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Passions - Page 500

  • Carnets du désir

    En apprenant la mort de Hubert Nyssen, en novembre dernier, je m’étais promis de relire Quand tu seras à Proust, la guerre sera finie, un roman dédié à Nancy Huston. L'éditeur a mis, j’imagine, beaucoup de lui dans le personnage de Paul Leleu, fondateur des éditions du Jeu de Patience, le narrateur. Il saisit le prétexte de la mort d’un ami traducteur, Cyril Trucheman, pour réécrire la vie de ce libertin – son double ? – à travers les femmes dont il lui a tant parlé et qui le fascinent. Nyssen, faut-il le rappeler, adorait « le truchement de la métaphore et de l’allégorie » (La maison commence par le toit).

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    « La violoncelliste » (La neige des mots)

    C’est dans sa maison d’Escalles, entre Cap Gris-Nez et Cap Blanc-Nez que Leleu s’est retiré pour rédiger une « épître » à Caroline Martin : après avoir provoqué « une embardée » dans sa vie, celle-ci est partie vivre aux Etats-Unis. Il s’est donné un an – douze mois qui feront douze chapitres – pour l’écrire, et décider ensuite s’il la lui envoie ou pas, pour « l’intime et unique plaisir de redistribuer les cartes de sa vie ». 

    L’autre personnage clé de sa rencontre avec Caroline est un linguiste, Albert Molinari. Philosophe, il enseignait dans un lycée de Lille sous l’Occupation, et sachant que le jeune Cyril Trucheman, son élève entré dans la Résistance, s’était réfugié dans la mansarde d’un médecin de Valenciennes, il lui avait apporté des livres : La Chanson de Roland, Tristan et Iseut et autres chefs-d’œuvre – l’occasion ne se représenterait pas de sitôt de « traverser la littérature française, dans l’ordre des âges, depuis les origines… » Et c’est là qu’il avait lancé au jeune homme : « Quand tu seras à Proust, la guerre sera finie ! » Il n’y était pas arrivé, la guerre avait pris fin, et Trucheman en avait gardé « une hantise de l’incomplétude qui avait marqué toute sa vie ».

     

    Le traducteur de Belmaker (l’écrivain américain que Caroline finirait par épouser) avait confié à Leleu cette manie qu’il avait, dans une ville étrangère, de vérifier dans l’annuaire s’il n’y trouvait pas un homonyme. Quel trouble, un jour, en découvrant dans la liste des victimes d’une catastrophe aérienne un certain Cyril Trucheman ! Une erreur : en réalité, ce passager se prénommait Fabien, et sa veuve, Florence Trucheman, deviendrait une des élues du traducteur « qui aimait les femmes ». Leleu lui rendra donc visite, sur la piste désormais de toutes celles dont son ami lui a parlé, qu’il tâche de retrouver à partir d’indices donnés par Trucheman et dont l’éditeur se souvient. Qu’il aimerait mettre la main sur ses carnets !

     

    Norma, par exemple, « une petite Normande qu’il avait jadis rencontrée à Paris », des années après, envoyait régulièrement à Cyril de jolies lettres parfumées où elle se souvenait de leurs ébats amoureux. Ou encore Zoé, toute de blanc vêtue, que Leleu a rencontrée à New York lors d’un dîner avec Belmaker et Trucheman – Zoé blanche comme « la baleine que poursuivait Achab », et donc à rapprocher de Blanche Meyer et d’Adelina White, dont parle Giono dans sa préface Pour saluer Melville ?

     

    Pour Caroline qui aime les « récits gigognes », Leleu a entrepris de décrire les circonstances qui ont précédé l’apparition de la jeune femme dans sa vie. Il ouvre tous les tiroirs, se jette sur toutes les pistes, inventorie les charmes des rencontres, les paysages du corps féminin, les figures du langage amoureux. Résumer l’intrigue ne convient pas à ce roman qui rebondit de mois en mois. A l’exploration du désir entre homme et femme, Nyssen mêle le plaisir des mots, les mirages du temps, les allusions littéraires et musicales, l’art de traduire, les métiers du livre, entrelace réalité et fiction, Collectionneur de coïncidences, Leleu compose en quelque sorte le roman que Trucheman a toujours refusé d’écrire.

     

    Et c’est un plaisir de lecture sans pareil que d’avancer dans ces cinq cent cinquante pages de passion pour les femmes, les livres, les villes et les arbres. On y rencontre aussi une superbe violoncelliste, une vieille Héloïse, une résistante, une agente littéraire. On y fait connaissance, peu à peu, avec la belle Caroline Martin qui s’est installée un jour dans l’immeuble en face du bureau parisien de Paul Leleu. Elle deviendra son associée, sa « Dea Dia », sa muse. « Chacun de nous n’est jamais pour l’autre qu’un recueil d’images. »

  • Saisons

    « Je suis un peintre de l'ancienne école, qui est dépendant des choses perçues et vues, comme de la lumière qui l'entoure. Aussi mes tableaux changent selon que les saisons varient, un paysage d'automne ou une lumière d'été font des tableaux différents. »

     

    Per Kirkeby (Guy Duplat, La leçon de peinture de Per Kirkeby, La Libre Belgique, 20/12/2011)

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    R. Shiff, A.Borchardt-Hume, Per Kirkeby, Tate Publishing, 2009.

    « Les "vraies" peintures sont étonnamment fuyantes par la forme aussi bien que par le style. »

     

    Per Kirkeby et les "peintures interdites" de Kurt Schwitters

  • Kirkeby au Palais

    A peine fermées les portes d’Europalia Brésil, voilà le Danemark à l’honneur au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles (Bozar) pour cause de présidence de l’Union européenne. C’est l’occasion de découvrir le grand peintre danois Kirkeby (né en 1938) dans une ample rétrospective des années 60 à aujourd’hui : Per Kirkeby et les "peintures interdites" de Kurt SchwittersTrouverai-je les mots pour vous parler de cette exposition ? Les arts plastiques échappent pour une très large part au langage, le débordent. Kirkeby : « Je pense que l’art réalisé à la main peut produire quelque chose de différent et de plus que le langage. »

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    Per Kirkeby, Cossus ligniperda, 1989 © Aarhus Museum, Danemark

    Le jeudi 9 janvier, l’exposition était accessible à tous gratuitement, une belle initiative annoncée dans la presse, et de nombreux visiteurs la parcouraient déjà avec curiosité. La grande toile qui les accueille en haut des marches du hall Victor Horta, intitulée Beaucoup plus tard, avec ses couleurs puissantes, date de 1992, la période des grands formats, la plus somptueuse à mes yeux, qu’on retrouvera dans les dernières salles du parcours chronologique, un enchantement de couleurs et de rythmes.

    Après des études de géologie, Kirkeby a d’abord peint sur des panneaux de masonite, au format carré (122 x122), des œuvres très diverses influencées par le pop art et le minimalisme qu'il appelle lui-même des « collages peints ». Près d’une Composition rouge où j’imagine une scène de théâtre, Mata Hari se dédouble en silhouette brune (imper et chapeau) et nu jaune, plus loin ce sera B.B. ou Jeanne Moreau. Beaucoup de jaune dans cette première salle.  Un changement de style s’annonce avec Chaînes de montagnes mayas et deux ensembles de trois et quatre panneaux. 

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    Couverture du catalogue 

    Des Clôtures de Kirkeby sont posées à même le sol : entre leurs verticales bleues, un fouillis coloré dit son amour des jardins, de la nature. S’il n’a pas peint de paysages à proprement parler, il s’en inspire. Plus loin, une petite Composition de 1964, avec des éléments de silhouettes sur fond blanc, rappelle les papiers collés de Matisse.

     

    Dès la troisième salle, Kirkeby passe à la peinture sur toile et aux formats plus grands, multiplie les couches de peinture comme des strates géologiques. Beaucoup de Sans titre, un Crépuscule, et au milieu de la pièce, les premiers bronzes presque tous intitulés Tête ou Bras je suis incapable de vous les décrire, ces sculptures qui dressent leurs masses modelées, pétries à pleines mains, non figuratives. On devine dans les verticales des grandes toiles des arbres, des montagnes, des silhouettes, dans leurs horizontales des figures couchées et tout à coup un Cheval blanc à la crinière jaune – inspiré de Hans Baldung Grien, qu’on retrouvera à la fin du parcours en vert.

     

    Peintre et sculpteur, cinéaste aussi, Kirkeby est un passionné des livres, il en a écrit, il en a illustrés. Il est membre de l’Académie danoise de littérature. Une salle est consacrée à ses « Papiers » : des gouaches, des « surpeints », et des livres de lui sur de grands artistes des XIXe et XXe siècles. Il y a aussi ses propres journaux (Dagbog) et carnets aux couvertures peintes, dont un ravissant carnet de voyages, « Rejser », en bleu et blanc. Des collages mêlent dessins, photos, papiers divers, et même des feuilles mortes. Guy Duplat, qui a rendu visite à l’artiste dans sa maison des faubourgs de Copenhague en décembre dernier, a été frappé par la « superbe bibliothèque de 6000 livres d’art soigneusement rangés et régulièrement compulsés  et les innombrables tiroirs à dessins ».

     

    Sur ses « Tableaux noirs », le peintre a dessiné à la craie des figures animales récurrentes dans son oeuvre : dromadaire, lion, loup, ours… Des éléments d’architecture aussi, de châteaux-forts entre autres, à rapprocher d’une toile curieuse, Réflexion byzantine sur le retour au Pays, où une construction moderne est posée entre ciel et terre, avec jardins et sapins à l'avant-plan.

     

    « Couleur et ombre » : voilà les grands formats. Pas de couleurs primaires ici, mais des demi-tons, des nuances subtiles. Deux toiles verticales se répondent de part et d'autre du seuil, Avenue 2 offre une coulée de couleurs claires entre des masses sombres où j’ai cru voir, sur le côté, un couple de passants. Une série hivernale, variation de couleurs près d’un même tronc d’arbre, couvre toute la longueur d'un mur.

     

    En face, trois grandes toiles horizontales fascinantes, une peinture assez sombre entre deux peintures paradisiaques : à droite, Beatus-Apokalypse (1989), avec de l’orange, du rouge, du mauve, et à gauche, Cossus ligniperda, avec son aplat de couleur bleu turquoise comme un lac de montagne au-dessus de bandes d’ocre au milieu des bleus sombres et des verts – c'est l’affiche de l’exposition (illustrée ci-dessus). Elle est sur la couverture du petit « Guide du visiteur » (disponible en trois langues) qui reprend le texte des panneaux, salle par salle, et, tête-bêche, des extraits de Ludwig Wittgenstein, Remarques sur les couleurs et un article sur Wittgenstein & Kirkeby : une filiation posthume.

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    Kurt Schwitters, Parti fra Skodje ved Ålesund (Partial View from Skodje near Ålesund), 1940
    ©
    Kurt und Ernst Schwitters Foundation, Hannover 

    C’est juste après cette grande salle que l’on présente les toiles « interdites » de Schwitters (1887-1948), connu pour ses collages et assemblages dadaïstes et revenu au paysage figuratif à la fin de sa vie, dans une belle indépendance d’esprit qu’admire Kirkeby. Celui-ci en possède deux : « Elles sont accrochées à mon mur comme des icônes qui veillent à ce que je n’oublie jamais la bénédiction de « l’absence de style »» . Dans cette salle plus intime, en contraste et pourtant en complicité avec les grands Kirkeby par la touche libre et les effets de matière comme par leur sujet, des paysages norvégiens peints sur le motif par l’artiste allemand en exil (des photos noir et blanc correspondantes, de la collection Kurt & Ernst Schwitters, sont exposées dans une vitrine-table).

     

    Place à l’architecture ensuite. Kirkeby a choisi la brique, matériau prépondérant au Danemark avant l’ère du béton et du verre, pour ses constructions dépourvues de fonction utilitaire, qu’il appelle sculptures. On peut en voir une au Middelheim d’Anvers. D’inattendus petits bronzes, comme des maquettes, témoignent de son intérêt pour les portes, les passages, les ouvertures, les murs, les labyrinthes. Un jeu sur le plein et le vide.

     

    Je les ai laissées derrière moi pour entrer dans le royaume de la couleur et du rythme : les dernières salles enchantent par « une connaissance et une intime compréhension des couleurs, de la masse, de la texture et de la ligne » (Jean-Marie Wynants). Les grandes peintures de Kirkeby, lumineuses et « illisibles », comme dit l'artiste, appartiennent à l’univers non verbal et parlent d’un  monde « hors du temps » où le geste de peindre atteint sa plénitude.

  • Un livre en main

    Alors que les liseuses électroniques prolongent la vie de ce mot plein de douceur, « liseuse », qui désignait jusqu’ici un petit coupe-papier ou un vêtement pour lire au lit, une lampe réglable, une table d’appoint à tablettes où poser des livres, le plaisir de tenir un vrai livre entre les mains n’est pas près de perdre ses aficionados/das. 

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    Quand j’ai découvert ce joli cadeau « de circonstance » reçu récemment, Neige de Maxence Fermine, le texte accompagné d’« encres et dessins de Georges Lemoine » (Arléa, 2002),  j’ai hésité un moment : avais-je déjà lu ce conte de blancheur  « qui me disait quelque chose » ? Oui, j’en ai parlé ici. Mais il me semble que le livre emprunté il y a deux ans se présentait dans un autre format ou sous une autre couverture – mystère des oubliettes de la mémoire.

     

    Tous les amoureux des livres ont déjà vécu cela dans une librairie ou en bibliothèque : un livre reparu sous un autre titre (cela arrive) ou dans une autre édition ou en format de poche provoque un léger trouble,  mélange de reconnaissance et d’étrangeté, comme si un livre lu laissait son empreinte sous nos doigts, l’objet livre en lui-même et pas seulement le texte.

     

    Quand je cherche un titre dans ma bibliothèque, je n’ai pas seulement ce titre et l’auteur en tête, mais une couleur, un format, une épaisseur, une texture : le petit format rouge bordeaux sous lequel Nicolas Pouzine présente Iasnaïa Poliana, le dos vert effrité des Chantefleurs et Chantefables de Robert Desnos, l’élégance noir et or du Livre de l’amateur de thé (Sabine Yi, Jacques Jumeau-Lafond, Michel Walsh) ou le grand dos de toile bleue des Herbiers de Proust et de Colette (Editions du Chêne), pour ne citer que quelques exemples. Gare au trou de mémoire ou à l’erreur, qui empêche de trouver ce qu’on a pourtant sous les yeux – ça vous arrive aussi ?

     

    Sinon, pour revenir au récit de Maxence Fermine, aurais-je oublié les illustrations de Georges Lemoine ? Bractée de tilleul aux fruits suspendus, bol à thé décoré d’une branche fleurie, montagnes d’encre entre lesquelles une funambule marche sur un fil tendu, surplomb où se pose une maison montagnarde… Une délicatesse que je retrouve dans quelques-uns des ouvrages qu’il a illustrés, dont les dessins me trottent encore en tête : Vendredi ou la vie sauvage (Tournier), Comment Wang-Fô fut sauvé (Yourcenar), Lullaby (Le Clezio)… Tiens, j’aimerais feuilleter un jour Couleurs, lumières, reflets de Rolande Causse, album « indisponible » au titre prometteur.

     

    L’écriture, la mort, l’amour. Voilà ce qui se cache sous la neige de Neige. Un appel à regarder l’invisible au-delà du visible. Le jeune poète Yuko l’apprendra chez le vieux maître Soseki devenu, « pour l’amour d’une femme, poète, musicien, calligraphe, danseur. Et peintre. » Son initiation à la beauté passe par la marche : « Chaque jour de neige, il prit l’habitude de sortir très tôt de la maison et de marcher en direction de la montagne. » C’est à pied que Yuko se rend dans le sud du pays et traverse les « Alpes japonaises » pour rencontrer Soseki. Avec lui, il fera un jour le chemin en sens inverse pour lui montrer l’incroyable trouvaille dont il avait marqué la place d’une croix, pour la retrouver.

     

    Un livre qu’on relit déçoit parfois, le souvenir qu’on en gardait l’a déformé, le texte n’est plus à la hauteur – ou nous mesurons combien nous avons changé – « on ne découvre jamais deux fois le même livre dans les mêmes pages » (Hubert Nyssen). Parfois c’est l’inverse, une reprise nous trouve dans de meilleures dispositions et nous voyons, sur notre chemin de lecture, de jolies choses sur lesquelles l’œil avait glissé trop vite, distrait.

  • Artiste

    « Une peinture vit par l’amitié, en se dilatant et en se ranimant dans les yeux de l’observateur sensible. Elle meurt pareillement. Par conséquent, c’est un acte dur et risqué de l’envoyer de par le monde. » 

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    Mark Rothko écrit La Réalité de l’artiste en 1939-40,
    au moment où il passe du figuratif au surréalisme.
    En 1947, second tournant important,
    il renonce au surréalisme et commence à peindre ses Multiforms.

    « Il est difficile à l’artiste d’accepter le caractère inamical de la société envers son activité. Cependant, cette hostilité même peut agir comme levier d’une véritable libération. »

     

    Mark Rothko, Ecrits sur l'art. 1934-1969