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Littérature - Page 401

  • L'art selon Morris

    Sous une de ces jolies couvertures qu’offre souvent la Petite Bibliothèque des éditions Rivages, L’art et l’artisanat de William Morris rassemble, traduites et présentées par Thierry Gillyboeuf, trois conférences du célèbre fondateur anglais des Arts and Crafts, prononcées à la fin des années 1880.

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    « La révolution par le bonheur » 
    : c’est sous cette excellente formule que Gillyboeuf rappelle qui est William Morris (1834-1896). Ce « précurseur du design », à la fois « poète, romancier, traducteur, dessinateur, ébéniste, peintre, imprimeur » s’est lancé dans l’art après avoir visité avec Edward Burne-Jones les cathédrales gothiques du nord de la France. Tous deux renoncent à des études religieuses après ce voyage initiatique : ils choisissent, pour Morris, d’entrer au service d’un grand architecte, pour Burne-Jones, de peindre sous le patronage de Rossetti.

    Avec quelques amis, ils fondent « une petite entreprise artisanale » qui propose tout ce qui touche à la décoration d’intérieur : peintures, sculptures, vitraux, ameublement et bientôt tissus, tapis, broderies... Dissoute en 1875, elle ouvre la voie à Morris & Co, sa propre firme, dont les bénéfices iront au socialisme naissant – William Morris est un des fondateurs de la Socialist League. Il écrit aussi des articles et donne des conférences pour dénoncer l’idéologie du progrès et défendre un socialisme libertaire. Pour lui, le bonheur d’une société se mesure à l’aune de son art, même dans ses formes les plus simples.

    « L’Art et l’artisanat d’aujourd’hui » (Edimbourg, 30 octobre 1889) revient sur la définition des « arts appliqués » comme « la qualité ornementale que les hommes choisissent d’ajouter aux articles utilitaires ». Morris leur assigne un double objectif : « ajouter de la beauté aux résultats du travail de l’homme » et « ajouter du plaisir au travail lui-même ». Les arts appliqués sont donc nécessaires pour éviter et la laideur et l’avilissement. Comme « se nourrir serait une corvée sans l’appétit ou le plaisir de manger », « la production de biens utilitaires sans art ou sans le plaisir de créer est fastidieuse. » Rien de frivole, , mais « quelque chose de sérieux qui fait partie intégrante de la vie. »

    Son modèle ? Le Moyen Age, « époque de l’association parfaite des artisans dans les guildes de l’art », à l’opposé de son époque où, depuis plus d’un siècle, les hommes s’emploient à « surcharger la terre d’immenses blocs de bâtiments « utilitaires » » d’une grande laideur, avec ici et là, encore, du travail raffiné et soigné, de « style éclectique ». L’architecture est pour lui le fondement de tous les arts, elle embrasse toutes les disciplines. Alors que le commerçant est poussé à « donner aussi peu que possible au public et à prendre autant qu’il peut de lui », « l’éthique de l’artiste l’invite à mettre tout ce qu’il peut de lui dans tout ce qu’il crée. »

    Un des « derniers représentants de l’artisanat auquel la production marchande a donné un coup fatal », Morris avait donné  une autre  conférence sous le titre « L’art en ploutocratie » (Oxford, 7 novembre 1883). Il y décrit les obstacles qui empêchent l’art d’être « une aide et un réconfort pour la vie quotidienne de chacun ». Sa vision du passé y est plutôt idéaliste – « au temps où l’art était abondant et florissant, tous les hommes étaient plus ou moins des artistes » – mais l’accusation claire : il reproche à la société de son époque d’être fondée « sur le travail sans art ni bonheur de la majorité des hommes ».

    Pourfendeur de la guerre commerciale, que n’interrompt jamais aucune paix, William Morris s’indigne : « Je vous dis que le mécontentement gronde et j’en appelle à ceux qui pensent qu’il y a mieux à faire que de gagner de l’argent pour l’argent, pour aider à transformer ce mécontentement en espérance, pour ce qu’il appelle à la renaissance de la société. »

    Enfin, « L’art : idéal socialiste » (New Review, janvier 1891) reprend les idées forces de Morris dans un discours de propagande plus radical. Les choses sont-elles allées trop loin, comme il le pensait ? Plus d’un siècle après sa mort, il faut bien reconnaître que l’artiste et l’artisan, aujourd’hui, ont encore plus de mal à creuser dans notre vie quotidienne le sillon de la beauté et du bonheur dans le travail.

  • Démangeaison

     « La fille ouvrit la bouche plusieurs fois avant qu’il en sortît des paroles, des phrases hésitantes sur Tallinn et une voiture. Les mots s’entrechoquaient, comme précédemment, se recroquevillaient aux mauvais endroits, se rejoignaient à contretemps, commençaient à chatouiller bizarrement les oreilles d’Aliide. Cela ne venait pas tant des mots de la fille ni de son accent russe, l’estonien de la fille avait autre chose de bizarre. Alors que cette fille, avec sa jeune crasse, était ancrée dans le présent, ses phrases rigides sortaient d’un monde de papiers jaunis et d’albums mités remplis de photos. Aliide attrapa l’épingle à cheveux sur sa tête et se la fourra dans l’oreille, la fit tourner, la retira et la remit en place dans ses cheveux. La démangeaison persistait. Aliide eut une idée : la fille n’était pas des environs, peut-être même pas du pays. Mais qui donc, venu d’ailleurs, saurait parler la langue d’une telle province ? »

     

    Sofi Oksanen, Purge

     

     

  • Seule à jamais

    Purge (Puhdistus, 2008, traduit du finnois par Sébastien Cagnoli) a déjà fait couler beaucoup d’encre. Sofi Oksanen, née en 1977 d’une mère estonienne et d’un père finlandais, a placé en tête de ce roman choc une carte de « L’Estonie dans l’Europe du Nord depuis 1991 » pour que ses lecteurs situent mieux les frontières de ce pays balte entré dans l’Union Européenne en 2004.

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    View of Emumägi from SW. Emumäe landscape protection area.
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    © Pimik (Wikimedia Commons)

    Il s’ouvre sur un slogan – « Pour une Estonie libre ! » – que Hans Pekk, un paysan estonien, écrit au-dessus de chaque page de son cahier où il écrit « pour ne pas perdre la raison ». Mai 1949. Dans sa propre ferme, depuis la déportation de sa femme et de sa fille, Hans se terre dans un cagibi tandis qu’Aliide, sa belle-sœur, vaque aux travaux journaliers. 1992. Aliide Truu aperçoit quelque chose d’étrange par la fenêtre, comme « un ballot » au pied des bouleaux, et va voir cela de plus près, munie d’une fourche. Elle découvre une fille qui porte une robe de l’Ouest mais des pantoufles russes, et qui parle estonien. Celle-ci, en piteux état, finit par accepter de l’eau, de la valériane, du pain.

     

    La jeune Zara n’en revient pas d’avoir trouvé Aliide Truu. Il faut que celle-ci comprenne au plus vite sa terreur : Pacha, son mari, et son associé, Lavrenti, sont à sa recherche. Elle prétend les avoir rencontrés au Canada où elle travaillait comme serveuse, cherche une histoire qui pousse Aliide à bien vouloir la garder chez elle. La vieille femme se méfie, soupçonne un traquenard.

     

    Sofi Oksanen livre par fragments, dont elle précise chaque fois l’année et le lieu (le plus souvent, « Estonie occidentale ») mais en sautant constamment d’une époque à l’autre, l’histoire des deux personnages essentiels du récit. A l’insu de sa mère, qui avait fui les Allemands lors de la guerre et trouvé du travail en Russie, Zara a appris l’estonien avec sa grand-mère, Ingel. La jeune fille, originaire de Vladivostok, s’est laissé persuader par une amie, l’année précédente, de la suivre en Allemagne pour y travailler et mener une vie plus intéressante. Aliide laisse son canapé à la fugitive et dort dans la chambre de derrière où des herbes médicinales sèchent sur des journaux. Quand elle lui annonce, le lendemain matin, qu’elle attend sa fille qui vit en Finlande, Zara rêve qu’on la dépose en voiture à Tallinn, d’où elle passerait à l'étranger. Dans l’immédiat, elle s’efforce d’inspirer confiance.

     

    On l’a deviné, Zara est une de ces filles de l’Est tombées dans le piège de la prostitution. Violentée, torturée, elle s’est retrouvée prisonnière de Pacha et Lavrenti, avec d’autres. Pourquoi, quand elle a saisi l’occasion d’échapper à ses proxénètes, a-t-elle cherché le village et la maison d’Aliide ? Pourquoi celle-ci affirme-t-elle à un ami, venu l’avertir d’un procès possible à l’encontre de son défunt mari, qu’ils n’ont fait « qu’obéir aux ordres » et qu’ils étaient « des gens bien », mais s’empresse-t-elle après de brûler toute la propagande communiste et les papiers compromettants qui restaient dans sa maison ? Pourquoi Zara cache-t-elle sur elle une photo d’Ingel et Aliide ? Pourquoi celle-ci nie-t-elle avoir une sœur ?

     

    Des années de guerre où l’Estonie se voit occupée tantôt par les Russes, tantôt par les Allemands, et lutte pour sa liberté, aux années nonante pendant lesquelles se déroule la rencontre entre ces deux femmes secrètes, rusées, toutes deux mues par la peur, toutes deux capables du pire pour sauver leur peau, la romancière finlandaise fait monter la pression, rassemble les pièces d’un puzzle historico-romanesque. On y découvre un pays, ses paysans, ses patriotes, ses sbires, ses traîtres, et aussi une famille avec ses amours, ses drames, ses jalousies, ses rancœurs. « Ce qui m'attire avant tout, explique Sofi Oksanen, ce sont les destins bâillonnés, les personnages muets, les histoires tues. S'approcher du non-dit et tenter de l'articuler, n'est-ce pas l'essence même de l'écriture ? »

     

    Purge contient une violence crue, omniprésente, insoutenable dans certaines scènes – le roman a d’abord été conçu comme une pièce de théâtre. Envahi soi-même par le malaise des personnages, on veut tout de même aller de l’avant, comprendre ce qui les a menés là où ils sont, savoir à quel jeu terrible s’adonnent la vieille Aliide et la jeune Zara, pour leur bonheur ou leur malheur.

  • Beauvoir et Colette

    « Quand Simone de Beauvoir rencontre Colette chez Simone Berriau, elle fait grand cas de l’écrivain. Elle a beaucoup aimé ses héroïnes, dont la libre et séduisante Vinca du Blé en herbe, emprunté aux descriptions que Colette fait du gynécée, admiré ses rapports avec Sido, qu’elle a pris à la lettre. Elle aime aussi le personnage, sa tête lui « revient ». Mais elle est rebutée par le contentement de soi qu’affiche la romancière, lui reproche la médiocrité de son horizon, la ténuité de ses préoccupations, son horreur des idées générales. Colette, au reste, la reçoit fraîchement, c’est à peine une rencontre. »

    Mona Ozouf, Dix voix de femmes (Introduction à son essai, Les Mots des femmes)

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    Félix Vallotton, Misia à son bureau (Musée de l'Annonciade)
    http://malcontenta.blog.lemonde.fr/2010/01/21/la-lettre%e2%80%a6/
    La lettre... (un billet de Malcontenta sur "Double je")

  • Mots des femmes

    Parmi les essais rangés dans la bibliothèque lors du déménagement et que je me suis promis de relire, Les Mots des femmes (1995) de Mona Ozouf.  De madame du Deffand à Simone de Beauvoir, ce sont dix portraits de femmes que l’essayiste accompagne, interroge, commente. La directrice de recherche au CNRS a publié depuis bien d’autres ouvrages de grande réputation que je n’ai pas encore ouverts, comme La Muse démocratique, Henry James ou les pouvoirs du roman (1998) ou Composition française : Retour sur une enfance bretonne (2009), mais pour l’instant je m’en tiendrai à l’introduction de Mona Ozouf aux Mots des femmes, intitulée « Dix voix de femmes ».

     

     

    « Le portrait de femme est un genre masculin. Il s’orne rarement d’une signature féminine. Il se soucie peu des mots des femmes. Il a ses grands hommes, ses auteurs canoniques, les Goncourt, Michelet, Sainte-Beuve. Il a ses lois, il a sa manière. Normatif autant que descriptif, il procède d’une conviction forte : l’auteur d’un portrait masculin n’a nul besoin d’une réflexion préalable sur ce qu’est un homme. » Cet incipit donne le ton. Rappelant les termes dans lesquels Michelet présente « la femme telle qu’elle doit être » lorsqu’il écrit Les Femmes de la Révolution – période de l’histoire dont Mona Ozouf est spécialiste – ou ceux de Sainte-Beuve enchanté par la grâce sérieuse de madame de Rémusat, elle veut rompre avec cette image emblématique des femmes « qui produisent des livres exquis et rares, de préférence pour le cercle des intimes, qui passent avec une élégance discrète dans la littérature et dans la vie et ont la pudeur de leur talent ».

     

    Cet idéal-type féminin qui pousse Diderot à écrire que « Quand on écrit sur les femmes, il faut tremper sa plume dans l’arc-en-ciel et jeter sur sa ligne la poussière des ailes du papillon » (Sur les femmes) mène à s’intéresser moins à leur singularité personnelle qu’à leur conformité au modèle. Même dans le discours actuel sur les femmes, Mona Ozouf perçoit encore l’empreinte masculine qui définit les rôles et les devoirs, fixe « les règles canoniques du portrait ». Comment s’émanciper de ces représentations dominantes ? C’est ce qu’elle a voulu demander à dix de ces femmes « qui ont abondamment écrit sur la destinée féminine et dont frappe la voix autonome, quand on veut bien l’écouter » : madame du Deffand, madame de Charrière, madame Roland, madame de Staël, madame de Rémusat, George Sand, Hubertine Auclert, Colette, Simone Weil et Simone de Beauvoir.

     

    Entendre leur originalité, montrer leur inventivité. En France, selon Mona Ozouf, le féminisme reste tranquille, mesuré, timide, comparé à celui des féministes anglo-saxonnes, au ton plus agressif. Pour les dix interlocutrices françaises qu’elle s’est choisies, elle rappelle que la volonté d’écrire avait un prix, « le prix que doit payer à la société la femme auteur : la marginalité, le ridicule, le manque d’amour, l’affrontement direct et violent avec le monde masculin. » Un tourment décrit « incomparablement » par madame de Staël dont le père ridiculisait la femme qui écrit et dont la mère enseignait que « les femmes doivent briller à la manière des vers luisants, c’est-à-dire dans l’obscurité et faiblement ».

     

    Pour solliciter leur témoignage, Ozouf a préféré puiser dans leurs textes les plus personnels : « j’ai interrogé les Mémoires de préférence aux romans, et les correspondances de préférence aux Mémoires. Elles en ont laissé d’immenses et ont dit pourquoi les mots qui voyagent dans les lettres ont un cachet particulier d’authenticité. » Ces dix femmes ne parlent pas d’une seule voix, et leur discours diffère pour dire « l’amour, le mariage, la maternité, les relations entre hommes et femmes, les fortunes et infortunes de la destinée ». Chacune conçoit à sa manière le rapport entre les sexes et le statut de la femme. Il existe néanmoins entre elle des affinités, des liens, parfois même des rencontres.

     

    « Quelque chose de plus profond encore les unit toutes : une foi, une inquiétude. La foi est celle qu’elles ont placée dans l’éducation des filles. » En effet, celle-ci ne les prépare pas seulement à une destination ou à un état, mais au-delà, « annonce une émancipation, promet qu’on peut ne pas être ce que l’on est, éloigne la fatale féminité. » Passionnées d’apprentissage, de lecture, en écrivant, elles se délient. L’inquiétude réside dans leur rapport particulier au temps, à leur difficulté à « se défaire de la traîne persistante du passé dans le présent ». Je vous reparlerai sans doute de cet essai, Les Mots des femmes, que suit dans la collection Tel, un Essai sur la singularité française. La belle langue qu’écrit (et que parle) Mona Ozouf n’est évidemment pas étrangère au plaisir de la lire et de la relire.