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  • Textes de prison

    Les écrits de prison se lisent le cœur serré. Je ne reverrai plus le monde d’Ahmet Altan (textes de prison traduits du turc par Julien Lapeyre de Cabanes, 2019) fait « acte de résistance » et plus que cela. L’écrivain et journaliste turc y raconte son arrestation, comment il vit en prison, dans son corps et dans sa tête : il montre à quel point le regard et les rêves d’un écrivain sont libres, irréductibles.

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    Ahmet Altan. Photo Jan Woitas/dpa (Le Soir)

    Ahmet Altan, 70 ans, est encore en prison aujourd’hui. Les médias indépendants ont souligné, à juste titre, l’injustice de sa condamnation, comme pour des milliers de Turcs parmi lesquels de nombreux juges, accusés sans preuves d’incitation ou de participation au coup d’Etat manqué de 2016 attribué à la bête noire du régime actuel, Fetullah Gülen. Quand la police a sonné à la porte, il n’a pas été pris au dépourvu – ses vêtements étaient prêts. Quarante-cinq ans plus tôt, il avait déjà vécu cela, quand on est venu arrêter son père. Son frère Mehmet  a été emmené aussi.

    « Je ne pouvais plus… », « Je ne pourrai plus… » Quand on lui propose une cigarette dans la voiture de police, sa litanie de l’impossible est stoppée net : il secoue la tête et répond : « Merci, je ne fume que quand je suis tendu », en souriant. « Cette phrase a tout changé. Elle avait divisé la réalité en deux moitiés aussi sûrement qu’un sabre de samouraï, d’un seul coup qui est presque une caresse, tranche un bandeau de soie jeté en l’air. » Contrairement à son corps pris au piège, son esprit est intouchable.

    Il passe sa première nuit en cellule avec un jeune professeur très pieux, qui a refusé de donner des noms, et deux militaires endormis. « Etrangement, penser à ma mort m’a tranquillisé. J’allais mourir un jour. Et quelqu’un qui va mourir ne saurait craindre ce que la vie lui réserve. » Pas de miroirs au-dessus des deux lavabos du couloir. Pour la première fois, il fait l’expérience de la disparition de son visage, ne le retrouve que lors de la visite médicale chez le médecin.

    Rêver, se souvenir, imaginer une histoire, s’immerger dedans, voilà ce qu’Ahmet Atlan oppose aux vicissitudes de sa détention. Ecouter les autres, les observer. Le chapitre « Voyage autour de ma cellule » est un bel éloge de la littérature. Il se souvient de son enthousiasme à la lecture, à dix ans, du Voyage autour de ma chambre de Xavier de Maistre, qu’il imite en décrivant son nouvel univers : la cellule, le couloir, la cour. « J’oublie absolument tout en dehors du sujet qui m’occupe. (…) Le fait d’écrire contient ce paradoxe fabuleux qu’il est à la fois un refuge à l’abri du monde et un moyen de l’atteindre. »

    Au tribunal, les trois hommes qui vont décider de son sort le font penser aux « petits fonctionnaires de Gogol ». Ahmet Altan se retrouve dans la situation de son personnage de son roman Comme une blessure de sabre, un homme qui attend son jugement. « J’ai écrit il y a des années ce que je vis maintenant. Je deviens le personnage d’un roman que j’ai moi-même écrit. » Celui-ci avait été condamné, il le sera aussi, à plusieurs reprises.

    Pendant des mois, le plus pénible, pour lui qui a grandi dans une maison pleine de livres, est d’être privé de lecture. Un jour pourtant, les deux hommes pieux et l’incroyant (lui) reçoivent dans leur cellule une liste des livres de la bibliothèque. Des semaines après avoir précisé ceux qu’il aimerait emprunter, un livre lui est jeté à terre : Les Cosaques de Tolstoï. « Léon Tolstoï, ce Zeus de la littérature, entrait dans ma cellule avec ses mille paradoxes ».

    En lisant Je ne verrai plus le monde, qui n’a pu être publié en Turquie, des lectures anciennes me sont revenues en mémoire, d’autres textes de prisonniers, dans les années 1970 : Journal et lettres de prison d’Eva Forest, Les frères de Soledad par Geoffroy Jackson, Lettres à Olga de Vaclav Havel. Dans son dernier chapitre, « Le paradoxe de l’écrivain », Ahmet Altan défie ceux qui l’ont condamné : « Me jeter en prison était dans vos cordes ; mais aucune de vos cordes ne sera jamais assez puissante pour m’y retenir. Je suis écrivain. Je ne suis ni là où je suis, ni là où je ne suis pas. » (« Le paradoxe de l'écrivain »)

    Passionnante, cette première rencontre avec l’écrivain turc « libre dans sa tête » Je ne reverrai plus le monde a reçu le prix André Malraux 2019. Les raisons de le lire sans attendre ne manquent pas, vous l’aurez compris.

  • A l'heure de Paris

    Smith Patti Dévotion Folio.jpg« De retour à New York, j’ai eu du mal à me réadapter chimiquement. Plus que cela, j’ai eu des accès de nostalgie, une envie d’être où j’avais été. De prendre mon café matinal au Café de Flore, mes après-midi dans le jardin de chez Gallimard, les poussées de productivité dans le train en mouvement. J’étais restée à l’heure de Paris, je piquais du nez en fin d’après-midi, m’éveillais soudain en plein calme, au milieu de la nuit. C’est au cours d’une de ces nuits que j’ai regardé Le jardin secret. Un garçon invalide se remet à marcher grâce à la ferveur et à la volonté d’une jeune fille pleine d’entrain. Il y eut un temps où je me voyais écrire de telles histoires. Comme La petite princesse : aventures d’une écolière anglaise ou Le petit prince paralysé. Des orphelins négociant une obscurité éclipsée dans la lumière. Pas le genre d’histoire que je me suis retrouvée à écrire haletante et sans remords dans un train pour Paris.
    Silence. Passage des voitures. Le grondement du métro. Des oiseaux appelant l’aube. Je veux rentrer à la maison, geignais-je. Mais j’étais déjà à la maison. »

    Patti Smith, Dévotion

  • Pourquoi elle écrit

    Je referme Dévotion (traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Nicolas Richard, 2018) avec un sentiment ambivalent : Patti Smith n’y atteint pas la grâce de ses textes précédents, mais j’aime ce qu’elle raconte ici de l’écriture. C’est son véritable sujet, montrer pourquoi et comment elle écrit. Le choix des photographies qui accompagnent ses textes le montre clairement : en frontispice, une photographie de manuscrit ; trois pages de sa main pour terminer (« Ecrit dans un train »).

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    Vidéo : « Patti Smith sous influence française » (Entrée libre, 21/12/2018)

    Le préambule l’annonce : « L’inspiration est la quantité imprévue, la muse qui vous assaille au cœur de la nuit. La flèche vole et on n’est pas conscient d’avoir été touché, on ignore qu’une multitude de catalyseurs, étrangers les uns aux autres, nous ont clandestinement rejoint pour former un système à part, nous inoculant les vibrations d’un mal incurable – une imagination brûlante – à la fois impie et divin. »

    « Esprit, mode d’emploi » s’ouvre sur la bande-annonce d’un film, Risttuules : La croisée des vents, « le requiem de Martti Helde pour les milliers d’Estoniens déportés en masse dans les fermes collectives de Sibérie au printemps 1941. » Ces images font naître une « ligne mentale » vers « une forêt de sapins, un étang et une petite cabane en bois ». Quelque chose d’autre en sortira.

    Elle lit Accident nocturne de Modiano, emporté au café du coin le lendemain matin. Voilà le fil conducteur de Dévotion : un voyage en France où elle est invitée par son éditeur français, des « rencontres avec des journalistes pour parler écriture. » Dans sa valise, un livre sur Simone Weil et Un pedigree de Modiano.

    A Saint-Germain-des-Prés, les souvenirs d’un voyage avec sa sœur en 1969 – elles avaient vingt ans – se mêlent à ses promenades, sur les traces des écrivains français, déjà. Sur l’écran, dans sa chambre d’hôtel, elle regarde du patinage artistique, soufflée par une patineuse russe de seize ans d’une concentration absolue – « Dans mon sommeil, le génie combine, régénère. […] J’escalade le flanc d’un volcan sculpté dans la glace, la chaleur émanant du puits de dévotion qu’est le cœur féminin. »

    Visite chez Gallimard. Marches dans Paris. Voyage avec un ami à Sète, où ils cherchent la tombe de Valéry. Sur une tombe ancienne, elle remarque le mot français « DEVOUEMENT » que son ami lui traduit par « Dévotion » (sic). Vous l’avez compris, le mot du titre fait son chemin dans le récit.

    Patti Smith passe d’une chose à l’autre, traversée par des émotions de lectures ou de choses vues. « Le plus souvent, l’alchimie qui produit un poème ou une œuvre de fiction est dissimulée dans l’œuvre elle-même, voire incrustée dans les stries enroulées de l’esprit. » Ainsi naît « Ashford », un poème sur la tombe de Simone Weil. Ensuite vient « Dévotion », l’histoire d’une jeune fille remarquée par un homme dans la rue, qui la suit dans le tramway puis à pied jusqu’à un étang gelé près d’un bois, où il la regarde chausser des patins à glace et évoluer avec un art surprenant.

    Ainsi commence cette nouvelle, l’histoire d’Eugenia, qui a grandi là tout près avec sa tante Irina. Peu avant ses seize ans, celle-ci l’a laissée seule. Plus rien ne compte pour elle que l’art de patiner. Elle en parle dans son journal intime où elle reconstitue aussi son passé : fille d’un professeur d’université, elle est née dans une maison « avec un superbe jardin dont [sa] mère s’occupait avec une grande dévotion. »

    Avant d’être expulsés de leur village, pressentant le danger, ses parents l’ont confiée à la belle Irina, la jeune sœur de sa mère, qui allait quitter le pays avec un homme « deux fois plus âgé et très riche ». Après la mort de celui-ci, Irina et Eugenia se sont installées dans une maison reçue en héritage, à la lisière de la forêt. Eugenia, à son tour, est aimée par un homme « transpercé » par sa grâce, qui lui offre des cadeaux puis l’emmène avec lui. Un conte d’amour et de mort.

    « Un rêve n’est pas un rêve » reprend la question : « Pourquoi est-on poussé à écrire ? » Patti Smith raconte en huit pages son voyage à Lourmarin, à l’invitation de Catherine, la fille de Camus, qui lui offre l’hospitalité. Un très beau cadeau lui est fait là, qui mène à une réponse. Ces pages-là sont superbes.

    Dans Diacritik (un entretien où tout est révélé, je vous le déconseille si vous envisagez de lire Dévotion), Patti Smith résume son livre ainsi : « C’est quelque chose que j’ai aussi appris du Jeu des perles de verre de Hermann Hesse, qui est un de mes livres préférés. C’est un jeu d’interconnexions avec des étapes, des pierres de gué qui peuvent être des notes de musique, des mots, des images qui se développent et étendent la conscience et la sensibilité des joueurs, sans recours aux drogues… J’adore ces connexions et c’est vraiment le sujet de Dévotion. »

  • L'aîné

    boualem,sansal,rue darwin,roman,littérature française,algérie,famille,identité,passé,mère,culture« Quelque chose s’était brisé, qui avait disparu depuis longtemps en vérité, j’avais seulement tardé à le voir et à le reconnaître. Avec maman s’éteignait ce sentiment très fort chez moi qui m’a toujours fait dire ces mots avec émotion et même de la transcendance : mes frères, mes sœurs, ma famille. J’étais l’aîné, je me sentais investi. Parfois ce sentiment me pesait et je me disais que moi aussi j’avais une vie, ma vie, et que je pouvais m’y consacrer entièrement, égoïstement, sans en mourir de honte. Nous étions dispersés dans le monde depuis longtemps, nos liens avaient eu le temps de se distendre, de se rompre, et je ne le voyais pas. Je vivais sur une illusion, une autre histoire, et peut-être ne faisais-je que me conformer à la loi de l’espèce. Je crois bien en définitive que j’ai seulement aidé maman à porter l’immense amour qu’elle vouait à ses enfants. J’ai dû sentir, à un moment ou à un autre, que ce poids était en train de l’écraser. Alors, j’ai aimé mes frères et mes sœurs d’un amour de forçat, si fort que j’en ai oublié de vivre. »

    Boualem Sansal, Rue Darwin

  • Sansal rue Darwin

    Dédié à sa mère, à ses frères et sœurs « de par le monde », Rue Darwin (2011), un roman de mémoire écrit par Boualem Sansal après la mort de sa mère, n’est pas pour autant une autobiographie. Ce roman intime possède une tout autre tonalité que Le serment des barbares. Yazid ou Yaz, le narrateur, ressemble beaucoup à Sansal. A Paris, où il est venu faire soigner sa mère très malade, il a entendu à son chevet, alors qu’elle est dans le coma, cet appel : « Va, retourne à la rue Darwin ».

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    Hacène Benaboura, La Casbah d'Alger, 1958 (source)

    C’est la première fois qu’il revoit ses frères et sœurs avec qui il a vécu dans la « pauvre venelle de son enfance » à Alger. Yazid voulait offrir à sa mère une fin « digne et propre », impossible au pays, et la réalisation de son rêve, revoir tous ses enfants autour d’elle : Karim le Marseillais ; Souad qui vit à San Francisco ; Mounia, à Montréal ou à Ottawa ; Nazim le Parisien, qui les accueille dans sa riche demeure du Marais. Il ne manque qu’Hédi, le plus jeune, parti au djihad sans laisser d’adresse – « ma douleur et ma honte ».

    En sortant de l’avion à Orly, sa mère qui s’est endormie pendant le voyage, respire tranquillement, « discrète et courageuse jusqu’au bout », mais elle est déjà inconsciente. Elle meurt à l’hôpital une semaine plus tard. Yaz, l’aîné, sera le seul à rentrer au pays où sa dépouille est rapatriée. Ensuite, embarrassé par tout ce temps qui lui est accordé pour lui-même, maintenant qu’elle n’est plus, il décide de suivre l’appel entendu et se rend dans le quartier populaire de Belcourt, royaume de cette enfance où pour les petits, pauvreté rimait avec liberté.

    Les rues d’Alger font surgir des images de sa mémoire, même si tout a changé « de noms et de manières ». La rue Darwin est devenue rue Benzined Mohamed (il ignore qui c’est). C’est là qu’à huit ans, enlevé du bled à trois cents kilomètres de là, Yazid a débarqué en août 1957 « pour commencer une nouvelle vie ». Sa mère, Karima, occupait une chambre dans une pension de famille avec son nouveau mari et sa demi-sœur Souad. Il ignore pourquoi il a grandi séparé d’elle. Puis viendront deux autres frères, une sœur, un petit dernier – dans vingt mètres carrés. Yaz vit surtout dehors, au grand air. « Ces années-là, j’ai toujours vu ma mère enceinte, allaitant des bébés, et hurlant après de petits enragés. »

    « Le seul véritable inconnu, c’est soi-même. » Son pèlerinage à Belcourt, six mois après la mort de sa mère, va faire de lui un autre homme. Son passé, il le reconstitue par bribes. Une image le hante depuis longtemps : le 6 septembre 1954, au village, quand il a cinq ans, son père Kader meurt dans un accident de voiture. Beau et bon vivant, il rentrait d’une tournée des loyers et arriérés pour le compte de sa tante qui l’avait adopté à la mort de sa sœur. Il était donc l’héritier de la « riche et puissante » grand-mère de Yaz.

    L’enfant est impressionné par le désordre qui s’ensuit, les rituels, les religieux en burnous engagés pour réciter le Coran, sales et gloutons – « De ce jour date ma phobie des imams et autres pénibles sorciers à qui je prête par instinct les pires vilenies du monde ». De l’autre côté de la rue vit la grand-mère Djéda, devenue à dix-huit ans le « chef craint et vénéré du clan des Kadri » à la mort du patriarche, « une première dans l’histoire de la tribu ». Son patrimoine est gigantesque. Dotée du sens du commerce et de la diplomatie, elle a restitué au clan puissance et fierté et en a fait « le plus puissant d’Afrique du Nord ».

    Cette richesse comporte un « compartiment noir » : après la première guerre mondiale, elle provient principalement de la prostitution en maison de tolérance dont Djéda est « la reine » maquerelle. Pour elle, « les hommes sont sur terre pour travailler et mériter leur pain quotidien, pas pour prier, dormir et revendiquer des droits. » Autour d’elle, des artisans, de la petite main-d’œuvre, des « lettrés patentés, français et arabes » ; au pied de son lit, une camériste pour veiller sur son sommeil.

    « Plus tard, je comprendrais le pourquoi du branle-bas : j’étais l’héritier, elle me voulait à côté d’elle, sous bonne garde. Je n’étais plus un enfant comme les autres. Tout assommée et meurtrie qu’elle était, Djéda tenait bien la bride de l’empire. » Dans sa cour, « quelques spécimens de la misère humaine pour étayer sa réputation de sainteté militante » lui servent aussi de « souffre-douleur ».

    Yaz vit là avec d’autres enfants « du sérail », une petite dizaine qu’on appelle « les pupilles » et dont on lui demande de rester à l’écart. Mais Faïza, dix-onze ans, l’aînée de la bande, est une vraie fouine qui comprend tout. C’est elle qui lui dit : « T’as pas de raison de chialer, imbécile, ton père c’est pas ton père, et ta mère la Karima c’est pas ta mère non plus d’ailleurs » !

    Nous n’en sommes qu’au début des mystères de cette famille. Pourquoi Djéda l’a-t-elle éloigné ? Comment est-il arrivé rue Darwin ? Quels changements viendront avec la guerre ? Qu’est devenue la fortune de sa grand-mère ? Qu’est-ce qu’il savait ou n’a pas voulu voir, savoir ? « Mémoire vivante de la famille », Yazid est très troublé par tout ce qu’il découvre concernant Djéda et les autres, côtoyés sans vraiment les connaître, dans une Algérie que la seconde moitié du XXe siècle a bouleversée. Boualem Sansal : « Rien ne protège les enfants de ce qui leur est dissimulé. » Rue Darwin, prix du roman arabe 2012, est un roman très attachant marqué par la volonté de comprendre d’où il vient, le sens d’une existence.