Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Passions - Page 206

  • Ecriture d'images

    peter handke,la leçon de la sainte-victoire,essai,littérature allemande,peinture,cézanne,écriture,paysage,aix-en-provence,culture« Cézanne, prié un jour de décrire ce qu’il entendait par « motif », rapprocha « très lentement » les doigts écartés des deux mains, les plia et les croisa. Lorsque je lus cela, je me rappelai qu’à la vue du tableau, les pins et les blocs de rochers m’étaient apparus en caractères d’écriture entremêlés, aussi nets qu’indéfinissables. Dans une lettre de Cézanne je lus qu’il ne peignait nullement « d’après la nature » – et je le compris par la toile elle-même : les objets, pins et rochers s’étaient entrecroisés en une écriture d’images sur la simple surface, en cet instant historique – fin désormais de l’illusion d’espace, – mais c’était en leur lieu même (« au-dessus de Château noir ») tel qu’il rendait obligatoires couleurs et formes, ils s’étaient entrecroisés en une écriture d’images cohérente, unique dans l’histoire de l’humanité. »

    Peter Handke, La leçon de la Sainte-Victoire

    Paul Cézanne, Rochers près des grottes au-dessus du Château-Noir, vers 1904, Paris, Musée d’Orsay

  • Handke avec Cézanne

    Peter Handke a reçu le prix Nobel de littérature en 2019. La leçon de la Sainte-Victoire (« écrit en hiver et au printemps 1980, à Salzbourg ») se situe à mi-chemin entre deux livres courts gardés dans ma bibliothèque – Le Malheur indifférent (écrit après le suicide de sa mère en 1971), La femme gauchère (une femme qui quitte son mari et son fils sans explication) – et un autre de sept cents pages, « le grand livre de Peter Handke » selon l’éditeur, Mon année dans la baie de Personne (1994), à relire.

    peter handke,la leçon de la sainte-victoire,essai,littérature allemande,peinture,cézanne,écriture,paysage,aix-en-provence,culture
    Paul Cézanne, La Montagne Sainte-Victoire au grand pin et la Bastide Vieille II, vers 1887,
    66 x 90 cm R599 FWN235 (Société Paul Cézanne

    La leçon de la Sainte-Victoire (traduit de l’allemand par Georges-Arthur Goldschmidt) est un essai d’une centaine de pages, judicieusement offert par quelqu’un qui m’a souvent encouragée à mettre mes pas dans ceux de Cézanne à partir d’Aix, ce que je ferai un jour – je l’en remercie. Handke l’introduit par cette phrase : « Revenu en Europe, il me fallut l’Ecriture quotidienne et je lus beaucoup de choses d’un œil neuf. » Notamment, Cristal de roche de Stifter.

    Un jour, en se promenant, il s’est senti chez lui « dans les couleurs », heureux – « un instant d’éternité » : « Les buissons : du genêt jaune, les arbres : des pins isolés, bruns, les nuages : bleuâtres à travers la brume, le ciel (comme Stifter pouvait encore si tranquillement le mettre dans ses récits) était bleu. Je m’étais arrêté sur une colline de la route Paul-Cézanne qui, d’Aix-en-Provence, mène vers l’est jusqu’au Tholonet. »

    Handke a toujours éprouvé des difficultés à distinguer et identifier les couleurs, bien qu’il ne soit pas daltonien au sens propre. Dans sa famille, on s’amusait même à les lui faire dire. « Parfois mes couleurs, je les vois, et ce sont les bonnes. » Ce n’est pas une digression que ces notes sur les couleurs, qui prolongent sa lecture des récits de Stifter.

    Et voici Cézanne, se faisant remplacer pendant la guerre de 1870-1871 et la passant à peindre dans un petit village de pêcheurs près de Marseille : l’Estaque. C’est à lui que Peter Handke doit de s’être trouvé « entouré de couleurs » sur cette colline. Ayant grandi « dans un milieu de petits paysans où il n’y avait d’images, pour ainsi dire, qu’à l’église ou sur les reposoirs », il ne les regardait pas vraiment et manquait de gratitude envers « les peintres de tableaux ».

    Attiré par les paysages, Handke observe que Cézanne, avec le temps, a cherché « la « réalisation » de l’innocence et de la pureté terrestres : la pomme, le rocher, un visage humain. La réalité, c’est donc l’accès à la forme et celle-ci n’est pas regret de ce qui est anéanti par les alternances de l’histoire, mais elle transmet, dans la paix, ce qui est. – Dans l’art, il ne s’agit de rien d’autre. Or cela même qui fait sentir la vie fait problème quand on veut le transmettre. »

    Souvenirs de voyages jusqu’à la côte méditerranéenne avec « la femme » qui lui a appris le nom des pins parasols, associés à sa « joie à exister ». De cyprès sombres, un été en Yougoslavie. Quête d’images « magiques » qui le réconcilient avec l’écriture. Handke mêle ses propres fluctuations au commentaire de tableaux de Cézanne. En premier, Le Grand Pin.

    « Le grand pin figure encore sur d’autres tableaux mais plus jamais ainsi, pour lui-même. Sur l’un d’eux (il s’y trouve une signature) [illustration du billet], sa plus grande branche basse fait, pour ainsi dire, signe jusqu’au cœur du paysage et forme, avec les branches d’un pin voisin, l’arc d’un portail ouvert sur le lointain où s’étend, dans les couleurs claires du ciel, le massif de la Sainte-Victoire. »

    L’essai, centré sur cette montagne qu’à sa suite, Peter Handke a voulu parcourir de tous côtés, dérive au gré de ses pensées vers d’autres peintres (Hopper, Courbet, entre autres). « C’est au cours d’une exposition, au printemps de 1978, que les tableaux de Cézanne m’apparurent comme ces objets du commencement et je fus pris de l’envie d’étudier, comme cela ne m’était arrivé que devant les suites de phrases de Flaubert. »

    Regards de Handke sur Cézanne peignant la Sainte-Victoire – « la colline aux couleurs » –, les arbres, parfois des gens. Comme l’évocation d’un peintre appelle d’autres peintres, une promenade en montagne en rappelle d’autres. L’écrivain met des mots sur ses pas, décrit, raconte, cherche à dépeindre l’effet que produisent une vue, une lumière, la marche même, qui ramène souvent à soi, dans le soliloque de la pensée.

    Il y retournera en automne, accompagné de D. qui « fait des robes à Paris » et rêve de réussir « le manteau des manteaux ». Décidé à laisser dans sa « leçon » une vue d’ensemble, Handke l’interroge sur sa manière de faire, cherche une structure, fait sienne sa phrase : « La transition, pour moi, doit séparer clairement et être à la fois dans l’un et dans l’autre. » La leçon de la Sainte-Victoire se termine dans un musée de Vienne, en regardant La Grande Forêt de Jacob van Ruysdael.

    * * *

    (Une remarque sur ce petit livre de la collection Arcades chez Gallimard : on attend mieux de cet éditeur qu’une impression où l’ajustement a fait onduler le texte sur la page, varier la taille des caractères. Cela ne saute pas aux yeux, une affaire de demi-millimètre, mais je me suis demandé si j’avais un problème de vue et cela m’a gênée tout au long de cette lecture.)

  • Piège

    pete fromm,indian creek,roman,littérature américaine,idaho,hiver,vie sauvage,solitude,apprentissage,chasse,survie,nature,culture« J’appuyai sur le ressort du piège pour en ouvrir le mors et libérer la patte du raton laveur. J’enlevai mes mitaines et touchai les os. Aucun n’était cassé. Assis dans le cercle déblayé, je posai l’animal sur les genoux, surpris par son poids imposant. D’un geste de la main, je lissai sa douce fourrure et effaçai la marque de ma botte.

    Voilà, ce fut mon premier véritable succès de trappeur. J’avais attrapé un animal à fourrure. J’essayai de me comporter en homme des montagnes, mais, au lieu de cela, je touchai le cercle de boue gelée dans la neige et m’imaginai le raton laveur courant et bondissant, encore et encore.

    Bon, mais il décimait les poissons, après tout, me répétai-je plusieurs fois. Pourtant je n’avais toujours pas vu un seul de ces saumons et puis, bon sang, il y en avait deux millions et demi. Il était normal qu’il y ait des pertes. Tandis que je pouvais voir cet animal, je pouvais le toucher et me représenter ce qui lui était arrivé. La forme de ses mains était proche des miennes.

    Après cela, je retirai la plupart des pièges. »                        

    Pete Fromm, Indian Creek

  • 7 mois à Indian Creek

    Excellente lecture pour cette période de l’année, le roman de Pete Fromm, Indian Creek (traduit de l’américain par Denis Lagae-Devoldère) est le récit de sept mois passés sous tente au cœur des montagnes Rocheuses. Seul, avec Boone, la petite chienne offerte par Rader, un ami. Etudiant en biologie animale à l’université de Missoula, dans le Montana, Pete Fromm partageait sa chambre avec ce « rat de bibliothèque » qui lui a donné le goût des récits de trappeurs, avec leurs exploits en tous genres.

    pete fromm,indian creek,roman,littérature américaine,idaho,hiver,vie sauvage,solitude,apprentissage,chasse,survie,nature,culture

    En septembre 1978, une fille aborde Fromm à la piscine où il est maître-nageur et lui raconte l’été passé avec une amie à faire la cuisine « dans un refuge perdu de l’Idaho ». C’est la première fois qu’il entend parler de la « Passe des nez percés », de ces lieux aux noms indiens et il tend l’oreille quand elle évoque « un emploi qui impliquait de passer l’hiver seul dans les montagnes. Un job en rapport avec des œufs de saumon. »

    « Vous vivrez dans une tente de toile rectangulaire au croisement de deux rivières, la Selway et Indian Creek, lui explique le garde dont elle lui a donné le numéro de téléphone. En plein cœur du parc naturel de la Selway-Bitterroot. » Il devra y prendre soin de « deux millions et demi d’œufs de saumon implantés dans un bras entre deux rivières », de la mi-octobre à la mi-juin. « La route la plus proche se trouvait à quarante miles, l’être humain le plus proche à soixante miles. »

    Intéressé par la découverte du « monde sauvage », le jeune homme de vingt ans tient tête à ses parents inquiets des risques, en particulier s’il avait besoin d’être secouru. Les gardes ne passeront sur leur motoneige que de temps à autre. Même son ami Rader le trouve « dingue », mais il pense comme lui que ce serait une expérience de terrain extraordinaire.

    Deux semaines de préparatifs : achats de nourriture (riz et haricots principalement) et de matériel (outils, raquettes, vêtements chauds, pièges, armes). Un séjour de chasse en montagne avec Rader, pour l’ouverture de la saison de chasse, où Pete abat un petit écureuil que son ami lui apprend à éviscérer puis à écorcher. Soirées d’adieu, beuveries, jusqu’au jour où les gardes viennent le chercher : « Environ un quart d’heure avant qu’ils ne frappent à ma porte, je me rendis compte pour la première fois que j’ignorais où j’allais. »

    Au chapitre III (sur XX), l’aventure commence. Très vite, les gardes se rendent compte qu’ils ont affaire à un novice et lui rappellent l’interdiction de chasser dans le parc naturel. Ils lui donnent quelques repères, lui montrent le fonctionnement du téléphone à manivelle en cas d’urgence (quand il n’y a pas de coupure), le maniement de la tronçonneuse. Il lui faudra se constituer une réserve d’au moins « sept cordes de bois » pour tenir tout l’hiver, avant que la neige n’arrive.

    Indian Creek raconte l’apprentissage, les aventures et mésaventures de Pete Fromm – même s’il est mentionné « roman » en dessous du titre, l’auteur est bien le protagoniste de cette initiation à la vie solitaire d’un gardien d’œufs de saumon : tous les jours, il devra vérifier qu’aucune glace ne bloque le débit de l’eau.

    A-t-il pris la mesure de ce qui l’attendait ? Très, trop partiellement, on s’en doute, et l’auteur raconte honnêtement ses bêtises et ses déboires. Avec ce genre de récit, le plaisir de la lecture est de découvrir en même temps que le narrateur (bien au chaud en ce qui nous concerne) les aléas de la vie en pleine nature, les difficultés de la solitude et de la survie dans des conditions extrêmes. Je ne vous en dirai pas plus, mais je vous recommande cette immersion très réaliste dans la vie sauvage où l’on croise des écureuils et des grouses, des cerfs et des élans, des lynx et des pumas même, des êtres humains de temps à autre.

    J’ai dévoré Indian Creek comme, il y a longtemps, les romans de Jack London. Cette expérience rapportée d’abord dans le cadre d’un atelier d’écriture et le succès de ce premier roman paru en 1993 sous le titre Indian Creek Chronicles : A Winter in the Wilderness ont lancé Pete Fromm, né en 1958, dans la carrière d’écrivain, après ses débuts en tant que garde forestier. La vie en chantier, son dernier roman, est déjà traduit en français.

  • Il y a...

    Il y a toujours quelque chose :
    Les veines battent, le cœur
    Est nouveau,
    Et nous nous étonnons de nos naissances.

    vivier,robert,poésie,littérature française de belgique,il y a,cultureSais-tu quels peuples fabuleux
    Bougent en toi ? L’heure venue
    Tous écartent les brouillards,
    Les uns armés de trompettes,
    D’autres à pas de loup…
    De vieux soleils qui s’étouffaient dans la mémoire
    Approchent délivrés par le printemps
    Et les joies soudain t’environnent,
    Paysages de prairies.

    La merveille éparse du monde
    Sans fin cède et se recompose,
    Mais c’est toi qui, t’éveillant
    Toujours nouveau, multiplies
    Le visage éternel.

     

    Robert Vivier, Poésie 1924-1959, Editions universitaires, Paris, 1964

    © Geeraerts M.J., Soleil levant

    * * *

    Bonne & heureuse année 2020 !    

    Tania