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Littérature - Page 138

  • Kikie Crêvecœur

    Kikie Crêvecœur entre les pages, la formidable exposition de la Bibliotheca Wittockiana, se prolonge jusqu’au 23 août 2020 : ne la manquez pas. Quel bonheur de découvrir l’univers d’une artiste, une première pour moi depuis mars dernier. Et quelle artiste ! Née à Bruxelles en 1960, Kikie Crêvecœur grave, imprime, enseigne, expose en Belgique et à l’étranger. L’expo de la Wittockiana permet de faire mieux connaissance avec ses « gommes », ses « trognes » et autres gravures, ses livres d’art.

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    L'entrée de la Bibliotheca Wittockiana

    Entre les pages, l’œil circule. A l’entrée de la première salle, « Bribes et échappées », un ensemble de linogravures, ici sous forme de cartes postales, frappe d’emblée par le noir et blanc lumineux évoquant « une nature métamorphosée, fragmentée par le souvenir et l’oubli » (éditions Esperluète / Centre de la Gravure). Au mur, une phrase de Pierre Reverdy chapeaute le texte de présentation : « J’ai tellement besoin de temps pour ne rien faire, qu’il ne m’en reste plus assez pour travailler. »

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    © Kikie Crêvecoeur, Ailleurs, 2013, impressions de gommes gravées, 100 cm x 200 cm (composition unique)

    Des écrivains, des livres, des mots & des images. L’œuvre de Kikie Crêvecœur est à la fois visuelle et tactile, pas seulement pour elle qui grave gommes et linos, mais aussi pour les visiteurs à qui elle donne envie de toucher le papier imprimé, ses reliefs, par exemple dans une grande composition d’inspiration végétale, Ailleurs. Végétales aussi, ces « trognes » dont l’histoire vaut d’être contée.

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    © Kikie Crêvecoeur / Caroline Lamarche, Trognes, 2011, Gerpinnes : Tandem

    Les éditions Tandem lui avaient proposé de réaliser un livre pour la collection « Textes & images » avec un écrivain de son choix. A Caroline Lamarche, rencontrée lors d’une biennale à Liège et devenue une amie, elle offre un calendrier orné de gravures d’arbres élagués dont les moignons taillés vigoureusement s’appellent « trognes » pour les sylviculteurs, comme les saules têtards en bordure des champs, comme les platanes nombreux en ville, que la taille réduit chaque année à un gros poing.

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    http://kikiecrevecoeur.be/livres/nggallery/livres-a-feuilleter/Trognes

    Ce sera le point de départ du livre réalisé en commun, Trognes : Kikie Crêvecœur avec douze linogravures de l’arbre étêté dans tous ses états, avec une légère pointe de couleur dans le noir selon la saison ; Caroline Lamarche avec douze textes, en regard, sur les pages de droite aux teintes pastel. Chaque poème est composé en résonance avec l’image, le mot « noir » descend d’une ligne à chaque mois.

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    © Kikie Crêvecoeur, Eté, 2018, Gerpinnes : Tandem

    http://kikiecrevecoeur.be/livres/nggallery/livres-a-feuilleter/Et%C3%A9

    L’exposition montre toute la gamme des travaux personnels de l’artiste, qui aime évoquer dans ses « gommes » le quotidien, l’actualité et aussi ses souvenirs comme dans Eté. Regardez bien le graphisme du titre sur la couverture et voyez comme le « T » devient fenêtre, fenêtre sur jardin, fenêtre sur enfance à « Nethen-Eden ». Les petits oiseaux de mon jardin, chacun avec leur cri, disent son amour de la nature dans ce qu’elle a de plus simple et de plus enchanteur.

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    © Kikie Crêvecoeur, Les petits oiseaux de mon jardin, 2014, Gerpinnes : Tandem

    http://kikiecrevecoeur.be/livres/nggallery/livres-a-feuilleter/Les-Petits-Oiseaux-de-mon-Jardin

    De petits carnets de voyage, accordéons de papier, ou des « Bobines de vie » disent les événements, les lieux, les rencontres. Entre le titre et la date ou inversement, je découvre le grand art de Kikie Crêvecoeur : figurer le monde dans le petit format des gommes. Et puis voici un message d’amitié, avec des petits cœurs rouges : « Aujourd’hui je repasse et toi que fais-tu ». Rouges aussi, les liens d’une Lettre d’amour, la croix d’un coup de gueule contre la guerre.

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    © Kikie Crêvecoeur, Courrier créatif, 2008

    Aux « Bricolages de vacances » en couleurs avec de petits collages de mots, pas toujours faciles à détailler en se penchant vers les tables-vitrines, j’ai préféré ses récits « Au jour le jour », impressions de gommes gravées, sorte de journal visuel du quotidien et de faits d’actualité. Sur un plateau, un pêle-mêle de quasi timbres-poste en couleurs pour annoncer l’exposition et le sourire de l’artiste qui dit « Merci de votre visite ».

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    © Kikie Crêvecoeur, Au jour le jour, 2012, impressions de gommes gravées

    Des livres, il y en a de toutes sortes. Un Manuel de dessin (comment apprendre à dessiner en sept jours) surréaliste (texte de Jacques Izoard). Dans Mon papa, le faux pas de Shiva et moi de Ben Durant, une vignette bruxelloise attire mon attention (ci-dessous) : on y reconnaît Bozar avec ses drapeaux, le Mont des Arts, L’Atomium, des maisons de la Grand-Place, un boulevard, un avion, Kanal. Il faudrait des heures pour tout regarder et lire. Le catalogue signé Pierre-Jean Foulon, très bien illustré, permet de le faire chez soi, à l’aise.

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    © Kikie Crêvecoeur / Ben Durant, Mon papa, le faux pas de Shiva et moi (détail), 2019, Bruxelles : Quadri

    Pour accompagner les poèmes d’Une saison en éclats de Serge Meurant, Kikie Crêvecœur a créé de grandes estampes colorées. Roger Pierre Turine les a choisies pour illustrer son bel article sur l’exposition dans La Libre. Pour les poèmes de Corinne Hoex, Elles viennent dans la nuit, des « paysages cosmiques » en bleu et blanc. Pour les trois contes d’Amélie Nothomb, Brillant comme une casserole, des illustrations à partir de gommes gravées.

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    http://kikiecrevecoeur.be/livres/nggallery/livres-a-feuilleter/Elles-viennent-dans-la-nuit-(feuilleter)

    Vous pouvez écouter Kikie Crêvecœur au micro de Pascale Seys, qui l’a invitée à l’occasion de cette exposition à la Wittockiana dans « La couleur des idées » en mars dernier. A la dix-neuvième minute, l’artiste répond à la question : pourquoi des gommes ? Kikie Crêvecœur entre les pages, c’est à la Bibliotheca Wittockiana, sur rendez-vous (mercredi, samedi, dimanche).

  • Une note

    Rigoni Stern poche.jpg« Giacomo se présenta au conseil de révision et, comme c’est l’habitude pour l’occasion, les conscrits sonnèrent les cloches à toute volée. Ce jour-là non plus il ne comprit pas pourquoi le colonel qui présidait la commission de recrutement, au lieu de le verser dans les chasseurs alpins, comme presque tous les autres jeunes du pays, l’avait envoyé au loin dans l’infanterie. Non, il ne pouvait pas savoir que sur la table du colonel il y avait une note signalant que, sous son nom, au casier judiciaire, il était écrit : « En 1935, a participé à la grève, pendant la construction de l’ossuaire monumental. »

    Mario Rigoni Stern, Les saisons de Giacomo

  • Giacomo, Haut-Adige

    De Mario Rigoni Stern (cité par Paolo Cognetti dans Le garçon sauvage), Les saisons de Giacomo (traduit de l’italien par Claude Ambroise et Sabina Zanon dal Bo) figuraient depuis un bon moment dans ma liste de livres à lire et, cette fois, il était disponible à la bibliothèque : une bonne occasion de retourner en Italie, me suis-je dit, et de retrouver la montagne.

    Rigoni Stern Pavillons poche.jpg

    Mario Rigoni Stern (1921-2008), dans les quatre pages du premier chapitre, décrit un hameau où il fait « un saut » en plein hiver et, dans le silence de l’abandon, entre dans une maison : « Maintenant, c’est-à-dire depuis une trentaine d’années, les sept portes du hameau ne s’ouvrent que quand les gens de la ville montent de la plaine pour les vacances. » C’est un saut dans le passé : « Ce qui était vivant dans cette maison est très loin, elle est vidée de tout et remplie de silence. Ici était né et avait vécu jusqu’à vingt ans mon copain d’école. »

    Dans cette région de l’empire austro-hongrois rattachée à l’Italie en 1919, le Haut-Adige, le village avait été reconstruit après la Grande Guerre, les cloches réinstallées en haut du clocher en 1922 – « Giacomo, Nino et Mario étaient là eux aussi, qui tiraient de toutes leurs forces, serrant les dents et serrant la corde. » En 1928, une année record de chaleur et de sécheresse, l’incendie spectaculaire du Dubiello avait détruit les plants d’épicéas destinés au reboisement, la récolte de pommes de terre avait été misérable et il n’y avait pas de travail pour les hommes.

    Malgré l’interdiction, ceux qui n’avaient pas pu partir pour l’étranger et qui avaient faim, allaient dans la montagne « récupérer les obus, les cartouches, le plomb, les barbelés » pour les vendre et avoir de quoi nourrir leur famille. Après l’annonce de la réconciliation entre le pape et le Duce, les enfants ont écrit une dictée sur les victoires de Mussolini « contre les factieux, contre la malaria, contre les blasphémateurs, contre la dévaluation et même contre les mouches. » Mais pour la grand-mère de Giacomo et d’Olga, sa soeur, ce n’est pas le Duce « qui fait bouillir la marmite ».

    De saison en saison, d’année en année, Mario Rigoni Stern raconte la vie de Giacomo à l’école, à la maison, avec ses amis, au travail. Lui aussi devient un « récupérateur ». Même s’il ne sait pas grand-chose des batailles qui ont laissé dans la montagne tant de douilles, billes de plomb, morceaux de cuivre et de métal, il sait quoi ramasser pour se faire un peu d’argent de poche ou contribuer aux frais du ménage.

    En 1929, Giacomo surprend sa grand-mère en voulant devenir « balilla » comme ses copains (l’organisation de jeunesse fasciste) – il espère ainsi recevoir un uniforme, des skis et des gants, un bonnet de laine et des grosses chaussettes… Son père a émigré pour travailler comme mineur en France, en 1927, et leur envoie des mandats pour payer leurs dettes à l’épicerie.

    Devenue une jolie fille, sa soeur Olga a un amoureux, Matteo, qui vient régulièrement leur rendre visite. De son côté, Giacomo cherche la compagnie d’Irene et ensemble ils vont couper un petit sapin pour Noël, même si à l’école on leur a dit que c’était « une mode étrangère » et qu’il valait mieux faire une crèche. Quand son père rentre par surprise, il est content de voir un arbre de Noël entre la fenêtre et l’âtre. Après trois ans de mine, il leur a ramené à tous quelques chose de France et un petit capital pour passer l’hiver.

    Matteo est invité par un oncle qui a émigré en Australie en 1903 à le rejoindre là-bas avec Olga, il leur payera le voyage. Alors on prépare des malles, on publie les bans, Olga et Matteo se marient avant de partir. Dès le printemps, Giacomo rejoint ses copains au bois, pour ramasser des morilles, chasser des nids de bourdons. Une fois le certificat d’études obtenu, l’école s’arrête pour lui comme pour la plupart des enfants. Le cours complémentaire coûte trop cher et le garçon est utile à la maison et aux champs. Il aide son père à récolter le foin.

    Régulièrement, parmi les « récupérateurs », il y a des victimes, mortes ou blessées par une explosion. Parfois ils trouvent aussi des restes humains, des objets personnels, comme la montre que le père de Giacomo a trouvée près d’un soldat hongrois. Puis la réévaluation de la lire fait baisser le prix des métaux et la Milice les dénonce. Mais la préparation d’un grand camp Mussolini pour la fête fasciste donne du travail et de quoi manger ; le père de Giacomo, surpris à distribuer des restes aux enfants, est accusé d’entretenir des vauriens, « un déshonneur pour l’Italie ! » Il lui faudra ruser pour continuer.

    Puis commencent les travaux pour un ossuaire monumental sur la colline des Laiten, en face du hameau, pour tous les héros tombés pour la patrie. Giacomo suit comme les autres « avant-gardistes » l’instruction fasciste et la gymnastique, tous les samedis. En décembre, ils reçoivent des chaussures, un uniforme et des skis : Giacomo est un excellent skieur, et Irene l’admire.

    Mario Rigoni Stern décrit la vie du hameau dans tous ses détails concrets et pratiques, les efforts des uns et des autres pour survivre. Quand la construction de l’ossuaire reprend au printemps, ce sont les femmes qui sèment et cultivent, pendant que les hommes reprennent la « récupération ». Des tracts communistes circulent en secret dans certaines mains. Les paysans s’opposent au Syndicat fasciste qui veut leur imposer la race svitt au lieu des vaches de la race tarine qu’ils élèvent traditionnellement. Il y aura des arrestations, mais quand les femmes manifesteront à leur tour, il faudra bien relâcher les manifestants et les laisser faire comme ils veulent.

    La vie est si dure que le père de Giacomo se décide à émigrer de nouveau, mais c’est compliqué sans les bons papiers. Et puis une nouvelle guerre se prépare, avec la mobilisation ; Giacomo n’y échappera pas. « Mario Rigoni Stern, qui a connu la guerre et qui a été fait prisonnier par les Allemands en 1943, ne porte aucun jugement, décrivant avec sobriété les siens, ceux de son village vénète. » (Isabelle Fiemeyer dans L’Express) Ami de Primo Levi, qui l’admirait, il décrit surtout dans Les saisons de Giacomo les difficultés de la vie quotidienne durant l’entre-deux-guerres, tout en rendant hommage à sa belle région meurtrie par les combats.

  • Déchiffrer

    kelen,une robe de la couleur du temps,le sens spirituel des contes de fées,essai,littérature française,contes,perrault,grimm,andersen,âme,spiritualité,culture« Déchiffrer un conte, c’est un peu s’avancer seul dans les bois touffus en direction du château merveilleux dont on aperçoit de loin le haut des tours. Peu à peu, les arbres s’écartent sur votre passage, découvrant d’autres perspectives, une vision plus nette, et les buissons impénétrables se parent de fleurs qui éclosent comme autant de significations nouvelles. Mais parvient-on jamais au cœur du château, dans la chambre de l’invisible, là où dort, éternellement jeune, la Présence ineffable ? Le déchiffrement est un long dépouillement de soi, et à la fin c’est le corps qu’il faut quitter, vêtement importun, au pied du lit du mystère. » 

    Jacqueline Kelen, Une robe de la couleur du temps (Chapitre 15, Une si longue patience : La Belle au bois dormant, Perrault-Grimm)

  • Kelen et les contes

    Après L’Esprit de solitude, j’avais envie de lire autre chose de Jacqueline Kelen. Une robe de la couleur du temps (2014) est un essai sur « le sens spirituel des contes de fées ». Bruno Bettelheim, dans Psychanalyse des contes de fées, avait défendu leur valeur thérapeutique pour les enfants. Ici, le prologue en fait aussi l’éloge pour les lecteurs adultes, « car il est bien mort, celui qui ne souhaite entendre conter merveilles, celui qui n’a pas soif d’amour et de beauté, celui qui ne sait plus frissonner de joie. »

    Kelen Une robe.jpg

    Jacqueline Kelen revisite les contes traditionnels – de Perrault, Grimm et Andersen – qu’elle considère comme « des messagers et des médiateurs » qui « restaurent les fils qui relient la Terre au Ciel, l’humanité aux dieux, l’âme à sa patrie d’origine. » Ce n’est donc pas pour la morale ou l’effet thérapeutique qu’ils importent, mais pour leur « portée initiatique : ils appellent à une autre conscience, à une seconde naissance, à une vie supérieure. »

    Elle explore cette sagesse tournée vers l’invisible et à rebours d’une vision moderne réduisant l’existence terrestre au socio-économique et au physique en nous invitant à « écouter à la porte du mystère ». Elle distingue l’âme – si bien approchée par François Cheng – du psychisme. Même si « l’âme ne va pas nue », puisque dotée d’une enveloppe charnelle, les contes « montrent aussi les multiples liens, visibles et invisibles, qui tissent une vie humaine et, devant les yeux émerveillés, ils déplient avec délicatesse la robe d’apparat qui seule convient à l’âme. »

    Le premier chapitre dit l’importance des contes : ils rappellent « aux petits humains » qu’ils ont « à apprendre et à grandir ». Jacqueline Kelen les relit pour y déceler les correspondances « entre le monde extérieur des phénomènes et des choses concrètes et l’univers impalpable des réalités spirituelles ». Les contes s’adressent « au plus intime » de notre être, quel que soit notre âge.

    Dans un ordre de « progression sur la voie spirituelle », Une robe de la couleur du temps aborde dix-sept contes, du Vilain Petit Canard à Peau d’âne qui donne son titre à l’essai. Rappelant chaque fois leur histoire, l’essayiste interroge les personnages, les faits, le texte, afin de dégager leur signification bien au-delà du visible, voire leur sens métaphysique.

    « Vivre avec les autres, sous le regard des autres, est sans doute rassurant, mais cela empêche de se connaître soi-même, d’explorer ses ressources intérieures. En quittant le lieu où il est né, le milieu où il a été éduqué, le Petit Canard laisse derrière lui les habitudes et conventions familiales, les certitudes et les préjugés transmis, tous ces conditionnements qui façonnent l’individualité extérieure et qui la rendent conforme aux autres. En partant seul sur les chemins, il va découvrir sa singularité précieuse en même temps que sa solitude, se dépouiller des mauvaises images qu’on lui infligeait et rencontrer sa vraie nature de cygne. » (Chapitre 2, De l’exil à l’envol, Le Vilain Petit Canard, Andersen)

    Lisant Le Roi-Grenouille de Grimm, Jacqueline Kelen insiste sur la diversité de points de vue possibles sur le récit. On peut s’identifier à un ou à plusieurs personnages, à un animal, y distinguer « plusieurs strates », de l’apparent au caché. « Adopter des points de vue différents est un exercice qui ouvre le cœur autant que l’intelligence. » Tous les détails, et même les personnages secondaires, ont quelque chose à dire : si l’on y est attentif, tout « s’ouvre et se déploie. »

    Ainsi, le petit poids du petit pois déposé sous les matelas de La princesse au petit pois d’Andersen amène à l’essentiel : « Que pèse l’âme en effet ? A quelle aune la mesurer ? Existe-t-il une pierre de touche pour s’assurer de sa valeur ? […] L’amour, la beauté, le silence, la joie ont une valeur inestimable : ils ne pèsent rien du tout dans la balance ni sur le trébuchet […] Le petit pois, apparemment sans intérêt, représente bien ce rien du tout qui est tout. »

    Parfois, comme à propos des Habits neufs de l’empereur d’Andersen, Jacqueline Kelen déconcerte en réhabilitant les vêtements hors de prix et invisibles de tous. Quand l’empereur se regarde dans le miroir sans y voir sa nudité, serait-ce qu’il « contemple une beauté céleste qu’il a cherchée passionnément durant son existence entière » ? En revanche, sa lecture de Cendrillon est pleine de trouvailles et aussi celle de Peau d’âne, qu’elle conclut ainsi : « Les contes de fées ne cessent de parler de l’au-delà et de l’outre-temps, de nous y préparer aussi. »

    J’ai pris plaisir à redécouvrir certains contes dans cet essai, même si je l’ai trouvé parfois répétitif ou systématique. La parole « enchantée » des contes, leur riche mystère, on n’a jamais fini d’en tirer les fils, conclut Kelen, et il est bon de continuer à les transmettre.