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Ça ne se fait pas

Le titre fait mouche : Ça ne se fait pas (2004). Un roman, voilà ce qu’Isabelle Spaak, née à Bruxelles en 1960, a fait du terrible drame familial : en 1981, sa mère a tué son père avant de se suicider. « On hérite toujours de ses parents », confie-t-elle à Olivier Barrot. Certes. Dans toutes les familles. Et l’on en souffre parfois terriblement. 

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 Rue Emile Claus à Ixelles © MRBC-DMS www.irismonument.be

La famille Spaak est très connue en Belgique, voire en Europe : Paul-Henri Spaak, le grand-père d’Isabelle, s’est attelé à la construction de la Communauté Européenne. Antoinette Spaak, première femme belge à présider un parti, est sa tante.

Vingt-cinq ans après les faits, Isabelle Spaak dédie à ses fils un récit fragmenté – souvenirs, bouts de correspondance, instants, images – sans chronologie. N’est-ce pas ainsi que le passé nous travaille, par des rappels, des questions, des blancs ? « Il n’y avait ni criminel ni enquête. Seulement un meurtre, le parfum d’un scandale qui pouvait éclabousser une famille au nom trop connu dans un pays trop petit. Et cette famille, c’était la mienne. »

C’est aux archives du Soir qu’elle est allée chercher des informations, des détails, mettant fin à un silence de plus de vingt ans sur l’événement qui a « mis en pièces » sa jeunesse : son père tué au fusil de chasse, sa mère électrocutée dans son bain avec un fer à repasser. Crime passionnel.

« Je voulais essayer de connaître les derniers jours de mon père ou plutôt ses dernières amours. Ce sont elles qui l’ont tué. » Sa fille avait une chambre réservée dans cet appartement de la rue Emile Claus à Ixelles où il vivait seul – si l’on peut dire pour un homme à « l’ardeur bibliophile » qui partout où il a vécu avait toujours « une pièce tapissée de livres du sol au plafond », et, en promenade, un livre en poche.

La tache de sang sur la moquette, les deux chariots recouverts d’un drap blanc dans l’entrée de l’immeuble, une crémation « presque à la sauvette ». Un dernier billet : « Tendres baisers de ton papa adoré qui est parti à Luxembourg et autres lieux jusqu’à samedi. » Isabelle Spaak a lu toutes les lettres conservées par son père, la plupart féminines, pour mieux approcher l’homme derrière la figure aimée. « Il nous laissait seules mais riches. Riches de conversations que nous n’avons jamais eues. »

Dans sa famille, il y avait d’abord « le grand homme », un des six « Pères de l’Europe », Paul-Henri : « Sa présence rythmait nos dimanches et métamorphosait nos vacances. » Ses petits-enfants ne savaient pas ce grand-père corpulent si célèbre. Isabelle Spaak recueille des bribes le concernant, évoque son entretien avec Léopold III (qui ne veut pas suivre ses ministres à Londres en mai 40), sa gourmandise, ses chiens, ses « patiences ».

A dix-neuf ans, Fernand Spaak, son fils unique, le père d’Isabelle, s’engage dans la Marine anglaise. Une tendre correspondance révèle l’amour entre père et fils, ils s’adoraient. L’élégance classique, « un peu ennuyeuse », de Paul-Henri Spaak contrastait avec celle du grand-père maternel, un dandy. Quant à Fernand, « il avait une façon d’accorder ses vêtements, de les choisir et d’y tenir comme à des amis ». La beauté « totale » de son père, perçue tant par les hommes que par les femmes, Isabelle Spaak en témoigne, il était « exalté, romantique et courageux aussi ».

Elle va à la rencontre des gens qui l’ont connu. On lui parle souvent de son grand-père, on reconnaît son nom de famille. « C’est devenu presque un jeu. Je prends goût à ces moments de flottement où le nom que je porte tourne comme une toupie dans la mémoire de mes interlocuteurs au hasard de leurs affinités politiques, cinématographiques, ou plus rarement littéraires. » Paul-Henri et ses frères. Sa nièce, Catherine Spaak, « actrice fétiche de la Nouvelle Vague ». Et Suzanne Spaak, sa belle-sœur, résistante fusillée en avril 1944. Pour le fils de celle-ci, « malgré les apparences, ce sont les femmes et non les hommes de la famille qui ont le plus d’importance. » Marie Janson, par exemple, sénatrice, membre du Parti ouvrier, première femme parlementaire belge.

Du côté de la mère d’Isabelle Spaak, Anna Farina, « une ascendance plus obscure » (une grand-mère « cocotte ») : « Ma mère qui n’aimait que mon père au point de quitter ses premiers enfants, pour en avoir trois autres avec l’amour de sa vie. D’elle me vient la fantaisie. » Que de pleurs, de soupçons, de jalousie. Il collectionnait les maîtresses. « Mais je sais que leur histoire n’est pas la mienne. »

Souvent accusée de trop aimer son père, Isabelle Spaak trouvait indigne la façon dont sa mère s’humiliait pour le garder, pour le ramener à elle. « Je ne voulais pas voir que parfois on n’aime qu’une fois. » Mais il tournait tant de femmes autour du diplomate à Washington, où il représentait la Communauté européenne. Réceptions, déplacements – « je n’ai gardé de mes parents que des signes d’éloignement. Nous menions notre vie sans qu’ils y prennent garde. » Elle s’en veut de n’avoir pas su comprendre sa mère, de n’avoir pas vu sa « trop grande solitude ».

Ça ne se fait pas est une exploration du chaudron familial où Isabelle Spaak intègre aussi des bribes de sa vie personnelle, reliant l’histoire de ses parents à ses propres rapports avec les hommes, avec les femmes, avec ses enfants, avec ses frères et sœurs. Qu’est-ce qui lui vient de sa mère ? de son père ? Dans un style net et parfois tranchant, plus autobiographique que romanesque, au-delà du drame familial, il s’agit aussi, dans un désir de vérité qui se heurte à l’impossibilité de tout savoir, de tout comprendre, d’essayer de faire la paix avec soi-même.

Commentaires

  • Je viens de vérifier il est dans ma bibliothèque et je vais pouvoir l'emprunter, je me souviens du " fait divers" car le nom de Spaak est effectivement très connu en France aussi, un des pères de l'Europe !
    Quelle terrible drame familial qui doit à jamais marquer une famille

  • Je me demande (sans doute naïvement car il doit y avoir de bonnes raisons) pourquoi Isabelle Spaak a publié cela comme un roman. La réponse est sans doute dans le titre.
    J'ignorais ce drame des Spaak.

  • @ Dominique : Bonjour, Dominique. Terrible drame, en effet, lourd à porter pour ceux qui en héritent malgré eux.

    @ Christw : Il me semble qu'Isabelle Spaak a voulu garder une grande liberté en abordant ce sujet, avec "recul", comme elle dit - un besoin de distance compréhensible.

  • Quel héritage ! Cette superbe présentation du livre d'Isabelle Spaak donne vraiment envie de le lire.

    vol de papillons -
    les êtres chers
    si insaisissables

  • ha les secrets de famille ! quels romans l'on construit là-dessus - j'ai l'impression qu'il a fallu ceci à l'auteure pour se reconstruire elle-même

  • Je m'imagine très bien l'immense traumatisme qu'Isabelle Spaak a pu subir .
    On peut donc être diplomate et n'avoir pas su négocier sa propre vie et encore moins celle de sa famille. Quel gâchis!
    "Ca ne se fait pas" résume bien le terrible aveu. Ces choses là devraient rester cachées et pourtant elle n'a pu faire autrement que d'en parler pour exister enfin.
    Je cours acheter ce livre.
    C'est pas sympa ce que vous faites Tania en résumant si bien vos lectures. Je vais être obligé de demander à Pôle Emploi d'augmenter mes indemnités rien que pour ma nourriture culturelle. Pas certain qu'ils acceptent!

  • Je me souviens de la sortie de ce roman (que je n'ai pas lu), tu me le remets en mémoire. Deux romans de la rentrée littéraire 2012, écrits par des femmes, viennent rappeler que les familles riches ne sont pas plus exemptes que les autres en drames en tout genre.

  • @ Danièle : Grand merci pour ce haïku, Danièle, si évocateur.

    @ Niki : Et sans en finir pour autant. Son deuxième roman, "Pas du tout mon genre", continue dans cette voie. Bonne après-midi, Niki.

    @ Gérard : Gérard, si nous pouvions prendre le thé ensemble, j'aimerais parler avec vous de ce qu'il vaut mieux cacher, de ce qu'il vaut mieux dire, tant il est difficile, pour ceux qui sont touchés par ces secrets de famille, d'échapper à leurs effets dévastateurs.
    (La vie en ville présente cet avantage : une bibliothèque bien achalandée à proximité.)

    @ Aifelle : Je vais chercher chez toi les titres auxquels tu fais référence. Ma lecture en cours, quoique du XIXe siècle, tourne aussi autour de ce thème.

  • Essayer de faire la paix avec soi-même...je me demande souvent si remuer, fouiller dans tous ces souvenirs et les écrire y aide ou met/remet les plaies à vif. Sans doute la réponse a-t-elle individuelle.
    Que de drames, partout.

  • je me pose la même question que colo...
    (et à moi aussi ce drame était inconnu)
    merci Tania!

  • Ne cherche pas, je ne les ai pas encore lus, j'ai seulement entendu des interviews des deux femmes. Il s'agit de la fille de Félicité Herzog, la fille du vainqueur de l'Anapurna (héritière des Aciéries du Creusot). Et Nathalie Rheims, apparentée aux Rothschild. Je lirai certainement Félicité Herzog. Nathalie Rheims m'intéresse moins.

  • Un père adorable et volage, une mère excessive et meurtrière, il faut du courage pour fonder soi-même une famille après ça!

  • Je trouve formidable que cette femme ait pu, après ce drame, se reconstruire, construire une famille, et aller de l'avant. Je pense que ce livre l'a beaucoup aidé. Je ne connaissais pas cette histoire.

  • @ Colo : Je me le demande aussi, tu l'as compris. Tout dépend sans doute de la sérénité ou de l'inquiétude dans laquelle on vit. Si l'on n'arrive pas à vivre en paix avec soi-même, remonter aux sources de sa souffrance et les clarifier permet peut-être de tourner la page et de passer à autre chose, tu ne crois pas ? Eviter le ressassement, en tout cas.

    @ Adrienne : Ah, les histoires de famille ! (Voir ci-dessus.)

    @ Aifelle : Merci d'éclairer ma lanterne. Je ne manquerai pas de lire tes impressions.

    @ Zoë Lucider : En effet. Un passage : "J'ai reçu d'elle ses gestes et sa malédiction. Celle qui pousse à vouloir encore être aimée, alors que l'on ne vous aime plus. Ce désespoir dont il faut s'extirper sans croire aux retours. Elle était passionnée, intransigeante, dure. Je peux l'être aussi."

    @ Bonheur du jour : Une mise à plat, certainement, du drame de ses parents et du désamour (le roman se termine sur une scène de divorce).

  • Ce n'est pas le drame qui m'attire ici, mais la question de l'héritage... qui nous touche tous, de manière plus ou moins violente. Je dois dire que je suis admirative de cet auteur qui parvient à parler de telles choses qui sont à mon avis encore très souvent tabou, du moins quand on va au-delà de ce qui est polémique. Je dois également penser à une chanson découverte il y a peu qui a pour titre "l'héritage" de Benjamin Biolay. La perspective est différente, mais tout aussi saisissante. Merci pour ce beau résumé!

  • Bonjour, Jeanne. Oui, il faut du courage pour aborder de tels sujets qui touchent à l'indicible. Heureusement Isabelle Spaak le fait sans racolage aucun. Je ne connais pas cette chanson, mais je vais la chercher sur la Toile. Bonne journée.

  • J'ai lu ce livre, sans me souvenir du drame qui a touché l'auteur
    Je constate que c'est souvent bien longtemps après qu'un auteur raconte des évènements dramatiques de sa vie (le dernier livre de Boris Cyrulnik raconte seulement maintenant son enfance "résiliente" )

    Isabelle Spaak n'a-t-elle pas obtenu un prix littéraire avec ce livre?

    merci Tania, j'ai lu avec plaisir la présentation de ce livre que j'avais lu, le coeur battant...

  • En effet, Coumarine, Isabelle Spaak a obtenu le prix Rossel pour ce roman en 2004, tu as bonne mémoire. Il faut parfois laisser passer des années avant de pouvoir revenir sur certains événements de sa propre vie, tout à fait d'accord avec toi. Pour preuve, Semprun avec "L'écriture ou la vie" ou Cyrulnik, qui avait déjà fait un pas vers son passé dans "Je me souviens". Pas encore lu "Sauve-toi, la vie t'appelle", le très beau titre de son dernier livre.
    Sans oublier, bien sûr, ton récit émouvant, "L’enfant à l’endroit, l’enfant à l’envers" (cliquer dessus dans la colonne de gauche, pour qui ne l'aurait pas encore lu). Bonne soirée, Coumarine.

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