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Passions - Page 503

  • Teinture de l'âme

    A  G. E.         

     

    « Paroles, gestes, lettres. Chevaux, incendies. Branches basses du feu dans la forêt de l’âme. Vous ouvrez le livre un vendredi soir, vous atteignez la dernière page un dimanche dans la nuit. Après, il faut sortir, retourner dans le monde. C’est difficile. C’est difficile d’aller de l’inutile, la lecture, à l’utile, le mensonge. Au sortir d’un grand livre vous connaissez toujours ce fin malaise, ce temps de gêne. Comme si l’on pouvait lire en vous. Comme si le livre aimé vous donnait un visage transparent – indécent : on ne va pas dans la rue avec un visage aussi nu, avec ce visage dénudé de bonheur.  Il faut attendre un peu. Il faut attendre que la poussière des mots s’éparpille dans le jour.

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    De vos lectures, vous ne retenez rien, ou bien juste une phrase. Vous êtes comme un enfant à qui on montrerait un château et qui n’en verrait qu’un détail, une herbe entre deux pierres, comme si le château tenait sa vraie puissance du tremblement d’une herbe folle. Les livres aimés se mêlent au pain que vous mangez. Ils connaissent le même sort que les visages entrevus, que les limpides journées d’automne et que toute beauté dans la vie : ils ignorent la porte de la conscience, se glissent en vous par la fenêtre du songe et se faufilent jusqu’à une pièce où vous n’allez jamais, la plus profonde, la plus retirée. Des heures et des heures de lecture pour cette légère teinture de l’âme, pour cette infime variation de l’invisible en vous, dans votre voix, dans vos yeux, dans vos façons d’aller et de faire. »

     

    Christian Bobin, Terre promise in Une petite robe de fête, Gallimard, 1991.

  • Tonalité

    « La tonalité qui fait qu’on reconnaît un auteur parmi tant d’autres aux premiers mots d’une lecture – ainsi qu’on le fait également au téléphone entre des centaines de voix répertoriées par notre mémoire –, bref, cette marque identitaire individuelle irremplaçable, ne constitue-t-elle pas le grand mystère de la communication entre les êtres puisque, ainsi que tous ceux qui se sont penchés sérieusement sur le pouvoir poétique de la parole le savent, c’est lorsque la voix qui s’élève est le plus ancrée dans la sincérité subjective et l’idiosyncrasie qu’elle a les meilleures chances de toucher à l’universel ? »

     

    Denis Grozdanovitch, La ritournelle du bonheur ou l’éventuelle profondeur de la superficialité in L’art difficile de ne presque rien faire   

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    © http://cdimonnet.wordpress.com/

     

     

     

     

     

     

     

     

  • Presque rien

    Petit traité de désinvolture (2002), Rêveurs et nageurs (2005), si vous avez lu un de  ces essais, vous connaissez le ton Grozdanovitch. J’espérais bien le retrouver dans L’art difficile de ne presque rien faire (2009, préface de Simon Leys).

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    Ne presque rien faire, un art ? Cité dans la préface, Stevenson  affirme que « seuls les « oisifs » savent s’abandonner aux stimulations du hasard ; ils prennent plaisir à exercer gratuitement leurs facultés, tandis que les « gens occupés » sont sans curiosité, car ils sont incapables de paresse : « Leur nature n’est pas assez généreuse pour cela. » » (Eloge des oisifs) Le recueil de Grozdanovitch, sous un titre hommage à Jankélévitch dont il a suivi le cours de philosophie à la Sorbonne, rassemble une cinquantaine de textes « tirés pour partie d’articles ou d’essais parus dans des revues » ou encore sur son blog à Libération, « et tous très considérablement remaniés ».
     

    Des questions : « Sommes-nous plus heureux que nous le croyons ? », « L’amour aura-t-il éternellement un goût doux-amer ? », « Un poème, ça vaut bien un sandwich, non ? », « Les écureuils se sentent-ils coupables ? »… Des exclamations : « Quel dommage que le monde ne se limite pas à soixante-quatre cases ! », « La destination finale de l’Art ! », « La bourse ou la vie ! » Des billets d’humeur, des portraits, des lectures…

     

    Grozdanovitch est venu en train à Bruxelles pour flâner sur les traces de Ghelderode à Schaerbeek, cela donne « Sortilèges de l’indiscrétion ». En chemin, par la porte entrouverte d’un rez-de-chaussée, il aperçoit « un atelier d’artiste presque vide » et ne résiste pas à la curiosité, pousse la porte  personne. Une table basse, de la toile et des feuilles, des brosses, trois toiles retournées contre un mur. Le passant s’enhardit, les retourne et reconnaît, stupéfait, le décor de l’atelier lui-même « dans la manière silencieuse, calme, extralucide, d’un Morandi ». Il y retournera le lendemain... et nous voici en pleine atmosphère ghelderodienne.

     

    L’auteur qui passe la moitié de l’année à Paris, l’autre à la campagne, ne manque pas d’évoquer les ambiances de la capitale française, à l’Académie des beaux-arts près de la « fine fleur septuagénaire du milieu de la littérature d’art parisienne », sur les terrains de sport, à l’entrée du Salon du livre. « Qu’est-ce qu’un imbécile de Paris ? » propose un amusant exercice d’autodérision. Grozdanovitch ne circule en ville qu’à vélo. La mort accidentelle sur un quai d’une psychanalyste en Vélib’ renversée par un camion lui inspire un portrait émouvant de cette « femme particulièrement prévenante » (La barbarie au cœur de la cité).

     

    Dans « Une planète qui sombre », Grozdanovitch revient sur la dérive techniciste des partisans de « la civilisation quantitative opposée à celle du qualitatif » et ne cache pas son pessimisme « sur la question environnementale ». Il cite au passage, entre autres, Havelock Ellis : «  Ce que nous appelons progrès n’est que le remplacement d’un inconvénient par un autre. » (2020) Dans « toute sa naïveté », notre essayiste ne voit d’espoir que « dans une décroissance économique bien gérée » et « dans un enseignement moins académique » (« Paris-province : profond malaise résiduel du jacobinisme ? »)

     

    De texte en texte se développe une philosophie quotidienne axée sur ce qu’Alexandre Vialatte appelle « un vieux petit temps : le tissu même de tous les jours », «  parfaitement extérieur à la chronologie », à rebours du regard contemporain « sur le grand terriblement moderne ». La sieste dans un hamac y est un exercice de vertu. Une fêlure dans une vieille tasse, une réminiscence proustienne. Le sport y est amateur, comme on verra dans les commentaires de Roland-Garros : « Quatre journées perplexes au cœur du consumérisme sportif ».

     

    De très nombreux écrivains apparaissent au détour des flâneries de notre adepte du « presque rien », disciple du taoïsme et homme cultivé. Un bel article sur Michèle Lesbre (« Rêverie autour d’un canapé rouge ») Et surtout, pour clore le recueil, « Trois grands rêveurs éveillés » : Anton Pavlovitch Tchekhov, Thomas Bernhard, Remy de Gourmont. Comment ne pas se sentir de connivence avec celui qui écrit de la collection complète des nouvelles de Tchekhov, lues à la bibliothèque du lycée : « Je passais là des heures enchantées qui constituèrent mes véritables humanités. »

     

    L’état parfois jubilatoire dans lequel nous met Grozdanovitch prend sa source dans cette confidence à l’ouverture d’un texte magnifique intitulé « Plus tard c’est définitivement maintenant ! » : « Si l’on devait me demander quel a toujours été mon but secret dans l’existence, que pourrais-je répondre sinon que celui de provoquer, au moins une fois par jour, un état de furtive éternité ? » Suivent une série d’exemples intimes qui touchent à l’observation de la nature, à la musique, aux rencontres de hasard, à la peinture, au rêve, à la lecture… L’art de ne presque rien faire propose un art de vivre.

     

  • Préface

    Parfois, pour entrer en lecture, il suffit d’une préface pour vous mettre l’eau à la bouche. 

     

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    « J’ai tellement besoin de temps pour ne rien faire, qu’il ne m’en reste plus pour travailler. » Pierre Reverdy

     

    « Quand Saint-Pol-Roux se retirait pour dormir, il accrochait à la porte de sa chambre à coucher un écriteau portant l’avertissement Poète au travail. Denis Grozdanovitch serait en droit de suspendre une inscription semblable au hamac dans lequel il fait ses fécondes siestes.

     

    A ce propos, songez-un peu : pourquoi les poètes aiment-ils tous les chats ?

     

    Les chats passent le plus clair de leur temps à dormir, et leur sommeil est principalement employé à rêver (la chose a été très scientifiquement mesurée en laboratoire, avec des électrodes). Ceci explique pourquoi – à la différence (par exemple) des lapins ou des cochons d’Inde, lesquels, ne pouvant jamais fermer l’œil plus de trois minutes d’affilée, sont de lamentables névrosés en proie à une tremblote chronique – les chats jouissent d’un formidable équilibre : ils retombent toujours sur leur pattes ; gracieux au repos, foudroyants à la chasse, leurs réflexes sont d’une rapidité et d’une précision infaillibles. D’une certaine manière, ce double talent qu’ils ont et pour la contemplation et pour l’action les rapproche non seulement des poètes mais aussi des champions de tennis. (…) »

     

    Simon Leys, Préface à L’art difficile de ne presque rien faire de Denis Grozdanovitch

  • Entrer dans un livre

    Après m’être passionnée pour le récit de Sofia Tolstoï, vous avouerai-je ma difficulté de passer à autre chose ? On sort d’un grand livre avec un regard transformé, une sensibilité particulière. Une atmosphère, des questions, des caractères continuent d’irriguer la mémoire. Est-ce cela qui rend l’esprit un temps indisponible ? 

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    Serre-livres par X. Duchêne 

    Comment entrer dans un livre ? J’ai pris ici le parti de ne pas parler de ceux qui me déplaisent ou m’indiffèrent, lus ou abandonnés. Il est rare que cela m’arrive coup sur coup et pourtant c’est le cas ces jours derniers. Le premier, dont j’ai poussé l’intrigue jusqu’à son terme, « pour voir », m’a agacée par la grossièreté du vocabulaire – « connard, gros connard » et des situations stéréotypées, trop en surface. Le second, d’un écrivain auquel j’ai consacré déjà plusieurs billets, commence si lentement, son narrateur promène un regard si désabusé sur ce qui l’entoure, que je l’ai planté là – sur la pile « retour à la bibliothèque ».

     

    Que se passe-t-il au seuil d’un texte qui nous fasse franchir cet espace liminaire ? Début en plein action, première phrase magique, ton qui capte d’emblée, dépaysement ou au contraire reconnaissance, beauté du phrasé, multiples sont les voies du commencement. Un été, vous en vous souvenez peut-être, j’en avais choisi quelques-uns, de ces incipits qui m’ont directement ouvert un chemin de lecture, même si, sans doute, il n’en va pas forcément de même pour les autres lecteurs. L’entrée en matière est décisive, je ne vous apprends rien.

     

    Mais déjà bien avant de lire, comme avant de voyager, nous passons par une phase d’anticipation : une critique dans le journal ou sur un blog nous a mis la puce à l’oreille, ou la quatrième de couverture, bien que je m’en méfie généralement. Un éditeur nous a séduite par la couverture, cela arrive. Un nom, un titre titillent au premier regard, sans que l’on mette le doigt sur la raison de cette résonance particulière.

     

    Quelque chose se passe, au moment de choisir un livre, dans une librairie ou une bibliothèque. Comme lorsque nous rencontrons quelqu’un pour la première fois, le courant passe – ou non. C’est mystérieux, impalpable, intuitif. Le livre et son contenu ne sont pas seuls en cause, je le sais. Il faudrait dire aussi nos résistances, nos engouements, nos partis pris, nos souplesses et nos raideurs, nos couleurs et nos goûts, bref, esquisser notre autoportrait en lectrice.