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  • Dieu psychothérapeute

    En écoutant Boris Cyrulnik présenter son dernier livre à La Grande Librairie, je me suis dit que je préfère généralement l’écouter que le lire ; sa pensée me semble plus fulgurante quand il parle. Il n’est pas écrivain, mais neuropsychiatre, il est vrai. J’étais en pleine lecture de Psychothérapie de Dieu (2017), dont le sens du titre s’éclaire dans l’avant-propos : « Dieu psychothérapeute ou l’attachement à Dieu ».

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    © Taf Wallet, Lumière de Dieu

    « Six petits vieux âgés de 12 ans avaient été des enfants-soldats ». Un de ces enfants broyés par la guerre du Congo lui a demandé « pourquoi il ne se sentait bien qu’à l’église ». Elie Wiesel, plongé dans l’enfer d’Auschwitz à 14 ans, y a survécu « avec une déchirure intime » : pourquoi Dieu avait-il permis cela ? Cyrulnik, incapable de leur répondre, a mené une enquête – « ce livre voudrait bien éclairer ce qui, dans l’âme humaine, tisse l’attachement à Dieu. »

    Tout part du socle familial : « un enfant qui n’a jamais été aimé ne peut réactiver la mémoire d’un bonheur qu’il n’a jamais connu ». Une famille aimante ou un substitut affectif constitue une « base de sécurité ». Définissant l’extase, qui peut être « déclenchée par une substance chimique autant que par une représentation mentale », comme la sensation intense de « se sentir hors de soi, transporté », Cyrulnik tente de définir le profil neurophysiologique des « âmes troublées » qui s’apaisent en s’élevant vers Dieu.

    Selon lui, les athées ont le lobe gauche du cerveau dominant et plutôt euphorisant, un fait peut-être lié à un développement paisible, ce qui expliquerait qu’ils aient moins besoin de « la réaction spirituelle de défense ». Les croyants, face à la guerre ou à la précarité sociale, doivent s’entraîner pour développer un mécanisme de défense et, quand ils trouvent dans ce contexte « une spiritualité et une religiosité », arrivent à vaincre leur difficulté à vivre.

    « La religion est un phénomène humain majeur qui structure la vision du monde, sauve un grand nombre d’individus, organise presque toutes les cultures… et provoque d’immenses malheurs ! » D’où l’intérêt de « comprendre cette terrifiante merveille », d’étudier « l’attachement à Dieu » à l’aide de la psychologie « développementale », des expériences psychosociales et des découvertes récentes du fonctionnement cérébral.

    « La religion est un phénomène relationnel et social, alors que la spiritualité est un prodige intime. » Le premier attachement d’un être humain va, par imprégnation, à sa langue maternelle et au Dieu de sa famille ou bien à autre chose, par exemple une utopie sociale ou un « éden matérialiste ». « Les milieux qui n’offrent rien à leurs enfants les privent de tuteurs de développement, ils en font des errants sans rêves et sans projets dans un désert de sens où les gourous viennent faire leur marché. »

    On comprend rapidement pourquoi Cyrulnik considère Dieu comme un thérapeute, la religion fonctionnant comme une niche mentale affective sécurisante, « une aide paisible pour ceux qui avaient acquis un attachement sécure ». Ceux qui « aiment gaiement Dieu comme ils aiment les hommes » sont apaisés par la relation d’aide. La forme que Dieu prend diffère selon les religions. Le travail psychique modifie le fonctionnement et la structure de certaines zones du cerveau.

    « La tolérance parentale, en supprimant les cadres, désoriente les jeunes. » Cyrulnik observe que les parents « démocratiques » qui veulent laisser leurs enfants complètement libres les voient parfois se convertir à une religion totalitaire ou extrême, souvent à travers la rencontre d’un gourou. Le milieu social joue aussi un rôle important : au Danemark « où chacun est attentif à l’autre », l’athéisme règne, la religion est inutile. Dans un milieu rude, la religion sécurise.

    Psychothérapie de Dieu explore les situations diverses, les liens entre les croyances et les émotions, la manière d’affronter la souffrance, qu’on soit croyant ou non-croyant. Sur la terre, l’extension discrète de la minorité de 500 millions de non-croyants (pour 7 milliards de croyants) coexiste aujourd’hui avec l’affirmation voyante de toutes les religions.

    Certaines généralités font réagir. « La religion calme la peur de vivre », « Les sans-dieu acceptent volontiers l’incertitude »… Boris Cyrulnik aborde son sujet sous de nombreux angles, s’appuyant le plus souvent sur des études et sur l’observation : mariages arrangés ou non, bénéfices des rituels religieux, santé mentale… Son essai montre que la relation avec Dieu « aide à affronter les souffrances de l’existence et à mieux profiter du simple bonheur d’être ».

  • Jardins

    Taf Wallet BG Jardins.jpgTaf Wallet aimait aussi peindre les jardins, les arbres, les fleurs, comme dans cette vue de son jardin à Saint-Idesbald avec une petite table à l’ombre des parasols.

    En 1990, Schaerbeek a organisé à la maison communale une exposition en son honneur : « Taf Wallet. Vingt ans de lumière ». Dans un entretien à cette occasion, il expliquait qu’en Italie, il avait peint une aquarelle du jardin de l’hôtel où il séjournait et avait voulu en faire une peinture : « et instinctivement, ma brosse a commencé à travailler d’une manière pointilliste sur la toile ».

    C’est dans les années 1970 qu’il a adopté cette technique post-impressionniste, sans systématisme.

     

    « La côte belge, un siècle d’inspiration artistique »,
    Belgian Gallery, Namur > 27 avril 2019 

  • Taf Wallet et la mer

    A Namur, la Belgian Gallery (place d’Armes) expose actuellement soixante œuvres de Taf Wallet dans un ensemble sur le thème de « La côte belge, un siècle d’inspiration artistique », en compagnie d’autres peintres, graveurs et sculpteurs belges parmi lesquels Ensor et Delvaux. Taf Wallet (1902-2001) est né à La Louvière, puis il s’est installé à Bruxelles, plus précisément à Schaerbeek. Après avoir fondé avec d’autres artistes wallons le groupe Nervia en 1928, puis fait l’acquisition d’une maison de pêcheurs à Saint-Idesbald en 1933, il s’est partagé entre ses deux ateliers, l’un au square Riga et l’autre à la côte : la mer est devenue son motif préféré.

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    © Taf Wallet, Matinale

    Sa petite-fille Isabelle lui rend hommage en première page du catalogue : « Presque 100 ans à rire chaque jour, et presque 80 ans à courir après la lumière ». Depuis le tube de bleu de Prusse acheté en cachette par le petit garçon doué pour le dessin, Taf Wallet a fait du bleu sa couleur phare, en particulier quand il peint « la mer comme un personnage central, parfois accompagné de silhouettes, de voiles et de parasols, et du sable jusque dans le mélange sur la palette. » Il était membre de la Société belge des Peintres de la Mer.

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    © Taf Wallet, Compétition de chars à voile

    Le ciel et la mer du Nord, la plage où l’eau se mêle au sable, le peintre n’a cessé de les guetter à toutes les heures du jour. Comme le personnage de Matinale, il aimait se camper les pieds dans l’eau pour capturer tous les bleus du paysage. Il a même eu un atelier dans les dunes. Sa façon de peindre, d’abord inspirée d’Ensor et de Jakob Smits, a évolué vers un pointillisme « qui marquera la part de son œuvre la plus connue » (catalogue). Un pointillisme très personnel, pour rendre la vibration de la lumière.

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    © Taf Wallet, Coucher de soleil II

    Les toiles accrochées dans la grande salle au rez-de-chaussée de la galerie en sont un merveilleux témoignage : Compétition de chars à voiles, avec ses triangles blancs et ses touches de rouge, montre les chars alignés sur la ligne d’horizon, sous un ciel aux subtiles nuances de bleu ; à l’avant-plan, deux personnages se promènent sur le sable où l’eau s’insinue, cette particularité des plages du Nord que Spilliaert a si bien rendue dans ses marines. Dans Coucher de soleil II, à dominante jaune, du jaune clair du soleil jusqu’à l’ocre, une mince bande bleue sépare le ciel et la plage – couleurs complémentaires.

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    © Taf Wallet, Promenade à Nieuport

    L’Estacade blanche de Nieuport (1957) révèle une composition plus graphique au milieu du XXe siècle, un sens du graphisme attesté par sa signature en lettres capitales. Les lignes de l’estacade occupent la majeure partie de la toile, puis on remarque, sur un axe parallèle, une embarcation à voile rouge. A comparer avec Promenade à Nieuport, une toile exposée à l’étage : là, les formes géométriques du bord de mer, un jeu de triangles, ne sont plus cernées d’un trait noir. Une vue magnifique, vivante et paisible.

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    Avant de prendre l’escalier pour y monter, nous prenons le temps de détailler les « croquetons » exposés sur un mur de briques : Taf Wallet commençait toujours par ces petits formats (35 x 20 cm) peints sur le vif. C’est l’atmosphère des grandes vacances à la mer du Nord : parasols et transats, toiles rayées retenues par des piquets, fanions colorés, cabines de plage sur roues, estivants, promeneurs… Dans cette seconde salle, j’ai particulièrement aimé Coupe-vent rouges avec une ligne d’horizon très haute : sur la droite, juste devant la toile rouge et blanche, une fillette en bleu s’est assise dans le sable – pour s’isoler ? se cacher ?

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    © Taf Wallet, Coupe-vent rouges

    A l’étage, on découvre un bel ensemble de gravures signées James Ensor. Des œuvres d’autres peintres belges illustres comme Paul Delvaux, Emile Claus, Léon Spilliaert. De petites sculptures de Georges Grard, qui a côtoyé Taf Wallet du côté de Saint-Idesbald. Inspiré par la beauté féminine, Georges Grard (1901-1984) aimait sculpter les courbes expressives (en général, ses œuvres étaient de grande taille).

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    © Taf Wallet (en couverture du catalogue de la Belgian Gallery)

    Marée basse ou marée haute, méandres de l’eau sur le sable, brise-lames, plages calmes ou venteuses, lumières du jour ou du couchant, Taf Wallet n’a cessé de peindre la mer qu’il aimait et de chercher la lumière, jusqu’à ses dernières peintures rayonnantes qu’il nommait « la lumière de Dieu ». On respire le plein air dans cette exposition namuroise à la Belgian Gallery, c’est une occasion exceptionnelle de découvrir les marines et l’œuvre de Taf Wallet avec un tel ensemble, jusqu’au 27 avril 2019. Je vous la recommande.

  • Admiration

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    « C’est l’admiration qui m’a rendue libre, et aussi une certaine timidité, rançon d’une intense admiration. »

    Susan Sontag, Pèlerinage

     

    « Creusons le passé. Admirons tout ce qui peut être admiré chaque fois que cela nous est donné. Mais aujourd’hui les gens sont tellement avares de leur sympathie dès qu’il s’agit du passé. »

    Susan Sontag, Exposé (Debriefing)

  • Susan Sontag chez Mann

    Quoique je lise peu de nouvelles, j’ai ouvert Debriefing, un recueil de Susan Sontag (1933-2004), dont j’avais aimé les romans En Amérique et L’amant du volcan. En réalité, il s’agit de « textes courts de fiction » comme elle en a écrit toute sa vie. Le recueil rassemble des textes publiés à l’origine dans la presse américaine dans les années 1960-1970.

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    La villa de Thomas Mann (1550 San Remo Drive, Pacific Palisades, Los Angeles)

    J’ai beaucoup aimé le premier, Pèlerinage (traduit par Marie-France de Paloméra) où Susan Sontag raconte d’abord son bonheur, à quatorze ans, de s’élancer bientôt vers la réalité, « une fois délivrée de ce long emprisonnement qu’était l’enfance ». Sa mère, « veuve affligée d’une incurable bougeotte », venait de déménager « du désert de l’Arizona du Sud vers la côte sud de la Californie » et l’adolescente s’était fixé pour tâche « d’éviter l’imbécillité (…), les stupidités des copains de classe et des professeurs, les platitudes affolantes » qu’elle entendait à la maison.

    Lectrice insatiable depuis sa « plus tendre enfance », elle a vite repéré une librairie où elle se rend après l’école : « pour lire, debout, quelques-uns des ouvrages de la littérature mondiale, les achetant quand je le pouvais, les volant quand je l’osais » - « il me fallait posséder mes livres ». Elle a bientôt quelques amis, plus vite qu’elle ne s’y attendait, avec qui elle peut parler de ses lectures et découvre la musique avec Elaine qui joue de la flûte et Mel du piano.

    Son « meilleur ami » s’appelle Merrill, un garçon d’un autre lycée avec qui elle projette de « rentrer ensemble à l’université de Chicago » - « vraiment intelligent et donc susceptible d’être rangé dans une catégorie à part » - il joue également du piano. Dans la voiture de ses parents, ils jouent à « Ecoute et dis-moi ce que c’est » (reconnaître les œuvres de Mozart, Debussy, Stravinski…).

    « J’accumulais les dieux. Ce que Stravinski était pour la musique, Thomas Mann le devint pour la littérature. » Elle achète La montagne magique et ne lâche pas son livre, l’emporte partout pendant un mois : « les personnages étaient des idées et les idées, des passions, comme je l’avais toujours pressenti. » Puis elle le fait lire à Merrill, qui l’adore aussi et lui dit un jour : « Pourquoi n’irions-nous pas le voir ? »

    Susan savait que des écrivains et musiciens célèbres habitaient en Californie du Sud, mais il lui paraissait « inimaginable d’entrer en contact avec l’un d’eux ». Merrill, malgré son opposition, a cherché le numéro de téléphone de Mann dans l’annuaire. Il a eu la femme de Mann au téléphone puis sa fille Katia qui est allée demander à son père s’il souhaitait rencontrer deux lycéens qui avaient lu ses livres ; il avait accepté. « Il nous attend pour le thé dimanche prochain à quatre heures. » Le récit de cette rencontre vaut vraiment la peine d’être lu.

    Les dix textes de Debriefing sont très différents les uns des autres et assez déroutants, parfois davantage des notes éparses qu’un récit. Début et fin de Projet de voyage en Chine : « Je vais en Chine. Par le pont Lo Wu, je franchirai la rivière Shum Chun pour aller de Hong Kong en Chine. » – « Peut-être vais-je écrire le récit de mon voyage en Chine avant d’y partir. »

    Les relations entre les femmes et les hommes, la sexualité, le rôle qu’on joue en famille ou dans la société sont des thèmes récurrents. Le mannequin raconte comment un homme fait fabriquer un mannequin vivant qui lui ressemble parfaitement pour « parler, manger, travailler, marcher et copuler » à sa place. Son remplaçant fait illusion mais après quelques mois, souffre de la même lassitude que lui…

    Bébé est une terrible fable sur un enfant « précoce ». La nouvelle raconte, séance après séance, les entretiens de ses parents avec un médecin « spécialisé dans ce genre de problèmes » ou plutôt leurs réponses à ses questions, que le lecteur imagine, ainsi que la vie chaotique de cette famille. On ne peut s’empêcher d’y voir un écho des difficultés de Susan Sontag avec son fils unique, qu’elle a eu à dix-neuf ans.

    Pour vous donner un aperçu de son style dans Debriefing, voici pour terminer un paragraphe extrait de Retour aux vieilles doléances, où la narratrice voudrait quitter une organisation : « Une seule façon de s’en sortir. (La candeur récompensée.) En mettant par écrit mes sentiments dans tout leur indécent illogisme, j’ai franchi le cercle magique dans lequel ils m’enfermaient. En affirmant que ce en quoi je crois est faux, et en le faisant en toute sincérité, j’ai conjuré le charme de la crédulité. Grâce à la magie blanche et libératrice de la raison, j’éprouverai peut-être des sentiments à l’égard de l’organisation, à l’égard de moi-même, comme je l’ai expliqué. Mais je n’y croirai plus. »