzanne Jacob, qui lui a offert cet objet très beau et très ancien. Quand elles se sont rencontrées pour la première fois, « je me suis vue, dit Nancy Huston, c’est-à-dire j’ai cru que Suzanne était moi, et je me suis demandé pourquoi je me pressais pour arriver, alors que j’étais déjà là. » Ce sera une relation mouvementée, comme pour l’eau et la pierre dans la rivière Harricana, comme pour l’écrivain dans la tension créatrice. « Les choses trouvent leur forme. Il faut être patient. »

  • Trop de choses

    « Le guide n’était pas un homme très loquace. Il s’efforçait, en toutes circonstances, d’être franc et exact, mais trop de choses, surtout dès qu’il s’agissait d’êtres humains et encore plus quand il était question d’hommes
    et de femmes, étaient d’une telle complexité qu’on ne pouvait en parler avec franchise ou exactitude. »

    Russell Banks, La Réserve

    Henin Frans, couple enlacé.jpg
  • Dans les Adirondacks

    La région des Adirondacks, ses lacs, son parc naturel, voilà le cadre de La Réserve, un roman de Russell Banks (2007). J’ai découvert cet écrivain américain avec l’inoubliable American Darling, dont l’héroïne, Hannah, quitte cette même région à cinquante-neuf ans, vers 1970, pour se rendre au Liberia, où elle est prise dans le tourbillon de l’histoire africaine et dans les tremblements de ses abîmes personnels, un récit passionnant et bouleversant. 

    Ampersand_Adirondacks_NJ_USA, photo de Jarek Tuszynski (Wikimedia commons).jpg
     

     

    Eté 1936. La rencontre entre le peintre Jordan Groves, qui se déplace le plus volontiers en hydravion, et la sulfureuse Vanessa Cole, fille adoptive des riches propriétaires d’une « campagne » au bord d’un lac de la Tamarack Wilderness Reserve (seize mille hectares dont l’accès est réservé à une élite et aux employés), semble plus convenue au premier abord. Le Dr Cole a invité le peintre à donner son avis sur quelques paysages de Heldon, le peintre le plus renommé de la région après lui. Grâce à sa femme, Alicia, qui lui a montré des photos de l’ex-comtesse Von Heidenstamm dans des magazines de luxe, Jordan, la quarantaine, reconnaît Vanessa – « Quel bel animal, se dit-il. Mais une femme à regarder, c’est tout. Pas à toucher. Tout au plus à peindre, peut-être. En tout cas une femme dont il faut se méfier. »

     

    Ces « ploutocrates » ne sont pas du tout son genre, des « républicains de la « classe de loisir ». Des héritiers sans réelle culture et, à part le médecin, sans compétences utiles. » De son côté, après avoir observé la manière silencieuse avec laquelle le peintre regarde les tableaux de son père, Vanessa Cole n’hésite pas à lui chuchoter au passage : « Je ne serai pas contente tant que vous ne m’aurez pas emmenée faire un tour dans votre avion. » Et lorsqu’il prend congé, en effet,  la belle aux longs cheveux roux l’attend sur la plage, en jupe blanche et veste de lin. En vol, il lui explique les règles de base du pilotage, lui laisse un instant les commandes, puis pose son appareil près du rivage d’un étang. Au grand dépit de sa passagère, il la laisse là, seule, au clair de lune, furieuse qu’il ne la suive pas.

     

    Le lendemain, dans sa maison non loin de la rivière Tamarack, qu’il a fait construire sur ses propres plans et en mettant la main à la pâte, le peintre songe dans son atelier
    à la soirée de la veille, à son travail, à sa famille, Alicia et les garçons. Il leur a donné des noms d’animaux qu’il admire, Bear et Wolf. Alicia, de dix ans plus jeune que lui – elle a été son élève au cours de gravure – s’est habituée à ses longs voyages solitaires en Alaska, au Groenland, à Cuba ou ailleurs, mais non aux flirts épisodiques de son mari. Lui ne voit pas en quoi il serait coupable, n’étant jamais tombé amoureux d’une autre femme. Quand il l’interroge sur ses projets pour la journée et qu’elle répond avoir envie de marcher, de travailler au jardin, et de réfléchir parce qu’elle a « besoin de pensées nouvelles », Jordan pressent que quelque chose va leur tomber dessus, qui se rapproche, en silence.

     

    C’est pourtant ce que le peintre appelle « une parfaite journée des Adirondacks, parlant ainsi non pas de température ou de saison, mais bien de lumière éclatante ». Au village où il se rend avec ses fils et ses chiens pour prendre livraison de fournitures, Jordan apprend la mort du Dr Cole, victime d’une crise cardiaque pendant la nuit. En passant devant l’entrée du club Tamarack, il aperçoit Vanessa et
    sa mère non loin du directeur sur la véranda du club-house et pour la première fois, range sa voiture dans l’allée de ce club dont il n’a jamais souhaité faire partie. Vanessa répond sèchement à ses condoléances – elle a déjà scandalisé tout le monde en racontant comment il l’a abandonnée dans l’obscurité la veille au soir – puis, à l’écart, le provoque : « Vous vouliez faire l’amour avec moi. Mais vous n’avez pas pu. »

    Vanessa joue dans ce roman le rôle de la femme fatale. Malgré eux, Jordan et Alicia vont être attirés dans un piège où il n’est pas question que de sexe ou d’amour. La séductrice mène aussi un jeu étrange et dangereux à Rangeview, la maison de campagne, dans une tragédie familiale où elle implique Hubert St. Germain, le précieux et dévoué guide de la Réserve qui s’est toujours occupé de leur propriété. L’intrigue rocambolesque m’a pourtant moins intéressée que la belle description de cette région sauvage des Adirondacks à travers le savoir du guide et le regard du peintre.

    L’univers de Jordan Groves, ses liens avec d’autres artistes, son engagement social – le récit est entrecoupé de brèves incursions dans la guerre civile espagnole à laquelle il prendra part en 1937 – son amour de la terre, ses problèmes de conscience, tout cela m’a paru plus authentique que les aléas de l’histoire. Celle-ci, pleine de rebondissements parfois peu vraisemblables, tient en haleine jusqu’au bout des quelque quatre cents pages de La Réserve, une œuvre en deçà, à mon avis, d’American Darling.

  • Idéaux

    « J’avais besoin de ses certitudes, qui pour une fois repoussaient la solitude que je ressentais depuis mon enfance ; j’avais besoin de l’image revalorisée qu’il me renvoyait de moi-même ; j’avais besoin de ses idéaux, parce que je n’en avais jamais eu en propre.

    C’était une constatation pathétique, car je découvrais pour la première fois combien est trouble le tissu qui unit une personne à une autre, ce tissu que nous dissimulons sous des mots aussi mythologiques qu’amitié et amour. »

     

    Carla Guelfenbein, Ma femme de ta vie 

    Sarteel Léon.jpg
  • Amis et amoureux

    Entre deux lectures successives apparaissent parfois d’étranges liens : dans Chaos calme, un homme perd sa femme au moment où il en sauve une autre de la noyade ; dans Ma femme de ta vie (La mujer de mi vida, 2005), la chilienne Carla Guelfenbein réunit deux amis qui ne se sont plus vus depuis quinze ans au bord d’un lac de montagne au Chili pour Noël. En invitant Theo, Antonio n’avait pas mentionné la présence de Clara, Theo ne serait sans doute pas venu. Revoir « sa » Clara qui a renoncé à la danse pour illustrer des contes pour enfants, Theo n’y est pas préparé. Correspondant de guerre, il n’a qu’une seule attache stable : sa fille Sophie, qui vit avec sa mère aux Etats-Unis. Pourquoi l’a-t-on invité ? Ni Antonio ni Clara ne répondent clairement à cette question. Quelques jours après s’être réconcilié avec Theo, Antonio trouve la mort en se jetant à l’eau pour sauver une fillette. A ses funérailles, son ami, qui l’a « trahi » autrefois, est bouleversé du désespoir de Clara : l'épouse d’Antonio a été pour Theo la femme de sa vie et l’est peut-être encore. 

    Cahier rouge.jpg

     

    « Les certitudes qui m’habitent ne sont pas nombreuses, mais je suis convaincue d’une chose, nous sommes trois et ce capital de temps qui s’étale devant nous dans toute sa plénitude est puissant et nous appartient » : voilà ce qu’écrit Clara en juillet 1986 dans le cahier à couverture rouge qui ne la quitte pas. A cette époque, Theo est devenu l’ami d’Antonio, un étudiant chilien en troisième année de sciences politiques à l’université d’Essex. Lui n’est qu’en deuxième, mais ils ont un cours commun, où les confrontations entre un professeur et Antonio à propos du marxisme révèlent l’aura que procure à celui-ci la réputation de son frère, un dirigeant étudiant en pointe dans la résistance à la dictature chilienne. L’assurance d’Antonio, sa personnalité fascinent Theo. Le jour où ils se découvrent la même date d’anniversaire, à un an près, ils font vraiment connaissance.

     

    A la surprise de Theo, qu’une angine cloue au lit peu après, Antonio vient alors s’occuper de lui, lire dans sa chambre pour lui tenir compagnie – personne à part sa mère ne s’est jamais soucié de lui de cette manière. Puis un jour, Antonio l’emmène chez son père, qui parle mal l’anglais, mais Theo a appris l’espagnol. Jour de drame : un coup de téléphone informe sa famille de la mort de Cristóbal, le frère d’Antonio, tué dans une manifestation. Après cela, Antonio n’a qu’une obsession : rentrer au pays, se préparer à la guerre. En attendant, Théo lui est devenu aussi indispensable qu’un frère.

     

    Au début des vacances d’été, les deux amis se rendent à Edimbourg, chez un professeur de littérature latino-américaine dont la fille, Clara, suit des cours de danse à Londres. Son père est un « disparu » chilien. Quand Clara apparaît, avec sa façon « typique des danseuses de se déplacer », ses yeux clairs font à Theo « l’effet
    d’une lumière qui soudain vous brûle ».
    Il est submergé de désir et Antonio le voit. Pour lui, dit-il, Clara est « comme une sœur ». Theo pressent qu’il y a davantage entre eux, même après que son amour pour Clara est devenu une réalité visible : « il essayait de nous montrer qu’il n’était en rien affecté par ma relation avec Clara, et plus encore que, quoi que nous fassions, nous lui appartenions tous les deux. »

     

    Déprimé de voir le parti envoyer quelqu’un d’autre au Chili, Antonio sombre dans la dépression. Clara se charge de lui, lui fait remonter la pente. Il faut de l’argent à Antonio pour financer par lui-même son retour au pays. Theo s’en procure en écrivant des articles qu’un ami, admiratif de sa plume, l’aide à faire éditer dans une revue. Clara, avec son groupe de danse, prépare un spectacle pour une fête de solidarité chilienne. Mais les choses ne se passeront pas comme prévu – ni sur le plan politique, ni dans ce trio amoureux et ami.

    La vie étudiante, avec tous ses possibles, et le regard qu’on porte plus tard sur sa jeunesse, Carla Guelfenbein les dépeint dans Ma femme de ta vie à travers les liens puissants et parfois troubles entre ces trois personnages. Relatée par Theo, leur histoire est régulièrement interrompue par des extraits du « Journal de Clara », en contrepoint. A la fin du roman, un an après le drame, Theo et Clara se retrouvent au bord du lac où Antonio s’est ouvert à son ami une dernière fois, sans tout lui dire cependant. Dans quelle mesure la vie les a-t-elle changés ?